Souvenirs d'été

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Ma question flotte dans l’air un instant, point d’interrogation suspendu au-dessus de la vapeur du tian. Louise, d'abord figée par la surprise, me sert ensuite une portion généreuse en réfléchissant.

  • Pucette…
  • S’il te plaît. C’est pour ça que je suis venue… Je veux comprendre pourquoi elle est partie.

Elle se tait un instant avant de me regarder. Ses yeux azur ensoleillés, encadrés de petites pattes d’oie, me transmettent une tendresse qui m’étouffe le cœur. Par moment, elle me rappelle tellement ma mère.

  • Elle te l’a jamais raconté ?
  • Non…

Mon hôtesse me sourit alors un peu tristement et se penche pour mieux s’asseoir, les bras croisés sur la table de bois.

  • C’était en juillet 1926. Je ne sais pas si t’es au courant, Apolline, mais ta mère n’est pas née fille unique. Elle avait deux frères, dix et onze ans plus vieux qu’elle, et… ils sont morts durant la Grande Guerre. Ce n’est qu’à la fin de l’été qu’elle me parlât d’eux, mais… c’est grâce à eux qu’on s’est rencontrés, Rose et moi. Eux et le père partis, paix à leurs âmes, il fallait de l’aide pour s’occuper de la ferme qui était beaucoup plus grande qu'aujourd'hui. Elle comptait même une petite vigne.

Elle s’interrompt, boit une gorgée d’eau froide avec un soupir songeur. La lumière du soir, derrière son dos, tranche avec les ombres sur ses traits tirés, et je sens mon cœur s'accélérer.

  • Ma mère était une des demi-sœurs d’Adélie, alors elle a bien accepté de vouloir aider pour les bêtes et m’y a envoyée jusqu'en septembre. Nous n’étions que cinq en tout : ta mamet, Rose, moi, mon frère Georges… et René. Il était le seul hors de notre cercle familial, il venait de Paris. Au début, je pensais que ça nous ferait une belle jambe, un Parigot... Là-bas, ils sont tous de vrais cacous. Mais je me trompais pour René, qui mettait autant de cœur à l'ouvrage que nous. Adélie m'a plus tard confié qu'il avait été réfugié dans sa ferme durant la guerre, alors qu'il n'était encore qu'un marmot de six ans. Rose et moi, on tomba toutes les deux amoureuses de lui en moins d'un mois... Avec ses allures de poète blond, il changeait des braves de la campagne ! Je savais que je n'avais aucune chance à côté de Rose, elle a toujours été la plus jolie fille de la famille. Entre eux deux, ça a été le vrai coup de foudre. Oui, poulette... René est ton père. Il n'était pas très bavard, mais Adélie voyait déjà d'un bon œil un possible mariage entre eux, vu le temps qu'ils passaient à se regarder dans le blanc des yeux. Malheureusement, sa famille n'était pas du même avis.
  • Pourquoi ça ? Nous n'étions pas assez bien pour eux ?

Je ne reconnais pas ma voix, étranglée par l'indignation.

  • Je... Je ne l'aurais pas dit ainsi, hésite Louise, mais ils semblaient avoir déjà d'autres plans pour leur fils. Il était voué à un futur à la Sorbonne, il me semble, enfin à l'université... Bref, quoiqu'il en soit, il est reparti deux semaines avant mon frère et moi à la fin de l'été en promettant des nouvelles. Rien n'est arrivé par la poste, et c'est pourtant pas faute d'avoir attendu.

Les mots me manquent et je reste muette. Exit l'idée du romantique qui a appris la poésie à ma mère, mon père était, purement et simplement, un connard. Un fuyard.

Ma pauvre maman...

  • Il n'est jamais revenu ?
  • Non... Rose refusait de le croire coupable. Elle était sûre et certaine que ses parents l'empêchaient de lui écrire, alors qu'elle lui envoyait lettre sur lettre et lui avait déjà confié qu'elle t'attendait, à peine quelques semaines après son départ. Pour ta maman, sa famille voulait tout simplement étouffer l'affaire afin de ne pas nuire à l'avenir d'avocat de René, alors qu'elle me répétait que lui voulait devenir romancier...
  • Je... Je vois. Merci, Louise.

Et à la place, tout est retombé sur les épaules de ma mère, le village la traitant en fille de joie jusqu'à ce qu'elle en devienne une. Tout ça pour moi...

Je n'aurais jamais dû naître.

Elle m'adresse un regard soucieux et allonge le bras pour me caresser doucement le dos de la main. Mais cette fois, même sa peau douce ne suffit pas à m'alléger l'esprit.

  • Je sais que ça fait beaucoup à digérer, Apollinette... Mange un morceau, s'affamer lorsqu'il plombe comme ça n'est jamais bon pour l'estomac.
  • Merci... répété-je doucement, avant de baisser mes yeux vers mon assiette colorée par la nourriture.

Après avoir entendu son histoire, l'appétit m'avait quitté. Ce serait trop impoli de s'excuser de table, alors à la place je pique et pique encore les légumes caramélisés par la cuisson et l'huile d'olive, en imaginant que je donne des coups de fourchette à l'homme qui m'a conçue, et dont je ne connais que le prénom. Si au moins je connaissais le reste... Pour en faire quoi, je ne sais rien, mais enfin, peut-être lui serait-il au courant de la destination de maman.

Je veux la voir à nouveau.

  • Louise...
  • Oui, pucette ?

J'avale ma bouchée avec difficulté avant de demander timidement :

  • Quel était le nom de famille de René ?

La confiseuse esquisse une petite grimace et se mord la lèvre, l'air hésitant. Visiblement, elle ne pensait pas que j'irais jusque-là.

  • Il... Kohn. Sa famille était juive, il ne nous a jamais caché sa religion. Je suis désolée, mais je pense... Je pense qu'il a déjà dû être emporté depuis longtemps par les Frisés.

Je me raidis, glacée par sa révélation, avant de reposer mes ustensiles sur l'assiette encore à moitié pleine, le ventre noué. Juif. J'aurais porté, moi aussi, le patronyme Kohn. Risqué de me faire emmener au loin, sans savoir ce qu'il m'arriverait. Loin d'Adélie, loin de Maman.

Maman.

Si les allemands ont découvert son secret... alors que lui est-il arrivé ?

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