42 - Ariana

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Ariana

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   Je ne sais pas à quelle heure sont rentrés les garçons, mais une chose est sûre : ils ont profité de leur soirée. L'odeur dans leur chambre est abominable, un mélange d'alcool et de transpiration. Tous les deux choyés l'un contre l'autre dans le lit de Samuel, l'un bave, la bouche grande ouverte tandis que l'autre, à moitié avachi sur le premier, s'agite en murmurant dans son sommeil.

À ma montre, il n'est que onze heures, je peux encore les laisser dormir.

Tranquillement, je fais ma route jusqu'à la salle de bain, prends une longue douche, profite de l'eau chaude sur mes épaules : aujourd'hui, c'est sortie en ville avec Ma et Fiona pour aller acheter les cadeaux de Noël des garçons. Je suis épuisée d'avance. Noël est un véritable casse-tête, autant sur le plan matériel qu'émotionnel. Cette fête nous rappelle chaque année à quel point notre famille est fracturée, mais également à quel point nous vivons sur le fil, souvent dans le rouge à la fin du mois.

Tout en me shampouinant les cheveux, je réfléchis au fait que bientôt, il me faudra trouver un boulot, un vrai job, qui me ramènera plus que le strict nécessaire pour survivre.

Je sors de la douche, m'enveloppe dans un linge de bain, et rejoins ma chambre, dans laquelle les jumeaux ont élu domicile depuis mon levée.

— Dites voir, vous avez pas votre propre chambre vous ?

— Pa va nous emmener faire du cheval cet après-midi, avec Dami et Sam.

— Génial. Les garçons sont levés ?

— Bah...

Danny m'explique que le grand-père de Samuel les a tirés du lit peu de temps après que je sois parti me doucher, à grand renfort de hurlements depuis les escaliers.

— Il aime pas quand on se lève tard, pointe Mikky.

— J'avais saisi.

Je vire les jumeaux, m'habille, et descends rejoindre les joyeux adolescents cernés qui, la tête dans le brouillard, font à peine attention à mon arrivée.

— La soirée a été bonne, j'imagine ?

— … géniale, murmure Samuel en se servant un verre d'eau.

— Génialement géniale, ajoute mon frère, un sourire au coin des lèvres.

Sceptique, je hausse un sourcil, l'encourage à poursuivre : il reste muet.

Dans la cuisine, j'entends Ma chantonner. Elle est en train de préparer le repas du midi, le sourire aux lèvres, le regard rieur.

— Ma petite Ariana, sourit-elle. Tu manques à ton chéri, il n'arrête pas d'appeler depuis ce matin.

Étonnée, je jette un coup d'oeil à mon portable sur le plan de travail de la cuisine, où je l'y ai laissé hier soir. D'ordinaire, je le garde toujours avec moi, mais, pour une raison que j'ignore, j'ai totalement oublié de le mettre en charge avant d'aller dormir.

Je l'attrape distraitement, et fronce les sourcils en constatant sept appels en absence de Rafaël sur mon écran de veille.

Onze messages.

Mon estomac se tord.

Son dernier message, court, concis, me demande de le rappeler dès que j'aurai vu ses autres messages.

Ma m'interroge, me demande ce qui lui arrive, je hausse les épaules.

— Je sais pas, je marmonne. Il devait partir au Mexique aujourd'hui, il a peut-être eu un problème ?

Samuel nous rejoint dans la cuisine, tandis que je lance un appel en destination de son frère.

Il ne lui faut pas longtemps pour décrocher, à peine deux sonneries.

Ariana ?

— Salut mon cœur, tout va bien ? Excuse-moi, je dormais et...

Tu...

Il me coupe, se bloque, respire.

Samuel m'interroge à son tour du regard, je lui fais signe de me laisser discuter.

— Raf ? Qu'est-ce qui se passe ?

— Ariana je... il faut que je te dise un truc, il... il y a eu un problème hier et...

— Tu es sur la route ?

— Non. Je suis pas parti, je... Jay est parti mais moi je...

Il balbutie, halète, hâche ses mots. Il me semble totalement paniqué, à deux doigts d'exploser à l'autre bout du téléphone.

Je lui murmure de se calmer, ce qu'il ne fait pas. À la place, il parle encore plus vite, me parle d'un bar à Soledo, d'une soirée qui n'était pas prévue, et de H qu'il a croisé là-bas.

— Raf oh, calme-toi je pige que dalle là !

— Je suis désolé Ariana.

Mon cœur se serre : sans comprendre de quoi il parle exactement, son agitation et son angoisse déteignent sur moi. Il arrive à me faire stresser.

— Pourquoi tu es désolé ?

— J'ai pas pu... j'ai pas...

Samuel s'est rapproché de moi. De sa main, il caresse mon bras. Je sais qu'il entend tout ce que dis son frère à cette distance, mais à vrai dire, je n'en ai rien à faire.

J'aimerais simplement comprendre de quoi me parle Rafaël.

— J'ai besoin que tu te calmes pour comprendre Raf. Quelqu'un a été blessé ? Pas toi ? Et Jay ?

Hugo, souffle-t-il finalement, la voix blanche.

— Hugo est blessé ? Encore ? Qu'est-ce qu'il a ?

Mes mains se mettent à trembler. Je sais pertinemment que Rafaël ne se mettrait pas dans un état pareil pour une petite blessure. Pour le faire sortir de ses gonds de la sorte, il faut aller loin, très loin. La seule fois où je l'ai entendu dans cet état, c'est la fois où je l'ai rejoint à l'hôpital après que Samuel ne se soit fait tirer dessus.

— Qu'est-ce qu'il a ?

— Ariana, écoute-moi je... on a vraiment tout fait pour le sauver, mais...

Le sol se dérobe sous mes pieds.

J'ai compris.

En un instant, mon cœur se glace, cesse de battre, puis reprend de l'activité, trop fort, trop puissant, me donne l'impression d'exploser entre mes côtes. Une vague glacée me balaye de l'intérieur, détruit mes entrailles et aspire la vie.

Samuel, horrifié, attrape une chaise à la table de la cuisine et l'amène vers moi, m'encourage à m'y asseoir.

Mes poumons refusent de se contracter, mon air me manque, j'ai la tête qui tourne.

— Non..., je murmure dans le combiné.

— Les ambulances ont mis du temps à arriver, il... la balle l'a touché au mauvais endroit il...

— Tu étais avec lui ?

— Je te jure que j'ai tout fait pour le garder, Ari. Mais j'ai...

Au bout du fil, Rafaël fond en larmes, et je fais de même de mon côté. Au premier sanglot, Ma est près de moi, me demande ce qui se passe. Je hoquette, écarte mon portable de mon oreille, me crispe sur ma chaise, me roule en boule.

Les larmes coulent à flot de mes yeux, dévalent mes joues pour s'échouer sur le carrelage de la cuisine.

Hugo est mort.

Hugo est... mort.

Mon corps est secoué de part en part, de sanglots incontrôlables. Des sanglots qui peu à peu, muent en gémissements, puis en cris, je me raccroche aux bras que Ma a passé autour de moi, y enfouis mon visage, tente d'ignorer la voix lointaine de Rafaël qui, depuis le micro du téléphone, me demande pardon.

Ma vue se brouille de larmes, rend mon monde flou et humide.

Mais quel monde ?

Dans ma tête, je revois le corps mort de Lina. Je revis la fuite de maman. L'arrestation de papa. Le procès, où j'ai obtenu par miracle la garde de mes petits frères. Je ressens à nouveau l'infinie douleur de penser Damian perdu pour de bon, là-bas, au fin fond du Mexique. Je me revois faire les cent pas dans le couloir de l'hôpital, tantôt pour Damian, tantôt pour Samuel.

Et là, je repense à H, aux horreurs que nous nous sommes dites, à ce lien que nous nous sommes obstinés à ternir, à cet amour que nous aurions dû nous porter, mais qui strangulé par notre fierté, a eu du mal à tenir ces derniers temps.

Hugo, est mort.

J'entends Samuel demander pardon à son frère, avant de raccrocher, et de venir s'agenouiller près de moi. Il attrape mes mains, me murmure des mots réconfortants.

Mais quel réconfort y a-t-il, là tout de suite ?

— Ariana.

La voix de Damian me sort de ma torpeur, de mon agonie, et péniblement je rouvre les yeux pour constater sa présence là, juste là, à quelques mètres de moi.

Il a un visage neutre, un regard terne, ne comprend visiblement pas ce qui se passe.

— Mon Dam je... je...

Les larmes débordent à nouveau, je me déteste de paraître si faible face à lui, à eux, ainsi recroquevillée sur ma chaise de cuisine.

Et, alors que je m'attends à ce qu'il fonde en larmes à son tour, car il a compris, je le sais, une toute autre réaction s'empare de lui, mille fois pire que les larmes.

Il éclate de rire.

Un rire puissant, destructeur, qui le prend aux tripes, le plie en deux. Je vois Samuel se tendre, horrifié, tandis que son petit ami hurle de rire dans la cuisine, impossible à calmer, la voix aiguë, sifflante.

— … Dami ?

La petite voix de Samuel me fend le cœur. Je devrais me lever pour aller calmer mon frère, qui on y est, disjoncte pour de bon mais, je ne sais pas pourquoi, une force me cloue sur cette chaise, m'empêche de me lever.

Samuel s'approche de lui, s'empare de ses épaules, essaye de le calmer, le prend contre lui, en vain.

Damian hurle de rire, le visage trempé de larmes, tandis que je suis dans l'incapacité de bouger et que les jumeaux, alarmés par le boucan, entrent à leur tour dans la cuisine, suivis de Fiona et Pa.

À notre vue, Danny se statufie, tandis que Mikky, pleure à son tour.

Et là tout de suite, je ne sais vraiment pas quoi faire. Parce que, plus rien n'a de sens, plus rien ne me semble juste ou logique, j'ai juste l'impression de m'être pris un énième coup de poing dans la figure, celui de trop, celui qui me plonge dans un faux coma.

Damian hurle de rire, Danny reste muet, Mikky pleure, Samuel pleure, et moi, je tourne de l’œil.

   Je suis réveillée en sursaut par une main caressant ma joue. Mes yeux s'ouvrent en un déclic robotique, et je croise le regard de Fiona, prévenant, penché sur moi. Ses mains douces et légères, caressent mon visage, me demandent de rester calme.

Il ne me faut pas longtemps pour recoller les morceaux, pour comprendre pourquoi je suis étendue là, sur le carrelage de la cuisine, avec un horrible mal de crâne. Un gémissement s'échappe de mes lèvres serrées, tandis que je tente de me redresser. Fiona pose délicatement une main sur mon torse, me rallonge.

— Doucement ma belle, tu t'es tout de même bien cogné la tête en tombant.

— Où sont Dam et les jumeaux ? On doit rentrer, on doit partir je...

— Du calme j'ai dit, répète-t-elle.

Jusqu'alors accroupies, elle s'assoit complètement à côté de moi, prend ma tête sur ses genoux.

— Les jumeaux sont avec Pa, dehors, ils s'occupent des chevaux. Damian est en haut avec Sam, il s'est... calmé, on va dire. À peu près.

— On doit retourner à Soledo, Fiona je... Ils ont tué Hugo et je suis même pas avec lui...

Ses mains se crispent légèrement sur mon visage, tandis que de nouvelles larmes débordent de mes yeux brûlants.

Ils ont réussi, ça y est.

Ils ont bel et bien détruit notre famille, pièce par pièce, ils l'ont démantelée comme une voiture à la casse. D'abord avec la mort de Lina, qui a entraîné le départ de maman, qui a été suivi de l'arrestation de papa. Après, ils s'en sont pris à mon Damian, l'ont détruit de l'intérieur, brutalement et sans pitié. Ils ont... détruit son âme. Et enfin, Hugo, qu'ils ont abattu, qu'ils ont condamné, qu'ils nous ont arraché avec violence.

Un grondement douloureux franchit mes lèvres, surprend Fiona, qui continue de caresser mon visage avec douceur.

Je vais les tuer, tous jusqu'au dernier.

Des pas retentissent dans les escaliers, et la petite tête de Samuel émerge de la porte de la cuisine.

— Je l'ai forcé à prendre ses calmants, il dort presque en haut.

— C'est bien Sam. Je vais essayer d'appeler son psy. Ari, tu as toujours le numéro de Elena ?

Je hoche doucement la tête, et vois mon amie se redresser, et parcourir la cuisine pour se saisir de mon portable. À sa place, Samuel vient s'asseoir près de moi, et attrape ma main. Ses doigts sont chauds, moites, il a dû en user et en réuser pour calmer mon frère.

— Je suis désolé Ari, s'excuse-t-il avec une voix étranglée.

— Tu n'as rien fais mon chat.

— Je...

Il se mord la lèvre, secoue la tête.

— Je ne comprends pas pourquoi la vie veut pas vous laisser tranquille.

— Tu demanderas ça à notre père, le jour où il daignera sortir de taule.

Mes mots sont sincèrement haineux à son égard, totalement enivrés d'une rage qui, le jour où elle lui explosera à la figure, ne le tuera pas, mais le laissera mal en point.

Il paiera pour nous avoir laissé dans un cauchemar pareil, pour avoir précipité notre chute, au même titre que les King100 paieront de leur vie l'Enfer qu'ils ont fait vivre à ma famille. À ce qu'il reste, de ma famille.

Je me redresse, passe mes doigts dans les cheveux de Samuel, avant de me retrouver debout, le corps tendu, les nerfs à vif.

Fiona est au téléphone avec Elena, je l'entends parler de ''poursuites'', ''d'enquête'', de ''catastrophe de notre côté'', et de ''coupables''.

Un rire étouffé agite mes tripes. Pas besoin de jugement pour le coupable.

On tire, et on juge après. Après tout, y a t-il eu une réflexion profonde de leur part, avant de casser Damian en deux, ou bien avant de tuer Lina et Hugo ?

Mes dents grincent, mes ongles s'enfoncent dans mes paumes tandis que mes poings se serrent.

Samuel note mon mouvement, relève vers moi des yeux aussi tristes que la pluie.

Pauvre gamin. Lui et Rafaël auraient mieux fait de se planter en bagnole plutôt que de poser leurs valises en face de chez nous. Ça leur aurait évité pas mal d'emmerdes, à l'un comme à l'autre.

J'avale ma salive, avant de quitter la cuisine, pour grimper à l'étage. Je franchis les marches quatre par quatre, jusqu'à émerger dans la chambre où mon petit frère somnole, sonné aux médicaments.

À ma vue, il se crispe, se tord, me tourne le dos pour fixer le mur.

Pas un mot, je ne dis rien, et vais m'asseoir près de lui. De ma main, je caresse son cou, son visage, passe mes doigts entre ses mèches brunes, me mords l'intérieur de la joue.

— Je vais rappeler Rafaël, et voir ce qu'on fait, je murmure simplement.

— Je veux juste que ça s'arrête Ari.

Pour chasser la nouvelle grimace qui étire mon visage, je me passe une main sur les yeux, inspire par le nez, et essaye de penser à autre chose.

Dans ma tête, je repense à cette chanson, qu'écoutait souvent Fiona lorsque nous nous préparions avant d'aller en soirée, du temps où j'étais escort :

Everything's gonna be alright, everything's gonna be okay, it's gonna be a good good life, that's what my therapist say,

Everything's gonna be alright, everything's gonna be just fine, it's gonna be a good good life...

Cette première partie du refrain de I'm a mess conviendrait parfaitement au discours de monsieur Ross, ou de n'importe quel psychologue. Relativiser, tout va bien, tout ira bien, ce n'est qu'une question de temps et de patience. Cependant, il y a l'autre partie du refrain, celle qui, en soi, représente à merveille nuestra familia, pour peut que l'on remplace le pronom ''I'' par ''We''.

I'm a mess, I'm a loser, I'm a hater, I'm a user, I'm a mess for your love it ain't new

Petit message adressé à la fratrie Portgas, en espérant qu'ils le comprennent.

Je chantonne l'air en caressant toujours les cheveux de Damian, sens ses épaules s'agiter, se tendre.

— Tout ira bien, je murmure, le regard dans le vide. Tout, tout va bien.

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