La petite Ania #2

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Les deux gamins étaient rapidement devenus fusionnels malgré leur différence de caractère et d’âge. Tandis que le grand frère était jovial, moqueur et turbulent, Anna était d’une nature calme, solitaire et sarcastique.

Dans leur enfance, il leur était impossible de passer plus d’une journée séparés. Cela obligea Anna à grandir vite, car Aleksei n’épargnait pas la petite et ne l’attendait pas pendant leurs courses dans la forêt ou lors de ses soirées de beuverie. Il la protégeait toujours des autres, mais cherchait à ce qu’elle se forge une carapace solide — ce qui fonctionna à merveille.

Chacun inculquait à l’autre quelque chose à sa manière. Aleksei apprit à sa sœur comment se battre. Il lui montra la meilleure façon pour sortir de la maison la nuit, sans se faire prendre et il lui enseigna toute l’histoire de leur famille. Anna avait à offrir des choses plus subtiles et moins concrètes. Elle lui fit découvrir une nouvelle vision du monde, de la nature et des humains, avec une douceur qui laissait souvent son grand frère sans voix. C’est elle qui lui montra comment monter aux arbres sans se faire mal, malgré le vertige d’Aleksei dont il ne se débarrassa jamais vraiment.

À l’âge de neuf ans, Anna fut contrainte d’accepter que son frère avait trouvé meilleures compagnes de jeu. Aleksei, qui était âgé de quatorze ans, s’était découvert une passion pour les filles et il délaissait de plus en plus sa sœur. C’est à cette époque qu’Anna trouva son premier véritable ami, un jeune Écossais de deux ans son cadet qui était venu se perdre en Russie.

Aleksei se sentit soulagé de retrouver sa sœur à leur départ pour New York, mais ne prit pas le temps d’être suffisamment là pour elle, car Anna demandait beaucoup trop d’attention. Ne supportant pas sa nouvelle vie, elle s’accrochait à son frère qui ne pouvait pas assumer ses problèmes et ceux de sa soeur.

Leur déménagement en Écosse leur permit de se rapprocher de nouveau, car Anna avait grandi en s’émancipant de son frère sans pour autant s’en détacher. Elle avait vingt ans et Aleksei vingt-cinq ans. Ce dernier trouva ses marques rapidement, ce qui permit à sa sœur de faire de même.

Ce qui avait dérangé l’Amérique ne fit qu’intriguer le Royaume-Uni. Les moqueries étaient plus douces et la beauté de la famille Orlov fut remarquée, mais rien ne changea réellement pour Anna. Par habitude, elle continua de teindre ses cheveux blonds polaires, ainsi que ses sourcils, dans un brun froid qui palissait un peu plus son visage. Peu importe qu’on adule ou déteste son physique, cela revenait toujours à la mettre dans une case à part. Elle se sentait comme un animal sauvage aussi dégoûtant qu’attirant, qu’on n’inclut pas, mais qu’on observe ou commente. À New York, son caractère difficile ne lui avait pas rendu service, mais elle avait essayé de s’intégrer, sans grands résultats. La carapace qu’elle s’était fabriquée avec son frère l’isola un peu plus et la maladie vint sceller le tout.

Sa santé et son bien-être, aussi bien psychique que physique, étaient le sujet préféré de la famille, car il fallait bien trouver quelque chose à se dire lors des rares repas tous ensemble. À cause de cela, malgré son âge et l’argent que les Orlov possédaient, Anna ne pouvait pas avoir son propre appartement.

« Ania, tu sais que c’est pour ton bien. »

Ania, c’était comme cela que sa famille l’appelait. Ce surnom sonnait à ses oreilles comme un vieux souvenir de Russie qui la réchauffait des pieds à la tête. Peu de mots provenant de sa langue natale subsistaient dans leur vocabulaire, car c’était bien la seule chose qui pouvait mettre en colère Inna et Victor.

Ce soir-là, elle était installée à la table du salon, entourée de son père et de sa mère. Aleksei était vautré sur une banquette, mangeant à la romaine.

« Mama ! Protesta Anna en déposant sa fourchette pleine de sauce sur le coin de son assiette. Les trajets pour aller à l’université sont longs…

— Stop ! Combien de fois on doit te le répéter ? Soupira Victor qui avait visiblement perdu l’appétit. On ne peut pas prendre le risque de te voir faire des crises comme à New York, alors tu vas me faire le plaisir de manger et d’oublier ça. »

Comme à chaque fois que Victor se montrait désagréable avec ses enfants, il se leva et écarta ses grands bras pour venir enlacer sa progéniture, lui tapotant la tête de petits coups qui crispaient Anna. Elle n’appréciait que très peu les embrassades, mais ne protesta pas.

« Ma fille. Ania. Ne t’en fais pas. »

Elle ne savait pas ce que son père voulait dire par là. En réalité, elle n’était pas certaine qu’il le sache lui-même. S’en faire pour quoi ? Tout ce qu’elle désirait, c’était de partir de leur maison trop grande et trop souvent vide.

La douceur, c’était la seule réponse à tous les actes que pouvaient faire les enfants Orlov. Grâce à cela, les parents évitaient des hurlements inutiles et si ça ne suffisait pas, c’était en disparaissant ou en payant qu’ils arrivaient à leur fin.

Un jour, Anna, sous la colère, avait sorti un pot de peinture rouge de l’atelier d’Inna. Il était formellement interdit d’y rentrer. Cet atelier était inchangé, peu importe le pays où ils habitaient. C’était une pièce immense aux murs trop hauts, sur lesquels de grandes étagères abritaient sculptures, peintures et matériel. Les murs blancs réfléchissaient la lumière crue qui passait à travers de grandes baies vitrées ou une verrière au plafond.

Anna avait attrapé un grand pinceau aux poils durs et s’était postée debout, sur son lit, face au mur. En quelques mouvements, elle avait fait jaillir sa colère. Quand Inna et Victor découvrirent ce qu’avait fait leur fille, les lettres avaient déjà dégouliné sur les draps et sur le sol. Il était écrit « умрёт », ce qui signifie « mourrons » ou « crevons ». Les deux parents étaient restés silencieux, puis avaient pris dans leurs bras la jeune Anna et l’avaient félicitée. « Je trouve ça merveilleux. C’est bien ma chérie d’exprimer ce que l’on ressent. »

En réalité, elle voyait bien la lassitude et l’inquiétude dans leurs regards, mais elle aurait souhaité qu’ils s’énervent. Qu’ils la punissent. Victor et Inna n’avaient jamais donné de punition à leurs enfants, préférant user d’une certaine subtilité. Lors de leur déménagement pour l’Écosse, Anna eut la bonne surprise de retrouver cette œuvre d’art dans sa chambre, déposée là comme un grand tableau qui mangeait une partie de ce nouveau mur. Le passé venait se fracasser contre le présent, ne la laissant jamais respirer. Elle ne leur en avait pas parlé, car elle savait pertinemment que s’ils avaient choisi cette leçon-là, c’était pour qu’elle n’ait rien à leur reprocher. Anna préféra ignorer la peinture rouge, pourtant le signe d’une blessure profonde.

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