Premier matin à Bran Du

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J'ai laissé à Séverine le soin de choisir la chambre. Plein ouest, a-t-elle dit. Elle n'aime pas être réveillée par le soleil le matin mais elle aime le regarder se coucher. Plein ouest, vue sur la lande. Elle regrette que la mer soit si loin. Dans son petit studio de Nice, elle avait vue sur la mer. Quand la nostalgie la prenait, elle s'imaginait pénétrer dans les grands palaces de la Côte au bras d'un gentleman pété de tune, où d'un jeune premier américain. Elle porterait un fourreau de satin noir à la Gilda et dépenserait des fortunes sur les tapis verts de Monte-Carlo. Mais le seul mec à peu près fortuné qu'elle avait dégoté ne pouvait que lui offrir un manoir délabré dans une contrée hostile peuplée par des plouc décérébrés. Par contre, côté cul, elle a tout gagné. Le septième ciel à chaque étage, avec les angelots, les cloches et tout. Et moi aussi j'y ai gagné, parce que je n'ai jamais rencontré une fille aussi volcanique... sauf peut-être Francesca.

Je pense parfois à elle. Je sais que je me fais pas mais je ne peux pas m'en empêcher. Ça doit être mon côté masochiste. Je crois que l'homme aime se faire mal, comme ça, pour se prouver à lui-même qu'il est encore en vie. Avec qui est-elle ? Est-elle heureuse? L'homme que je suis, dans toute sa faiblesse, espère que non, qu'elle est malheureuse et me regrette amèrement.

J'ai eu du mal à émerger des profondeurs de nos rêves lubriques. Une migraine carabinée m'enserre le crâne. Séverine dort comme un chaton, son pouce dans la bouche. Qui croirait à la voir ainsi endormie, un sourire angélique sur son visage de poupée, qu'une telle perversion domine son être ? Accoudé à la fenêtre, j'observe le petit matin se lever. La brume s'obstine. Entre les branches des arbres, les ronces et les épines d'ajonc, elle a de quoi s'accrocher. Quelle heure peut-être ? La montre de Séverine s'est arrêtée elle aussi. Cette coïncidence me dérange.

La chaleur persiste, prisonnière des lambeaux de brume. Une étuve. Du haut de la plus haute tour, la vue domine une étendue infini de mousse violette, mauve et jaune, traversée de petits ruisseaux qui serpentent à la façon de serpents d'argent. Cette vision me rappelle mes rêves d'enfant, ce pays imaginaire où les elfes et les farfadets se penchaient sur mon petit lit. La lande semble embrumée pour l'éternité. Il arrive pourtant que les rayons du soleil parviennent à la transpercer, et là... oh magique féérie. Tout étincelle et brille comme le premier matin du monde. Un océan de lumière. Puis le voile se ressert, la lumière disparaît et tout redevient ténèbres...

J'attends que Séverine se réveille en fumant une cigarette. Il faudra que j'aille en ville pour m'acheter une cartouche. Il faudra aussi acheter de donc vivre décemment, de la literie, des vivres en abondance, de quoi éviter les sardines en boîte et autres substantifs de camping. D'abord, établir un inventaire.

Un mouvement dans les sous-bois attire mon attention. Le vieil Iael sans doute. Il marche à la lisière du bosquet, ses chiens avec lui. Inutile de l'appeler, il ne peut m'entendre. Je lui adresse un grand signe du bras, espérant qu'il me verra. Il suspend sa marche mais le haut de son corps étant noyé dans l'ombre, j'ignore s'il s'est tourné par ici. Il reprend sa marche du même pas lymphatique et disparaît bientôt, emmenant avec les ses deux énormes chiens. Une chose est sûre, il n'y a pas de créature maléfique dans le parc, sinon, comment ce vieil homme sans défense pourrait-il marcher à la lisière du jour ?

Ma cigarette est consumée, j'éteins le mégot contre le rebord de la fenêtre et le laisse tomber. Une chute vertigineuse. Séverine dort toujours. Je m'approche du lit et tente de la réveiller, sans succès. Elle grogne dans son sommeil et se retourne. Elle a besoin de repos. Le feu lui a brûlé les fesses toute la nuit et j'ai dû l'éteindre à plusieurs reprise à grands coups de lance de pompier. Curieusement, je n'en ressens aucune fatigue, plutôt une énergie nouvelle qui m'incite à de grandes choses. Les effets du LSD s'étant dissipés, plus aucune vision de lémure ou de moi-même en habit de grande époque n'assaille mes neurones. Une belle journée donc. Je passe un jeans par-dessus mon caleçon, enfile un sweat-shirt et part à la conquête de mon domaine.

Les lumières de l'aube frétillent à travers les fenêtres que j'ouvre, une à une, pour laisser filer l'air. Il me semble déjà que les meubles oubliés depuis des années ont pris un éclat nouveau, comme si notre seule présence humaine était un baume à leur vernis craquelé. J'erre sans but à travers les âges qui se sont accumulés. Quels histoires hantent ce lieu. De retour dans le grand salon où nous avons dîné et fait l'amour hier soir, j'inspecte la pièce. Le fauteuil crapaud dans lequel mon image lorgnait nos ébats, acculé dans un coin, présente de méchante trace de meurtrissure. La toile de Jouy qui le tapisse est élimé jusqu'à laisser entrevoir la matelassure et les pieds ont fait le festin des termites. Sur la longue table à manger, la vaisselle n'a pas été débarrassée. Les restes de notre repas attire déjà nombre de mouches. Je fais un brin de ménage, emmène le tout dans les communs et lave la vaisselle. De la porcelaine de Limoge, de la céramique de Sèvre, du cristal de Baccara, trop luxueux pour nos orgies romaines. Il faudra acheter de la vaisselle incassable, de l'Arcopal ou du plastique.

Il faudra aussi acheter une cafetière électrique et des filtres en papier. En attendant, retour à la bonne vieille casserole. Une chaussette en guise de filtre et le tour est joué. Ça me rappelle la café dans les casemate au service militaire. En général, j'évite de me remémorer cette période dont le souvenir le plus sordide est la grosse queue de l'adjudant qu'il m'obligeait à sucer avant en avaler le jet. Ces fellations forcées à répétition m'ont laissé un goût amer dans la bouche. Assis à califourchon sur un tabouret, la tête posé sur mes bras, je regarde s'écouler le café. Lorsque la dernière goutte est tombée, je presse la chaussette et jette le contenu dans la poubelle. Ça aussi il faudra prévoir, des sacs poubelles. Je bois mon café sur la terrasse, adossé au mur, les yeux mi-clos, savourant l'air frais sur mon visage. Une main passée sur mon visage m'indique des joues râpeuses comme du papier de verre. Il va falloir que j'y remédie.

Un volet claque sur la façade nord. Ma tasse de café à la main, je fais le tour de la maison pour identifier le volet rebelle. Le parc se découvre dans toute sa splendeur sauvage. Retour à l'âge primitif loin des jardins à la française. De petites allées gravillonneuses s'évasent à partir de la terrasse et se perdent dans une broussaille incommensurable. Le chant des grillons qui donnent toute leur voix me met en confiance. Je chemine sur les sentiers de mon domaine, m'appropriant peu à peu son passé torturé. Là, avachie dans un fossé sans que personne n'ait jamais pris la peine de la retirer, une vieille mais magnifique Daimler, vestige du passage éclair des Boches. Curieux qu'ils aient abandonné un tel bijou.

Je m'enfonce encore un peu, guidé par le murmure des bois. Dans ce fouillis de ronces et de plantes agressives parfois, comme un pied de nez à la cruauté des mauvaises herbes, violettes et myosotis, par nappes vespérales, s'allongent sur le sol en un tapis moelleux. Lupins et digitales se dressent au garde-à-vous le long du sentier qui rétrécit à mesure que je m'enfonce. Enfant, je croyais que les fées habitaient dans ces fleurs. Je pouvais rester des heures agenouillé pour les observer. Je n'en ai jamais vues.

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