Ne pas regarder

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On me regarde pas. Jamais. Pourtant, j’suis pas invisible, pas du tout même. On me repère même de très loin, alors que j’suis assis par terre, dans mes habits crades et puants. Que voulez-vous, j’suis différent de la masse et des gens normaux. Eux, ils courent de partout, ne font que passer et faire des va-et-vient sans fin. Moi je suis fixe, je bouge pas. J’suis toujours là, dans la même rue, avec le même carton au sol pour pas m’assoir directement sur le bitume, et le même petit verre en plastique qui attend d’être rempli de quelques pièces. Ça s’est sûr, les gens, ils me voient. Après tout, je suis un dissident, un mec qui n’est pas intégré à leur société, qui a été rejeté.

Et pourtant, même si j’suis loin d’être invisible, on me regarde pas. On m’ignore, avec mépris pour certains (« Encore un qui fout rien de ses journées »), avec peur pour d’autres (« Pourvu qu’il ne remarque pas que je l’ai vu »). Oh oui, beaucoup ont peur. Peur de se sentir coupable de ne pas avoir aidé un pauvre SDF qui crève de faim, peur que je leur demande plus d’argent si jamais ils osent m’en donner un peu. Ils veulent pas être impliqués avec moi. C’est vrai qu’ils ont tellement d’autres choses à faire, ces veinards ! Moi, qu’est-ce que j’peux faire, hein ? Rien, j’suis qu’un poids de plus pour leur société.

Et dire que j’ai fait partie d’eux il y a longtemps… J’ai l’impression que c’était dans une autre vie. J’avais fini à la rue pour des raisons de merde. J’avais perdu mon boulot et mon appart’, mais je pensais que c’était qu’une mauvaise passe. Putain, la mauvaise passe elle dure depuis beaucoup trop longtemps déjà. Les premiers mois, j’ai eu horreur de la solitude. J’suis humain après tout, j’ai besoin de parler à d’autre. Et puis, j’étais pas encore habitué à être séparé de la société, des autres justement. Ce qui me rendait le plus triste, c’est qu’on ne me disait même plus bonjour. Mais bon, j’m’y suis fait, à être ignoré. C’est devenu une habitude.

Parfois, y’a bien quelques âmes charitables, des gens qui me donnent de quoi m’acheter un sandwich dans le supermarché du coin. Ces gens-là, ils ont un cœur en or, mais ils veulent pas m’aider plus que ça. Ça serait trop encombrant. Et puis, je sais bien que je n’ai plus d’avenir parmi les autres. Ils me veulent pas de toute façon. C’est devenu une routine.

 

Aujourd’hui, il y a cette fille qui s’est assise sur un banc en face. Les autorités veulent pas que je m’assois sur les bancs. Vous imaginez, un clochard assis autre part que par terre ? Ca détruirait complètement son image ! ‘Fin bref. Elle ne m’a pas vu. Pas encore en tout cas. Je ne sais pas comment elle a fait pour pas me voir. Enfin, il y en a parfois, des têtes en l’air comme ça… Elle s’est assise avec insouciance et feuillette un roman. Elle est bien habillée, avec un sac qui a l’air de coûter une blinde. Elle surveille parfois l’heure sur son portable. Mais bon, sinon rien d’intéressant.

Et puis soudain le drame, elle lève la tête. C’est là que se produit l’ultime erreur pour un passant qui rencontre un clochard : ses yeux croisent les miens, et elle me regarde. J’aimerai dire que c’était un genre de coup de foudre, mais pas du tout en fait. Elle sait que je sais qu’elle m’a vu, et elle panique. On reste quelques secondes comme ça à se fixer. Elle est clairement gênée, mais elle ne détourne pas la tête. Puis quand elle décide enfin de bouger, elle se lève et fait un premier pas en avant avec hésitation. Tiens ? Elle veut venir vers moi ? Ah bah non. Elle s’arrête. Elle baisse la tête à mon intention en signe de salutation ou d’excuse, je ne sais pas trop… Puis elle détourne complètement les yeux. Elle a peur comme les autres, bien évidemment. Malgré tout, quand elle part et qu’elle passe devant moi, je l’entends balbutier un petit « B-Bonjour… » avant qu’elle s’enfuit dans les ruelles plus loin. Je l’observe déguerpir. Elle est typiquement le genre de personne qui se sent coupable de ne rien faire et qui me laisse quand même dans la merde. Mais bon, au moins elle m’a regardé. Et elle m’a dit bonjour. 

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