La petite Ania

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La fille sur la photo se nommait Anna Orlova Victorovna. Fille d’une artiste ukrainienne et d’un entrepreneur russe, elle avait vécu une grande partie de sa vie en Russie, puis à New York, pour finir par s’échouer sur les bordures du Loch Lomond, dans le West Dunbartonshire. Les souvenirs d’Anna quant à sa terre natale restaient bien ancrés dans son esprit malgré les années, à la différence de ce qu’elle appellerait toujours « Le cloaque doré ». Son cœur chérissait son enfance en Russie, là où elle se sentait respirer et vivre sans chaînes ou contraintes.

Sa maison avait été construite au milieu de terres verdoyantes aux alentours de Moscou. L’hiver, la neige recouvrait la végétation comme pour la protéger ou l’étouffer, laissant ces immenses étendues vierges de tout rempart. Anna s’amusait à observer le monde, du haut du plus grand arbre bordant sa maison. Dans son manteau épais, qu’elle avait choisi blanc pour se confondre avec la neige et échapper à sa gouvernante, elle restait immobile dans le froid jusqu’à sentir ses cheveux se transformer en stalactites étincelantes. Elle rentrait ensuite chez elle et sautait dans un bain chaud pour observer la glace autour de ses mèches blondes s’évaporer. Dans l’eau brûlante, elle fermait les yeux jusqu’à ce que les images des étendues disparaissent.

Elle ne retrouva jamais ces paysages et cette plénitude à New York. Partout autour d’elle, des rectangles fumants qui s’élevaient pour percer le ciel. Aleksei, son frère, préférait les États-Unis à la Russie, car le monde semblait moins grand, plus propice à être exploré. La famille Orlov était partie de Russie, car Anna était tombée malade à l’âge de quinze ans. Victor, son père, faisait régulièrement affaire avec de hauts dirigeants new-yorkais et il s’était trouvé cette excuse pour faire déménager ses enfants et sa femme. « Anna a besoin de vivre dans un endroit moins froid. » « Anna a besoin de connaître plus de monde. » « Anna doit apprendre l’anglais. » Tout le monde savait mieux qu’elle ce qui lui serait favorable ou non. Pourtant, ce fut pour Anna cinq années effroyablement longues. Son accent, ses cheveux, ses yeux, sa pâleur… Tout était bon pour l’écarter d’une vie sociale correcte. Le premier rempart qui s’était dressé face à elle se trouva être la langue et ses subtilités. Elle n’était pas mauvaise à l’école et comprenait très bien l’anglais, mais elle n’aimait pas devoir parler autrement qu'en russe. Chez les Orlov, Inna, sa mère, instaura petit à petit des règles, afin de faire changer sa fille. Rapidement, plus personne n’eut le droit de parler dans leur langue natale. L’anglais était de rigueur et avec le temps, Anna se demanda si le véritable but de l’expédition n’était pas de gommer toute trace de leur identité.

La maladie orpheline qu’elle avait contractée ne s’arrangea pas et quand Inna se trouva un amant, la famille déménagea de nouveau, mais cette fois en Écosse. Ils prirent une maison à Édimbourg, mais optèrent finalement pour le vide des plaines proches de Glasgow. Anna s’était demandé pourquoi ils n’étaient pas retournés en Russie, mais elle ne protesta pas, car elle avait arrêté depuis longtemps d’essayer de comprendre les choix de ses parents. Leur maison était reculée, au milieu de rien. Ils possédaient un terrain de plusieurs hectares, constitué de plaines immenses et de collines tantôt brunes, tantôt vertes. Seule une petite forêt sinistre venait troubler la vue aux alentours. Anna ne tarda pas à retrouver un arbre assez grand pour observer les étendues vides qui l’entouraient. Elle était tombée amoureuse de ce pays, de ses espaces déserts, des bordures du loch Lomond, de Glasgow, des forêts magiques et des falaises qui lui donnaient envie de s’engouffrer dans l’eau en contrebas. Seulement, la solitude l’avait suivie. Les Orlov avaient retrouvé leur réputation dont ils s’étaient séparés en Russie. Des gens bizarres, à la demeure trop grande et aux mœurs douteuses. Inna et Victor avaient un train de vie qui ne plaisait pas à tout le monde. Si l’opulence avait le don d’attirer les moustiques, avec les Orlov, elle éloignait tout ce qu’elle touchait. Anna ne pouvait que comprendre, regardant ses parents comme des étrangers la plupart du temps. Ils avaient fait des enfants pour la forme, ou par accident et ne s’étaient jamais occupés de leur éducation. Ils passaient dans la maison comme des fantômes et repartaient aussitôt la conversation entamée. Les gouvernantes, qu’Aleksei et Anna appelaient toutes Nyanya même si elles n’étaient pas Russes, passaient dans leurs vies comme un courant d’air. Il y avait toujours quelque chose qui clochait, d’un côté comme de l’autre. C’était des fois elles qui ne correspondaient pas, d’autre fois c’était la réputation de la famille ou encore pour une phrase dite de travers ou une veste mal assortie avec leur pantalon. Inna était particulièrement difficile et Victor un peu trop étrange. À eux deux, ils étaient le parfait socle d’une enfance bancale obligeant Aleksei et Anna à s’accrocher l’un à l’autre.

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