Dilemme d'une faucheuse

de Image de profil de LilouLilou

Avec le soutien de  docno 
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 Il vivait heureux, au moins à peu près. Sa femme lui avait donné deux beaux enfants, une fille et un garçon. Ils ont grandi trop vite et ne rendent jamais visite à Paul. Avec son ex-femme, ils ont créé la vie et pourtant Paul est sur le point de rendre la sienne. Les larmes ne coulent plus, elles ne viennent même plus, les dernières remontent à cinq ans, quand il arrivait encore à camoufler ses cheveux blancs. Il est affalé sur son canapé, dans son vieil appartement miteux, ses yeux reflètent le manque de sommeil et l’anhédonie. Aujourd’hui, ses souvenirs se plantent dans sa chair en une salve d’éclats de verre phosphorescents, teintés par une cinquantaine d’année d’expérience de vie et maintenant une dizaine d’année de solitude. Le coucou sonne, il est cinq heures du matin, et encore un bon anniversaire. Voilà qu’il est cinquantenaire, quelle aubaine se dirait bien des gens. Pas Paul, Il se lève et tremble un peu, ses yeux vitreux roulent en billes marrons dans son visage chargé de rides, ses cheveux gris, plaqués sur son crâne comme un vieux nénuphar filandreux. Ses jambes cagneuses, comme de vieux troncs glissaient avec négligence sur le parquet flottant de son deux-pièces. Paul entendit soudain un vrombissement, un bruit roulant, une énorme masse de poil se pavane sur le bar, étendant ses muscles endoloris par le sommeil comme pour se moquer du manque d’adresse du cinquantenaire. Il passa ses doigts dans la fourrure blanc-crème du vieux matou, Dexter sembla satisfait.

Il prit une bière, puis deux, puis tout le paquet, les demi-mesures ne lui convenaient plus du tout, sa vie ne lui convenait plus, il observait son vieux diplôme encadré et cloué au mur, comme un vestige d’une époque glorieuse.
Il mourrait d’ennui, ce n’était pas une vie, tant qu’à faire autant l’achever maintenant, il fit glisser une pattée au thon dans le bol de Dexter tout en versant la moitié par terre puis il prit un vieux rasoir et se fit couler un bain.

Aller, cette fois, c’est la bonne ! Se disait-il. La cinquantième fois allait peut-être lui porter chance. Si on voyait son visage pour la première fois, on aurait presque pu dire que cette idée le faisait sourire.
Il fit couler un bain, l’eau aussi fuyait, quelle déception. Il saisit de ses mains caleuses, un ruban de scotch de chantier et vint le fixer sur la fissure qui taquinait le fond de la baignoire.

Le moment était venu, impossible de se rater cette fois, pas d’excuses, pas de remords et la mangeoire du chat est remplie. C’est bon, il était temps.

Ding-Dong, une sonnerie le fit sursauter au moment où la lame toucha son poignet. Il venait de se couper ce qui le fit crier avec force. Un peu bougon, il attrapa maladroitement une serviette qui trainait et un peignoir. Il traîna du pied jusqu’à la porte et passa son œil à travers la loupe, une casquette et des cheveux noirs, allons bon. Il ouvrit la porte.

- Je suis bien chez un certain Orelson Paul ?

- Hm, oui c’est bien moi.

- Vous me devez quelque chose il me semble.

Des pizzas. C’était le bon moment, et il avait commandé des pizzas. Après s’être copieusement traité d’idiot en son for-intérieur, il fit signe à la livreuse d’entrer tout en se précipitant sur son portefeuille pour la régler.

- Je vous prends dans un mauvais jour c’est ça ?

- C’est juste un mardi.

Un petit silence s’installa

- Vous devriez essayer dans la longueur.

- Quoi ?

- Nan, je disais, vous devriez essayer de couper dans la longueur, ça irait plus vite.

- Mais, comment… ?

Question idiote se dit-il, sa coupure sur le poignet saignait encore. Pour la première fois, il leva les yeux vers la livreuse. On ne saurait dire son âge. Elle avait, semble-t-il une vingtaine d’année et sa chevelure de jais était contenue sous une casquette au motif de Papa Jones. Elle machait un chewing-gum rose bonbon et elle arborait un florilège de tatouages d’autrefois, des crânes brisés, des roses old-school, des scènes mythiques qui se répandaient sur ses bras nus et jusque dans son cou.

- Vous êtes nouvelle non ?

- C’est bien la première fois qu’un de mes clients me dit ça.

- Je ne vous ai jamais vu à la livraison.

- D’habitude j’encaisse, c’est sûrement pour ça.

Il remuait le fond de son vieux portefeuille en cuir à la recherche d’un billet froissé. Il tendit alors son billet vers la jeune fille, elle n’était pas là. Il tourna sur lui-même.

- Je vous aurais plus vu avec un chien.

Elle caressait le chat qui, c’est assez rare pour le remarquer, s’était totalement figée sous la caresse. Paul semblait rassuré de savoir qu’elle n’avait pas disparu.

- Oui je sais, mais un chien serait trop malheureux ici et…

Il semblait réaliser quelque chose.

- Attendez, où sont les pizzas ? J’avais commandé une au thon pour Dexter et une quatre fromages pour moi vous…

- Je ne suis pas là pour les pizzas Paul, je suis là pour vous. Je vous l’ai dit j’encaisse.

- Mais, je ne dois rien à personne ! Que me voulez-vous ?

Elle laissa le chat qui restait immobile comme paralysé.

- Combien de fois avez-vous essayé Paul ? – Elle pointait ses poignets du regard, qu’il camouflait tant bien que mal dans les plis de ses manches. – Vingt fois ? Trente fois ? Quarante fois ? Non, plutôt cinquante n’est-ce pas ?

- Qui êtes-vous ? Qu’est ce que mes ‘essais’ ont à voir avec vous ?

- Cela fait bien une cinquantaine de fois que je manque de sonner à votre porte. Une cinquantaine vous m’entendez ?

Paul se déplaçait doucement jusqu’à sa cuisine, il ne la quittait pas du regard. Il scrutait cette malade mentale en pleine divagation.

- Une fois c’était le gaz, mais vous n’en aviez pas. Une autre fois, c’était l’électrocution mais vous vous êtes emmêlé les pieds dans les câbles. Une autre fois encore, vous vouliez sauter du haut du pont à coté de votre boulot. Je suis fatiguée de vous voir comme ça, fatiguée.

Il fut interrompu dans son élan, elle semblait presque s’inquiéter.

- Comment vous savez tout ça ? vous m’espionnez ?

- Pas intentionnellement, c’est juste mon métier.

- Je ne dois vraiment rien à personne, je ne traîne dans aucune affaire, qui vous engage ?

- Personne.

Paul se sentait confus, pas seulement par la bizarrerie de la situation, la pièce semblait plus froide, on était en plein été et la pièce semblait gelée, il n’y avait pas de vent et le chat, le chat ne bougeait plus du tout, il était immobile, les yeux grands ouverts.

- Qu’avez-vous fait à mon chat ?

- Il va bien, il est juste en repos.

La pièce était figée, la lumière qui se faufilait d’ordinaire entre les lames des volets laissait désormais place à une étrange nappe de fumée qui enveloppait l’appartement, une brume qui n’avait pas vraiment de couleur ni de forme mais qui pesait si lourd que le monde semblait s’en voir ralentir.

- Qui êtes-vous ?

- Je suis une faucheuse.

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Une quoi ?Chapitre2 messages | 3 ans

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