Les primitifs 2

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 Nous avons roulé près d'une heure à travers la lande peuplée de bruyère et d'ajoncs sans croiser âme qui vive. Seul témoin de la présence humaine dans ce territoire désolé, des calvaires disséminés un peu partout, exhibant toutes sortes d'ex-voto étranges. Le soleil émergeait de sa torpeur glacée et humide quand le panneau « Ke..oa.h » apparut devant nous.

 ― Nous sommes arrivés ! s'écrie Séverine en mettant le nez dehors. Il semble que rien ne puisse entamer sa bonne humeur. Une nouvelle vie, une vie de châtelaine...

 ― Hummm, tu sens cette odeur d'humus? Et tous ces hortensias, regarde, je n'en avais jamais vu d'aussi beaux ! Et cette petite fontaine, comme c'est bucolique.

 Je sors à mon tour de la voiture, un frisson me saisit et me fait grelotter. Un seul coup d'œil me donne la mesure du désœuvrement des autochtones. Aux fenêtres des maisons, les rideaux s'ouvrent, sans faire preuve de discrétion, des nez curieux, fouineurs, inquisiteurs, inquiets, se profilent derrière leurs vitres crasseuses. A vue de nez, nous ne sommes pas les bienvenus. Maître Guimpbert m'avait prévenu, l'autochtone n'est pas accueillant. À moins que ce ne soit la voiture de Séverine qui les terrorise. Un coup de vent fait grincer l'enseigne du bar-épicerie qui semble être le seul commerce du village. Fermé, bien entendu. Tout comme le reste.

 J'avoue que l'idée de rester ici me flanque la chair de poule, pourtant, je m'approche du bar avec l'espoir d'y trouver un peu de vie humaine. Les talons de mes santiags crissent sur la terre battue. Séverine m'a déjà devancé de son pas ailé et frappe à grands coups contre la vitre.

 ― Hé, doucement ! Ne fais pas tout ce ramdam.

 ― Ben quoi, s'offusque-t-elle, nous sommes des clients, non ?

 ― Ouais mais... il n'est pas encore sept heures du matin. Ils dorment sans doute.

 ― Tu ne connais pas les pécores, ils se lèvent avec l'aube.

 Et comme pour lui donner raison, le bruit lent et lourd d'une carriole se fait entendre et dans les pans de brume qui tardent encore à se retirer, apparaît la silhouette fantomatique d'un cheval osseux tirant une vieille carriole branlante. La vision est furtive et s'efface aussitôt. J'ai beau plisser les yeux, je ne vois plus rien. Pas plus que je n'ai vu le conducteur de la carriole.

 ― Tu as vu ? je demande à Séverine.

 ― Quoi ?

 ― La vieille carriole avec le cheval. Antique. On se serait cru dans un film.

 ― Rien vu. Ah, ça bouge à l'intérieur. Tu vois que j'avais raison d'insister.  

 En effet, à force de tambouriner contre la fenêtre, Séverine a réveillé la patronne qui traîne ses pas jusqu'à la porte. La patronne, une grosse aux yeux de bœuf dont l'apparence tient plus de l'arbre que de l'humain, nous dévisage avec l'air horrifié de celui ou celle qui a vu un fantôme. Elle écarquille les yeux et ouvre une large bouche d'où s'échappe une violent odeur d'oignons macéré et ail. Puis, plissant les yeux, elle inspecte Séverine de pied en cap, l'air dédaigneux. Avec sa robe courte à fleurs, ses bottes en sky blanche et son boléro en poils de chameau, ma fiancée affiche un look qui ne dépareille dans le décor. Il en va de même pour ma dégaine. Mon jean, ma ceinture en croco, mes santiags et ma veste en cuir frangée sur mon torse nu ne sont pas vraiment couleur locale. Une fois l'effet de surprise passé, la tôlière nous laisse pénétrer dans son estaminet. Aussitôt, une répugnante odeur de bois brûlé et de graisse calcinée nous agresse. Si le village dans son intégralité présente des aspects moyenâgeux, l'intérieur de l'établissement a tout d'une caverne préhistorique. Un seul regard me fait comprendre combien Séverine partage le même dégoût que moi, ce ne l'empêche pas de commander deux cafés. La patronne la toise comme si elle avait dit une ineptie.

 ― Il n'y a pas de café ici, que du chouchen ! Où sommes-nous tombés ?

 Séverine ne se démonte pas et offre à la tôlière son plus beau sourire.

 ― Chouchen ? Qu'est-ce que c'est.

 ― Le sang de la Bretagne, notre ambroisie !

 ― De l'ambroisie, super, nous en prendrons deux verres.

 ― En ce qui me concerne, je dis d'une voix fluette, impressionné par la stature de la patronne, je préférerais quelque chose de chaud.

 ― Alors ce sera du Viandox, grommelle la grosse Bretonne avant de tourner les talons sans même s'enquérir de ma répulsion pour cette boisson qui ne se boit plus en France depuis la fin de l'occupation.

 Mais peut-être dans ce patelin sans téléphone ni ouverture sur le monde ignorent-ils tout du Débarquement et du 8 mai 1945.

 ― Sympathique, hein, me dit Séverine ne rien ne peut échauder, typique aussi. Ça va te faire du bien, de couper un peu tes liens avec le passé.  

― Ça, pour être typique...

 ― Tu sais ce qu'à dit le docteur. Il te faut du dépaysement. Il faut que tu te changes les idées. Rien de mieux pour ça qu'un retour aux sources!  

 Dépaysement ! Retour aux sources ! J'ai l'impression d'être monté dans une machine à remonter le temps. Je me demande s'ils ont l'électricité dans le bled. En tout cas, pas de jukebox à l'horizon, juste un poste à galène qui devait déjà cracher les messages personnels sur Radio-Londres. Sur un mur des photos sépia ou noir et blanc, les aïeuls du village. Je le devine à leurs regards granitiques, leurs allures minérales, leurs coiffes folkloriques et leurs vêtements ancestraux. Il y a quelque chose de fascinant dans ces êtres nés de la cruauté d'une terre sans pitié. La terre, la mer, les légendes et les fantômes... À nouveau, un frisson me fait grelotter.

 ― Qu'est-ce z'êtes venus faire ici ? demande la patronne en posant les consommation devant nous.

 Ah, le chaleureux accueil des peuplades ancestrales, le retour aux sources, nos valeurs primitives, tout ce que prônent ces hippies cheveux longs/idées courtes. J'aurais raté quelque chose en restant à Paris. Pour ce qui est du primitif, la femme des cavernes fait dans le sublime. Au moins les barbares de cette contrée sauvage ont-ils inventé le feu, en atteste l'énorme monticule de cendres jamais nettoyées qui s'accumule dans la cheminée.

 ― Mon fiancé vient d'hériter d'un domaine ici, claironne Séverine d'une voix haut perché teintée d'une fine nuance de mépris.

 Bientôt, elle sera châtelaine et elle l'emmerde!

 ― Un domaine? grogne l'arbre humain d'un air suspicieux.

 Elle fronce les sourcils avec l'air contrit de celle qui n'a jamais réfléchi.

 ― Un manoir, continue Séverine sur sa lancée, le manoir de Bran Du. Un monument historique, du pur XIIème siècle.

 La grosse femme chancelle, sa face grumeleuse se décompose. Un court instant, j'ai l'impression qu'elle va s'écrouler de toute sa masse sur le dallage. Le dallage, tiens, je ne l'avais pas remarqué. Un pur dallage antique. Je ne serais pas étonné qu'il ait connu Marion du Faouet*.

 ― Mon fiancé est l'unique descendant du comte Anselme de Kerloach, achève Séverine dans une pirouette verbale dont elle a le secret.

 La femme pousse un cri étouffé, roule des yeux horrifiés et fait un pas en arrière. Cette fois c'est certain, elle va se casser la gueule. Mais non, elle tient le choc et reste campée sur ses jambes. c'est mal connaître les arbres.

 ― Partez ! éructe-t-elle d'une voix devenue méconnaissable. Allez-vous en ! Repartez d'où vous venez, créatures du diable.

 Au tour de Séverine de se dresser sur ses ergots. Les poings sur les hanches, elle s'apprête à cracher à la face toute une bordée d'injures de sa conception quand la porte s'ouvre et maître Guimpbert de Quimper fait son entrée dans l'antre de la vinasse.

*Célèbre femme brigand du XVIIIème sévissant en Bretagne.

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