Bran Du

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 Le manoir est situé à une dizaine de kilomètres du village. La voiture traverse une lande désolée sur laquelle souffle un vent que rien n'arrête, ni les promontoires granitiques, ni les bosquets d'ajoncs, ni les arbres squelettiques aux formes angoissantes. J'observe les étendues de bruyère qui défilent de chaque côté de la route, une route qui tient plus du chemin de traverse que d'une véritable route. Exit le goudron, des ornières et des nids de poules. Pas été réparée depuis que les Boches sont passés avec leurs chars, et encore, pas dit qu'ils ne s'y soient pas embourbés...

 ― Toute cette lande, dit Séverine, on se croirait dans le chien des Baskerville. Il ne manque plus que la tourbière.

 ― Vous ne pensez pas si bien dire, mademoiselle, répondit Guimpbert, il y a des tourbières un peu partout, capables dit-on d'engloutir un homme à cheval. Une légende locale prétend qu'elles conduisent en Enfer. Il ne faut pas vous y engager sans connaître, vous seriez avalée sans pitié.

 ― N'essayez pas de me faire peur, je ne suis pas une enfant, et je ne crois pas aux histoires de fantômes.

 ― Et vous, Monsieur Devinsky, croyez-vous aux fantômes ? dit-il en se tournant vers moi.

 ― Il y a des jours où je préfère les fantômes aux humains.

 La lande se boise progressivement d'arbres monstrueux, tordus dans des positions inquiétantes, tels des géants stratifiés par une force maléfique. Ils penchent dangereusement sur nous comme s'ils voulaient nous attraper. Et cette brume qui refuse de disparaître. Même le soleil n'arrive pas à la transpercer. Enfin, nous voici devant l'entrée de la propriété. La grille est ouverte. Nous sommes attendu. Le fameux Iael ? Invisible à l'horizon. Mais la grille est belle et bien ouverte et j'en suis heureux. Il aurait été difficile d'ouvrir cette grille de fer forgé pour partie rouillée par nos seuls moyens.

 Comme la voiture franchit au ralenti l'imposante entrée, j'avise le fermoir, une hideuse tête de bouc, un bouc qui n'a rien de caprin plutôt... maléfique. L'ancien propriétaire craignait les curieux. Un original ou un anachorète. Un fanatique qui flirtait avec la magie noire ? Allez savoir. Toujours est-il que l'on retrouve cette chimère étrange, à la fois fauve, bouc et humain, multipliée par deux, sous forme de statues couvertes de mousse, perchées sur leurs socles. S'il existe une représentation du diable, je l'imaginerais assez comme tel. De quoi décourager les plus téméraires. Curieusement, cette mystification, au lieu de me terrifier, m'attire irrésistiblement...

 Le véhicule s'engage dans l'allée gravillonnée, non pas une allée droite et rectiligne comme on aurait pu s'y attendre, mais sournoise, sinueuse, serpentant entre les arbres biscornus et d'étonnantes roches phalliques. De part et d'autre de l'allée, des massifs d'hortensias d'un bleu d'acier s'érigent en haie d'honneur. Un décor de théâtre, car derrière ce trompe-l'œil bucolique s'étend une jungle hostile de ronces et de buissons griffus. Les arbres aux allures de Gorgones stratifiés penchent leurs branches décharnés vers les visiteurs que nous sommes, comme s'ils cherchaient à nous attraper. Le château de la Belle aux Bois Dormants prisonnier de son maléfice. On s'attendrait à tout moment à voir surgir le prince Philippe combattant le dragon. J'imagine sans mal les créatures rampantes caracoler entre les orties et les chardons. Il semble que le manoir n'est pas été habité depuis plus cent ans. Pourtant, le notaire m'apprend que les Allemands l'avaient réquisitionné pendant la guerre.

 ― Ils n'y sont pas restés. Et qu'auraient-ils fait dans ce village où rien ne se passe ? Pareil pour les Américains.

 L'allée semble ne jamais devoir s'arrêter. À mesure que nous nous rapprochons, la brume par lambeaux s'effiloche. Soudain devant nous apparaît la silhouette massive et féodale du manoir dont je suis malgré moi devenu l'heureux propriétaire. Une étrange sensation m'étreint, comme si j'étais déjà venu ici, mais c'est impossible. Une autre vie peut-être ? La Maya hindoue. Un lieu pareil, ça ne s'oublie pas, même dans les pires cauchemars. Le décor idéal pour tourner un Hitchcock. Un désir fou de faire demi-tour s'alterne dans mon esprit avec la fascination quasi masochiste qu'exerce sur moi ce lieu improbable.

 Enfin, la voiture s'arrête dans une grande cour de graviers blancs sur lesquelles les âges et l'oubli ont déposé plusieurs couches de feuilles mortes dont la putréfaction avancée dégage une puissante odeur d'humus. Au centre, une sorte de bassin de pierres granitique, comme tout ce qui se trouve en Bretagne, que les ronces et le chiendent ont fait leur. Les ronces, encore elles, ont aussi capturé les premières marches de l'escalier. Je descends, époustouflé par les dimensions du manoir, plus imposant encore que dans mon imagination. À mi-chemin entre ferme fortifiée et manoir conçu pour recevoir du monde. Plusieurs styles se chevauchent, comme si les différents propriétaires qui s'y étaient succédé avaient cherché à laisser leur empreinte. XIIème siècle, à première vue les fondations sont plus anciennes encore. Le bâtiment, malgré son aspect de déréliction avancé, offre une impression d'insolence, comme s'il défiait le temps. Une tour octogonale s'accole à la façade est de ce manoir qui tient plus du château. Quels esprits fantasques se sont relayés pour faire naître de cette terre hostile pareil édifice ?

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