43 - Rafaël

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Rafaël

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   Je suis plutôt étonné le soir de l'enterrement de Hugo, d'entendre sonner à ma porte. Je le suis encore plus lorsqu'en ouvrant, je tombe sur mes voisins, en vrac, le visage de Ariana crispé par une colère glaciale.

— Raf, murmure t-elle. Tu peux me garder les petits ?

— Où tu vas ?

Lentement, je m'adosse au chambranle pour pouvoir garder un œil sur les jumeaux, plus qu'agités.

— Je dois parler à mon père, mais je dois être seule.

— Dis-lui que c'est pas une bonne idée, marmonne Damian.

— Je suis de l'avis de Dam. Ari tu...

— Je te demande pas ton avis, simplement de garder un œil sur Dam, Mikky et Danny. Libre à toi de dire non, je peux toujours les emmener chez Fiona.

Ultimatum, elle semble véritablement sur le point d'exploser là, sur mon seuil. Alors je m'écarte pour laisser passer les enfants, avant de poser sur ma petite amie un regard inquiet. Elle sautille d'un pied sur l'autre, visiblement mal à l'aise, tout en arborant ce regard aussi sombre que la robe qu'elle porte.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Il pense pouvoir sortir de taule sans prévenir personne et imposer sa loi ? Je vais lui faire passer l'envie de jouer le tyran sous mon toit.

Elle grince des dents, et me tourne le dos, avant de sortir ses clefs de moto de sa poche.

— Je vais chez Hugo, je pense que c'est là-bas qu'il se planque. Et ensuite je passe au poste, tu gardes un œil sur les jumeaux ? Ils sont en vrac depuis la dispute de tout à l'heure.

Et, sans me donner plus de détails, elle enfonce son casque sur sa tête, et enfourche sa moto, garée le long du mur de sa maison.

À l'intérieur, les jumeaux se sont installés devant la télévision, aux côtés de Samuel, tandis que Damian zone dans la cuisine, un verre d'eau entre les mains. Il a l'air songeur, plongé dans ses pensées.

Sans interrompre le cours de ses idées, je m'assois à table, et croise les doigts sous mon menton. De profil, bien qu'il garde encore ce visage rond d'enfant, il a les mêmes traits que son frère. Fins, doux, des lignes agréables à regarder.

Je repense à Hugo, mon cœur se serre, je ferme les yeux.

— Tu trouves que je ressemble à une fille ? me demande brutalement Damian.

Interloqué, je rouvre les yeux pour l'interroger d'un haussement de sourcil.

— Quoi ?

— Est-ce que tu trouves que je ressemble à une file ?

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— Oui, ou non ?

Son ton est sec, n'ouvre pas la place aux interrogations et aux détours.

— Bien sûr que non Dam. Qu'est ce...

Je m'interromps subitement, car au ralenti, je comprends enfin sa question.

J'imagine que, c'est en partie à cause de ça que Ariana vient de partir en trombe retrouver son père je ne sais où.

— Tu sais très bien que tu ne ressembles pas à...

— Oui. Évidemment mais, peut-être que... je sais pas, je m'habille peut-être pas assez ''comme un garçon'' ou alors je marche pas comme il faut ? C'est peut-être à cause de ma voix ?

— Damian, assieds-toi et calme-toi.

Il obtempère, tremble un bref instant, avant de planter ses yeux dans les miens. Il est agité, cherche un point de repère, quelque chose sur lequel s'appuyer pour garder le cap.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— C'est... c'est pap... notre père il a pété un câble à cause de ma chambre qui était mal rangée et de mes vêtements et de mes médicaments et Ariana lui est rentré dedans et...

— On se calme j'ai dit, je le rabroue doucement. Respire, tu es pas en... t'as le droit de parler ici.

Il hoche vigoureusement la tête, tout en pressant ses lèvres l'une contre l'autre dans une grimace de gêne et de contrariété.

— Qu'est-ce qu'il a dit par rapport à tes vêtements ?

— Que c'était une garde robe de fille, murmure t-il en agitant ses doigts sur la table.

— Et est-ce que tu penses que c'est une garde robe de fille ? En étant tout à fait honnête ? Et puis, c'est quoi des ''vêtements de fille'' ? C'est super réducteur tu trouves pas ?

Il ricane en reniflant, moqueur.

— C'est des vêtements que les garçons devraient pas porter, selon mon père. Ou alors, juste les pédés.

Son visage se tord dans une grimace douloureuse, ses doigts se crispent sur la table.

— Comme quoi ?

— Bah, j'en sais rien, mes shorts et mes sweats courts peut-être ? Il a pas vraiment expliqué ce qui lui allait pas.

— Ce qui t'inquiète, c'est plus que ton père sache pour le fait que tu aimes les garçons plutôt que pour tes vêtements n'est-ce pas ?

— … p'têtre.

Ma mâchoire se crispe : Monty Cortez ne mérite décidément pas la palme d'or du meilleur père.

— Tu es heureux avec Sam, on est d'accord ?

— Bien sûr, répond-t-il immédiatement, d'un ton équivoque.

— Alors s'il est pas capable de voir ça ton cher et tendre père, c'est qu'il ne veut pas ton bien Damian. Un parent souhaite le bonheur de son enfant, et ce quoiqu'il advienne de sa sexualité, sa religion ou tout autre chose. S'il t'emmerde avec ça, tu me l'envoies : je vais lui expliquer le pays.

Il rit un peu, j'ai réussi à le débloquer. Je sais bien que mes mots ont peu de valeur face à l'estime qu'il désire recevoir de la part de son père mais, j'espère qu'un jour il parviendra à comprendre que si son père ne cautionne pas son bonheur, c'est qu'il ne l'aime pas.

Évidemment à quatorze ans, on essaye de plaire à ses parents, et ce au détriment de notre bien. Conflit interne, qui pousse beaucoup de jeunes à se cacher pour vivre, loin du regard de leurs parents.

— Toi ça te dérange que Samuel soit...

— Bien sûr que non. Je veux ce qu'il y a de mieux pour lui et si le mieux c'est toi, et bien c'est bon pour moi. Et puis tu sais, je suis déjà bien content que quelqu'un veuille bien se le coltiner ce petit con, alors je risque pas de cracher sur ses choix amoureux.

Il rit un peu plus, avant de se mordre la joue. Comme si rire ne lui semblait pas légitime en cet instant.

Je hoche la tête, et l'interroge sur les médicaments.

— Pour lui c'est la honte d'aller voir un psy. Et je voulais pas lui dire mais Ari a...

— Pourquoi tu voulais pas lui dire ?

— Pour pas l'énerver, j'imagine.

— Mais toi tu sais que tes médicaments et ton psychiatre ne sont pas inutiles, hein ?

Il rougit brièvement, détourne les yeux, se mord l'intérieur de la joue. Dans le salon, j'entends Samuel parler avec les jumeaux, à demi-voix.

On a loupé notre vocation : le social nous réussirait sûrement mieux que ce que nous faisons actuellement lui et moi.

— Oui.

— Alors c'est le plus important. Dam, tu vas sans doute me prendre pour un niais de te dire ça mais je trouve que tu es un garçon très courageux. Tu te rends compte de tout ce qui t'es tombé sur le coin de la gueule depuis septembre ? Et même avant ? Ce qui s'est passé au Mexique mérite d'être abordé et discuté, pas écarté car ''papa Cortez'' trouve que ça ne fait pas homme d'aller voir un psy. Déjà, lorsqu'on est un homme digne de ce nom, on prend soin de sa famille.

Un fantôme de sourire passe sur son visage fatigué, avant qu'il ne l'enfouisse dans ses bras croisés.

C'est ce moment que choisit Samuel pour nous rejoindre, et pose un regard étonné sur son petit ami.

— Qu'est-ce que tu lui as dit encore ? me demande t-il.

— On discutait c'est tout. Je vais commander des pizzas, ça va à tout le monde ?

Mon frère sourit, et Damian acquiesce, avant d'emboîter le pas à Samuel. Avant de passer la porte de la cuisine, il se tourne vers moi, et me souffle un ''merci'' à peine audible, mais tout droit sorti du fond du cœur.

Hochement de tête solennel, on s'est compris.

   La loutre fait partie de la famille des Mustelidaes. C'est un animal plutôt solitaire, qui est recouvert d'une fourrure de différents coloris. À six mois seulement, le loutron se détache de sa mère, et vit sa propre vie.

Si seulement il nous était aussi facile de quitter nos parents.

Les yeux rivés sur le documentaire animalier à la télévision, je fixe une loutre qui mange à l'écran, le regard vitreux. Comme l'animal, je suis étendu de tout mon long sur le canapé du salon, et bats à peine des cils.

L'horloge au mur, indique quatre heures seize du matin.

Ariana n'est toujours pas rentrée. J'ai appelé tout le monde : Fiona, Julio, Lu, Elena, Tazer, j'ai même failli passer un coup de fil à son père. Mais rien, personne ne sait où elle est.

J'ai bien sûr hésité à aller la chercher, mais Tazer et Julio sont déjà sur le coup et, même si j'ai une confiance aveugle en Fiona, je ne me vois pas l'abandonner avec les enfants pendant que j'irais en ville en voiture.

Alors j'attends. J'attends, je me fais un sang d'encre, je stresse et m'imagine les pires des scénarios.

Nous avons mangé sur les coups de vingt heures et une heure plus tard, tout le monde était déjà au lit. Les garçons dans la chambre de Samuel, les jumeaux dans mon lit. Je préfère les savoir assoupis qu'en train de se tordre l'estomac pour leur sœur.

Mes paupières sont tellement lourdes, mais mon cœur bat si vite. Et s'il lui était arrivé quelque chose ?

Je déglutis, me redresse, et me masse l'arrête du nez avant d'attraper mon portable sur la table basse.

« Rien de mon côté » - Tazer.

« Toujours pas de nouvelle de la chica » - Julio.

« Rien » - Lu.

Lorsque j'ai eu Elena au téléphone, elle m'a appris que ma petite amie n'est jamais passée la voir au poste, malgré un appel plus tôt dans la journée. Selon elle, Ariana lui aurait demandé la procédure à suivre pour demander une ordonnance restrictive à l'intention de son père.

Je ne pensais pas que la situation était si désespérée.

Un sursaut me secoue lorsque dehors, j'entends quelqu'un enfoncer une clef dans la serrure. Le verrou tourne, la porte s'ouvre, et Ariana apparaît enfin, bien portante, vivante. Elle a les cheveux humides, le visage luisant de pluie, le regard fuyant.

Je me lève prestement pour la rejoindre, et la foudroie du regard.

Elle sent l'alcool à des kilomètres à la ronde.

— Où t'étais ? je grince en mesurant la portée de ma voix.

— Les enfants sont couchés ?

— Oui, donc parle moins fort bordel. Et réponds à ma question !

Elle roule des yeux, pose sa veste sur le dossier d'une chaise avant de venir se nicher contre moi. Elle ne s'attend cependant pas à ce que je recule, loin d'être attendri par ses mécaniques. Elle trébuche presque lorsque mon corps s'écarte du sien. Elle bat des cils, ne comprend visiblement pas ce qu'elle a fait de mal.

— Ariana.

— … quoi ?

— Où est-ce que tu étais ? Il est quatre heures trente putain. T'es parti à dix-huit !

— Je me suis un peu baladé.

Elle rit, se couvre la bouche d'une main. Non mais j'hallucine.

Je pose mes mains sur ses épaules, et la guide jusqu'à la porte d'entrée, pour la faire sortir sur le palier. Je l'y rejoins, et referme la porte derrière nous. Il est hors de question que les jeunes soient réveillés par les bribes de notre conversation si celle-ci venait à grimper.

— T'as picolé ? je marmonne en la regardant trépigner d'un pied sur l'autre.

— Un tout petit peu.

Elle me mime un espace minime entre son index et son pouce, rit à nouveau.

— Tu débloques complètement ? Tu as vu ton père au moins ?

— Oui. Mais il a pas voulu me parler, et m'a même menacé avec son arme ! Alors qu'il sort de prison. Il est quand même culotté tu trouves pas ?

— Oui, admettons. T'es allé où après ?

— Sur les quais.

Elle va me faire péter un plomb. Les quais sont à Soledo, l'endroit le plus coupe-gorge que je connaisse. Zone de non-droit, tous les gangs s'y retrouvent pour régler leurs comptes, sans risquer d'être interrompus par la police. Si meurtre il doit y avoir, c'est là-bas que ça se passe.

Un grondement sourd passe la barrière de mes lèvres.

Je conçois qu'elle soit effondrée par la mort de H, et par tout le reste, mais se mettre en danger délibérément de la sorte ne servira à rien, si ce n'est empirer les choses. Les King100 sont clairement dans une démarche d'élimination alors pourquoi diable a t-il fallu qu'elle aille se promener là-bas toute seule ? Et sans armes qui plus est.

— Tu plaisantes ?

— Pourquoi tu me prends la tête Raf ? C'est bon je suis là maintenant !

— Ariana, imagine tu te serais fait planter ce soir ? Les garçons auraient plus de famille, tu t'en rends compte au moins ? Tu es la seule vraie famille qui leur reste.

— Non, il leur reste leur père. Et puis, ce serait peut-être mieux qu'ils retournent avec lui vu que je ne sais pas les élever !

Elle rit à nouveau, tristement, avant de venir se réfugier contre moi. Cette fois-ci, je la laisse faire.

Je ne vois même pas l'intérêt de parler avec elle alors que dès demain, elle aura tout oublié. Je n'irai pas jusqu'à dire que l'alcool est la bonne excuse pour la fratrie Cortez cependant, ils savent le trouver lorsque la situation est inextricable.

Son nez trouve refuge das mon cou, elle passe ses bras autour de ma taille, me serre contre elle. Elle est encore humide, tremble de froid.

— Je suis allée au bar aussi, m'avoue t-elle au bout de quelques minutes de silence.

Mon cœur s'arrête. Évidemment, je suis stupide de ne pas y avoir pensé.

Je ne réponds pas, caresse tout simplement ses longs cheveux bruns, la serre plus fort, la protège. Je ne sais pas vraiment de quoi mais, je tente de la contenir, de la contrôler, véritable feu de forêt concentré en un seul corps.

J'ai peur que tout dérape. Avec Monty Cortez en liberté, la mort de Hugo, la bataille qui se livrait déjà pour retrouver et tuer Donni, tout risque d'exploser. Et la bombe qui mettra un terme au conflit s'appelle Ariana.

Ses doigts se crispent dans le tissu de ma veste, elle soupire, tremble un peu. Comme Damian tout à l'heure, elle combat farouchement sa tristesse mais elle reste une bien piètre guerrière face à la force incommensurable de cette dernière.

— Je vais tous les tuer, murmure t-elle contre moi. Je vais leur faire la peau à ces fils de pute.

Qu'est-ce que je disais ? Par-delà la tristesse, c'est la rage, la haine qui la berce et la porte. Elle en veut aux meurtriers de Hugo, aux agresseurs de Damian, à tout ce gang qui comme elle me l'a dit hier, prend un malin plaisir à détruire sa famille, pièce par pièce.

À nouveau, je me tais. Que répondre à ça ? Lui demander d'y réfléchir ne servirait à rien, la rabrouer ou approuver non plus. J'imagine que pour elle, je ne fais pas vraiment partie du problème en soi. Je peux aider, mais si je ne suis pas de son avis, elle n'écoutera pas. Et c'est ça qui me fait peur.

Pour elle, mais surtout pour les petits, qu'elle va à nouveau mettre en ligne de mire. Ils ne sont pas en sécurité ici, il faut qu'ils repartent en Arizona, Damian, les jumeaux, mais aussi Samuel.

J'inspire à pleins poumons, sens l'alcool qui émane de sa peau, ferme les yeux.

Il nous faudra en reparler en temps et en heure, le plus rapidement possible.

— Rafaël ?

— Oui Ari ?

Elle met un petit temps à me répondre, puis, la voix tremblante, prononce ces mots, qui me glacent le sang :

— Quand ils m'auront tuée, tu prendras soin de mes petits frères, hein ?

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