La petite Ania #3

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L’art avait une place importante chez les Orlov, car il était un signe de liberté et d'ouverture d’esprit. Pour Aleksei, ce fut d’une facilité déconcertante. Autant par la peinture, que par la sculpture, en passant par la performance, il se révéla d’une grande créativité. Chaque toile ou croquis qu’il faisait ne manquait pas de percuter les spectateurs. Son art électrisait autant qu’il dérangeait. Inna parlait de son fils comme d’un être à part, ne s’exprimant qu’à travers l’abstrait et l’irréel. Victor n’était pas d’accord, ancrant Aleksei dans un réalisme mordant de vérité. Anna désespérait, car même si elle admirait les exploits de son frère, elle n’avait pas été touchée par la grâce. Les Orlov avaient oublié que la littérature était elle aussi une forme d’art.

C’était avec les mots qu’Anna faisait preuve de liberté et d’ouverture d’esprit. Au départ, ce fut les histoires que ses Nyanya lui lisaient qui emportèrent l’enfant triste vers un monde de couleurs et de légèreté. Avec le temps, les contes russes laissèrent place aux romans de Tolstoï ainsi qu’aux vers de Du Bellay. Nietzsche, Corneille, Sand, Tolkien, Proust, Atwood… Autant de noms qui bercèrent la vie d’Anna, jusqu’à la pousser à vouloir en faire son métier.

Elle s’était lancée dans la littérature comparatiste, mais ne se sentit pas capable d’enseigner à la fin de ses études. Elle fit le choix de continuer à l’Université de Glasgow, se spécialisant dans l’écriture des sagas slaves, ainsi que leur imbrication avec les légendes écossaises.

À la fin de ses études, Aleksei s’installa dans un atelier situé au sud de Glasgow. Il accepta un poste de professeur-remplaçant dans l’université où étudiait encore Anna. Les Orlov ne manquaient pas d’argent et ce travail était en réalité une échappatoire. Il aurait pu peindre et sculpter sans rien vendre toute sa vie, tant ses parents préféraient offrir qu’éduquer. Seulement, Aleksei restait à la maison familiale pour Anna, car elle ne pouvait s’échapper et qu’il lui était impossible de la laisser seule. Pour compenser, il avait fait le choix de se trouver un travail en attendant de pouvoir vivre de sa peinture.

Anna et Aleksei se retrouvaient chaque matin pour partir ensemble à Glasgow. Anna appréciait ces trajets qui se faisaient souvent dans le silence. Le soir, c'était séparément qu'ils revenaient chez eux, ayant un rythme très différent depuis des années. Il était très rare de les trouver ensemble après vingt heures, car Aleksei restait rarement chez eux la nuit. Comme un rituel, il préférait les bars, les soirées ou tout simplement la forêt, au silence infernal de la demeure Orlov. Anna, quant à elle, s'était habituée à cette tranquillité.

Cependant, le frère et la sœur se retrouvaient à des dates précises, trois fois dans l'année, toute la nuit durant. C'était une des étrangetés qui animait leur vie depuis des années. Ils se devaient de partir de chez eux de vingt et une heures à huit heures du matin, afin de laisser leur maison à Inna et Victor. Quand ils étaient jeunes, Anna et Aleksei partaient dormir chez leur grand-père paternel, Stanislas. C'était toujours un moment angoissant, étant donné l'austérité et la sévérité de cet homme. Puis, quand ils eurent l'âge, leurs soirées se passèrent dans des hôtels luxueux, ou dans des cabanes au milieu de nulle part. À New York, Anna eut le regret de se passer de cabanes. C'était une manière pour eux de se retrouver et de passer un moment ensemble, comme un rituel qu'ils respectaient scrupuleusement, afin d'oublier le fait qu'ils ne comprenaient pas cette règle étrange.

Pourtant, une de ces dates ne fut pas respectée. Cela se passa le 19 décembre 2009. Ce matin-là, Anna s'était réveillée d'une nuit sans sommeil vers trois heures du matin. Cela lui arrivait souvent, ce qui l'obligeait à somnoler le reste de la journée. Dans ces moments-là, elle prenait toujours de quoi travailler dans son lit, espérant que la fatigue l'oblige à replonger dans ses rêves. Seulement, après la dernière dissertation terminée, elle ne se rendormit pas et préféra se lever.

Avant de sortir de sa chambre, elle se regarda dans le miroir et sourit. Un sourire forcé qui plissa ses joues creuses, remontant étrangement ses pommettes. Au bout de quelques secondes, ses lèvres retombèrent, puis elle quitta son reflet. C'était un rituel parmi tant d'autres, visant à commencer sa journée de manière positive. Prescrit dix ans plus tôt par un médecin russe, Anna suivait encore ses conseils pour faire plaisir à sa famille. À force, c'était devenu une habitude qu'elle faisait sans y penser, comme se laver le visage ou se brosser les dents.

Les Orlov avaient choisi de faire construire leur propre maison dans des lignes épurées, aux murs blancs et aux escaliers en marbre. L'intérieur était froid, rehaussé de peintures et de sculptures aux styles variés, d'artistes venant des quatre coins du monde. Il n'était pas rare de marcher dans un couloir clinique et de sentir son œil agressé par un rouge vibrant sur le drapé d'un roi, peint il y a des siècles, pour finir par rentrer dans une pièce où une fresque immense aux allures de Picasso recouvrait un pan de mur.

La maison était haute de deux étages et Anna avait eu le droit à une chambre au dernier, là où se trouvaient principalement les œuvres d'Inna. Inspirées du surréalisme, ces tableaux avaient quelque chose de dérangeant pour Anna. Ils semblaient la transpercer par moment et la happer à d'autres et comme dans une vague, elle suivait le mouvement, incapable de fuir.

Anna aurait préféré que ses parents prennent une maison écossaise, si vieille que les murs auraient pu lui raconter des histoires. Elle aurait voulu entendre les planches craquer, le vent s'engouffrer par le toit, envahissant les pièces d'un chant apaisant. Quelle ne fut pas sa déception en voyant cette masse noire en plein milieu des plaines vertes, aussi froides que ses géniteurs.

Dans la cuisine, Aleksei était déjà installé, la tête posée sur le bar gris.

« Alyosha... » C'était ainsi qu'Anna appelait son frère, quand elle souhaitait attirer son attention. Contrairement à elle, ce surnom n'évoquait rien à Aleksei qui ne l'appréciait que très peu. Un grognement sortit de sa masse sombre, signe qu'il n'était pas prêt de se lever. Anna se mit à faire cuire des œufs et fit griller du pain qu'elle tartina de beurre. Quand la cuisine se fut embaumée d'odeurs appétissantes, Aleksei leva la tête. Ses yeux verts étaient cernés et ses cheveux lui retombaient tristement sur le front.

« T'as pas dormi non plus ? demanda-t-il en souriant à sa sœur.

— Non. Un thé ?

— Un café. T'as souri ? »

Cette fois, Aleksei chercha à capter le regard de sa sœur et quand il y parvint, un sourire exagéré se dessina sur son visage. Autant ce rituel était intégré à ces réveils, autant ces piqures de rappel étaient insupportables pour Anna. Elle s'installa à ses côtés, silencieuse, et bâilla avant d'entamer une des assiettes qu'elle avait disposées devant eux.

« Où sont Inna et Victor ? murmura-t-elle, de peur qu'ils puissent l'entendre.

— Ils décuvent. Hier soir c'était vin et whisky. Qui a dit que les riches savaient boire ?

— Pourquoi ? T'as bu du champagne toi cette nuit ? À l'odeur, je dirais plutôt bière et gin. »

Aleksei souffla sur sa sœur qui grimaça, avant de lui donner un coup de coude. Victor et Inna tendaient vers l'alcoolisme depuis la naissance d'Anna. Ils alimentaient les clichés sur les Russes avec ferveur, suivis de très près par leur fils. Seule la petite dernière s'évertuait à rester loin de ces tracas-là.

Assise à côté de son frère, Anna semblait petite. Pourtant, elle mesurait plus d'un mètre soixante-dix, mais Aleksei avoisinait les un mètre quatre-vingt-quinze. Il la surplombait, quand il daignait se tenir droit, l'obligeant à tordre le cou pour pouvoir lui parler les yeux dans les yeux.

« On va où ce soir ? demanda-t-elle, un léger sourire flanqué sur ses lèvres.

— Je sais pas. T'avais envie de retourner au gîte entre le Loch Tummel et le Loch Rannoch, du coup j'ai repris le même. »

Aleksei avait l'air désabusé en croquant dans sa tartine, mais dans son œil brillait une lueur d'amusement. Il attendait de voir la réaction d'Anna, qui ne tarda pas, ravie de cette petite surprise qu'il savait attentionnée.

« Tu as réussi à avoir une place ? Je croyais que tu avais détesté et que tu voulais un hôtel cette fois ? demanda Anna, trépignant sur son tabouret.

— Je peux toujours changer d'avis.

— Non ! On ira nager ? Tu crois qu'on pourra voir les étoiles, comme la dernière fois ? Je veux qu'on ramène de quoi pique-niquer le matin... »

Anna continua à s'émerveiller jusqu'à la fin de leur petit déjeuner. Aleksei eut le temps de se reprendre une tasse de café. Sa sœur avait toujours aimé la nature et redoutait souvent de devoir passer la nuit dans des hôtels froids comme leur maison. Ils alternaient, pour que cela convienne aux deux, mais cette fois Aleks avait décidé qu'il en serait autrement. Ces derniers temps, Anna semblait maussade, ce qui l'inquiétait toujours. S'il lui en avait parlé, elle lui aurait certainement expliqué qu'elle se portait bien, se renfermant comme à chaque fois.

« Je vais me préparer ! Tu conduis ? » Questionna Anna en se levant, laissant les restes du petit déjeuner sur la table. Aleksei n'eut pas le temps de protester que sa sœur disparut. Il s'étira et partit dans sa chambre nettoyer sa nuit blanche et l'alcool qui n'avait pas encore quitté ses veines.

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