Arstène

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Le fracas de la bataille avait cessé depuis longtemps. Seuls les cris d’agonie des blessés s’élevaient sur la plaine bordée par la Mauve. Des mercenaires à la solde du continent des Empires avaient une nouvelle fois tenté une incursion dans les Territoires et ils furent mis en déroute, encore... Les armées du comté des Rives et de la vicomté de la Mauve avaient payé un lourd tribut… Un terrible tribut… Mais ils l’ignoraient encore.

Les rares mages soigneurs, vieux et fatigués, avançaient entre les femmes et les hommes des deux camps, se penchant de temps en temps pour venir en aide à un survivant. Un petit groupe de soldats les protégeait, au cas où. L’air sombre, ils progressaient, tête baissée, honteux de ne pas avoir pu assister à la bataille. Parmi eux, une adolescente écartait les cadavres, n’hésitant pas à poser les mains dans le sang, la boue et les entrailles. Malgré son exemple, les chevaliers ne participaient pas, surveillant les alentours. Parfois ils se jetaient un regard entre eux, empreint de fierté pour cette jeune qui un jour deviendrait leur comtesse. Arstène, fille unique du comte des Rives se releva un instant pour refaire le nœud qui retenait ses longs et épais cheveux blonds. À l’horizon, quelques groupes semblables au sien évoluaient sous le soleil de l’après-midi. On pouvait voir, vers le nord, légèrement en contrebas, miroiter les eaux de l’embouchure de la Mauve, ce grand et dolent fleuve qui marquait la frontière entre la vicomté et le reste du royaume. Son regard accrocha le vol d’un dragon, loin au-dessus d’elle. Il ralentissait, descendant majestueusement vers l’est, vers une bannière qui flottait au vent froid du nord. Arstène se releva… C’était l’étendard de ses parents. Sans prévenir, elle se mit à courir, se défaisant de la ceinture de son arme, trop lourde, pour gagner de la vitesse.

La terreur entreprenait la conquête de son cœur et son esprit. Le spectacle qu’elle découvrit la pétrifia, desséchant instantanément les larmes de peur qui avaient commencé à embuer ses yeux verts. Le corps de son père recouvrait celui de sa mère, comme dans un ultime rempart face à l’inéluctable. Bras ballants, Arstène ne voulait pas y croire. Ses parents avaient combattu vaillamment comme pouvaient en témoigner les dizaines d’ennemis morts autour d’eux. La garde comtale avait péri pour les défendre. L’esprit de la jeune fille menaçait de se briser définitivement, glissant petit à petit vers une folie bienfaisante.

Le dragon se posa délicatement, entourant Arstène de ses ailes mauves. L’être magique sentait l’immense peine qui émanait d’elle, alors que son corps et son visage serein niaient toute tristesse, seul moyen qu’elle avait de ne pas perdre pied. L’énorme œil s’approcha d’elle. Arstène baissa lentement ses longs cils pour les relever et interroger le dragon de ses grandes pupilles désemparées.

— Je suis Lieuse, ta noble âme m’a attirée ici. Tu te trouves à la croisée des chemins. En cet instant se joue ton destin. Nombreux sont ceux qui périrent aujourd’hui. Je partage ta peine. Je peux, si tu le souhaites, transformer tes parents en dragons, mais ils ne sauront pas qui tu es, ne se souviendront de rien, car ils ne possèdent pas de magie en eux.

— Non, laissons-les partir vers le Monde Gris. Ils sont morts pour défendre la terre qu’ils chérissaient et leur peuple… Pour me protéger… Aujourd’hui, c’est à mon tour de prendre la charge… demeureras-tu avec moi dragon Lieuse ?

Pour seule réponse la dragonne se prosterna devant l’adolescente.

Arstène posa ses mains tremblantes sur le visage de son père, écarta une mèche sur celui de sa mère et les caressa avec amour. Elle s’empara de l’épée familiale et se retourna vers sa garde qui arrivait au pas de course. Elle leva la lame devant sa tête. Une bourrasque violente arracha le nœud qui retenait sa chevelure. Les chevaliers arrêtèrent leur course, médusés. L’un après l’autre ils tirèrent leur arme au clair et la plantèrent dans la terre, mettant un genou au sol, prêtant allégeance à leur nouveau seigneur.

Sous la bannière déchirée de son clan, baignée par la lumière du soleil, Arstène, comtesse des Rives, nimbée dans l’aura mauve des écailles du dragon Lieuse, priait pour l’âme des combattants, amis comme ennemis.

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