L'Adrar Afao

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En tout temps, la lune a été la fidèle compagne du voyageur nocturne. Alors quand elle disparaît, il se sent bien seul.

Et Amzar se sentait plus seul que jamais. Déjà trois semaines que l’éclat lumineux boudait son Algérie natale et la caravane du Tassili n’Ajjer, la contraignant à l’immobilité en dehors des heures du jour. Les premières nuits, sous les étoiles, le jeune homme s’empêchait de plonger dans le sommeil, désireux de ne pas manquer le retour triomphal de la lune éclatante. Mais plus les jours s’égrenaient, plus Amzar sentait sa confiance s’étioler. Il fixait les étoiles et cherchait dans les constellations le soutien d’une essence manquante, mais nul astre ne pouvait subroger le réconfort d’une lune chatoyante. Il s’assoupissait à contrecœur, rêvait de la grande veilleuse suspendue, lui ouvrait les bras, lui chantait des louanges, la priait de revenir, la suppliait même, mais il se réveillait chaque fois en sueur à chercher de ses yeux ébahis l’éclat familier, en vain.

Autour de lui, son père persistait à apprêter les bêtes, répétant les mêmes gestes que lui avaient enseignés son propre père et son grand-père avant lui, mais sans plus siffler, les yeux baissés, le dos voûté. Les mêmes odeurs s’échappaient des larges plats en terre, mais les flammes crépitaient avec moins d’intensité. Même les animaux se taisaient lorsque le ciel se drapait de teintes sombres, terrés sous les chariots, les museaux contre les roches. De rires et de chants, d’épices et de couleurs, la caravane devint bientôt une pâle copie d’elle-même ; un grain de sable ordinaire perdu dans l’immensité des montagnes.

Un soir qu’il fixait les sommets, Amzar prit la décision de partir : si du fond de la vallée, la lune ne l’entendait pas, peut-être qu’en escaladant les monts, sa voix porterait plus loin. Armé d’une confiance nouvelle, le garçon quitta le cocon rassurant aux premières lueurs du jour et s’enfonça dans les montagnes. Avec pour unique objectif l’Adrar Afao, Amzar posa dix mille fois le pied contre les roches gorgées de soleil et escalada à s’en faire saigner les paumes. Le jour, le jeune homme se sentait invincible et les obstacles lui semblaient dérisoires. Mais la nuit, il ne pouvait dire qui de l’obscurité ou du froid le faisait le plus frissonner. Dès que les lueurs solaires disparaissaient derrière les montagnes, il se terrait au pied de gigantesques forêts de monolithes ou au fond des akbas. Lorsqu’il le pouvait, le jeune rêveur admirait sa destination, l’Adrar Afao, qui se détachait sous le ciel étoilé.

Il lui fallut deux semaines pour rejoindre le sommet.

Le premier soir, Amzar manqua de s’étouffer devant la beauté des monts lorsque l’orange crépusculaire étendit son éclat sur les falaises. Puis la nuit le prit par surprise. Amzar en resta pantois. Il avait tant chanté, tant loué qu’il ne savait que dire. Quels mots devait-il lancer au vent pour témoigner à la lune toute sa reconnaissance ? Seul dans l’obscurité, Amzar y pensa jusqu’au petit jour sans pouvoir se décider.

Il réessaya le lendemain. Puis tous les jours suivants. En vain.

Les semaines défilèrent et Amzar érigea un abri, puis une cabane, rêvant de poèmes qu’il chantait le jour, mais dont la naïveté le tétanisait la nuit. La pluie succéda aux bourrasques, chatouillant sa volonté et noyant ses efforts. Puis vint l’hiver des montagnes, rigoureux, sauvage, étiolant sa volonté de vivre. La neige le contraignait à l’hibernation, le froid lui mordait les extrémités. Les flocons se faufilaient entre les moindres interstices et avec eux, le vent glacial qui dévorait sa pile de bois. Désespéré, le jeune homme s’échappait chaque soir de sa bicoque pour quelques pas, levait la tête et cherchait craintivement son amie qui ne réapparaissait pas. Il ne chantait plus. Le cœur tourmenté, la tête en peine, il rêvait du temps d’avant, de la lumière tendre et de sa présence. La solitude consumait ses espoirs et la falaise voisine empruntait des airs de délivrance. Mais l’arrogance de la jeunesse le porta et l’hiver ne le tua pas.

Les mois succédèrent aux années et les poèmes d’Amzar s’attendrirent. Il louait la lune le jour, lui contant des futurs éclatants, puis se taisait dès l’obscurité, désabusé de ses mots légers.

Un soir pourtant, Amzar, les deux pieds dans le vide, contemplait le feu du crépuscule s’évanouir au profit des étoiles. Le jour exténué lançait ses dernières lueurs quand la lune apparut. Drapée d’une élégante blancheur orangée, elle s’élevait, indifférente au sourire d’Amzar. Les gouttes d’étoiles vacillantes s’écartaient avec déférence, le ciel offrait son plus beau noir et tout l’Adrar Afao retenait son souffle. Amzar aussi. Des vers se bousculaient dans sa tête, des dizaines et des dizaines de mots envahissaient sa bouche, mais aucun ne le satisfaisait. Pourtant Amzar, pour la première fois depuis des années, ne tremblait pas. L’éclatante lueur rendait vivante la moindre roche, elle embrassait les monts sans distinction, faisait fuir la noirceur. Amzar sut alors qu’aucun mot ne pourrait traduire ses sentiments. Mais déjà la belle s’évanouissait dans les premières langues du matin, échappant presque au regard désespéré d’Amzar qui hurla brusquement : « Je t’aime ».

La lune se retourna.

Elle souriait.

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