32 - Rafaël

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Rafaël

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   Il y a dans l'excitation de Ariana, quelque chose de sincèrement épuisant.

Damian sort de l'hôpital cet après-midi à quatorze heures trente, sur ordre de monsieur Ross, et je ne sais pour quelle raison depuis ce matin, elle a pris pour idée de récurer la maison de fond en comble. D'abord avec les sols, puis les vitres, après avoir bien sûr passé les rideaux à la machine à laver. Et puis, pourquoi ne pas laver l'intérieur du frigo, ça fait longtemps que je l'ai pas fait ! Viens m'aider à sortir le tapis dehors pour l'aérer, et puis tiens, attrape les lingettes, je vais faire la poussière sur les meubles ! On a changé la housse de couette il y a longtemps ?

J'ai fini à midi, par fuir retrouver Jay dans ma propre maison, les mains sentant la javelle et le produit à vitre.

Le retrouver chez moi est désormais une habitude : tant que la mission ne sera pas classée, il préfère rester avec moi, afin que nous puissions travailler ensemble localement. Et puis, étant donné que ma vie désormais, se joue majoritairement dans la maison d'en face, il n'y a plus tellement de problèmes de cohabitation, de place.

Nous avons donc déjeuné ensemble, avant que je ne retourne auprès de ma petite amie. Toujours aussi exaltée, elle avait néanmoins changé d'activité, les mains couvertes de farine, et de la pâte à cookie sur le nez.

— Mi amor, viens goûter ma première tournée !

Sur une assiette trônaient effectivement une trentaine de cookies, tandis que d'autres cuisaient tranquillement au four. Il faisait tellement chaud dans la cuisine.

— Dis-moi, tu sais que ton frère mange comme une souris ?

— Il faut qu'il mange, m'a t-elle simplement répondu. Monsieur Ross est inquiet par rapport à son poids.

J'ai failli lui répondre que le pédopsychiatre était inquiet pour un tas de choses concernant Damian, mais me suis retenu. Après tout, ce n'était pas le moment de la mettre encore plus mal.

De ce qu'elle m'avait raconté, le rendez-vous de lundi après-midi avait été plutôt électrique entre monsieur Ross et son frère. Le vieil homme avait abordé les problèmes de début d'addiction, avait voulu savoir d'où lui venait le besoin presque irrépressible de boire, prendre tout ce qui lui tombait sous la main, et surtout... coucher à droite et à gauche, avec n'importe qui.

Bien qu'elle s'en doutait, la chute a été assez vertigineuse pour Ariana, qui a appris en quelques minutes que son innocent petit-frère n'avait pas attendu ses conseils pour débuter sa vie sexuelle, et qu'elle était sûrement à ce jour, plus fournie que la sienne.

Après l'épisode des cookies, j'ai donc pris la direction de l'hôpital, soulagé de m'octroyer cette pause de quelques longues minutes de silence dans ma voiture vide.

Désormais assis dans le couloir, j'attends l'arrivée du médecin généraliste en charge de Damian depuis son arrivée, pour les dernières recommandations.

Lorsqu'il m'apostrophe, un large sac de médicaments à la main, je hausse un sourcil.

Il m'explique alors que plusieurs anti-douleurs se trouvent à l'intérieur, pour contrer par exemple les étirements qu'il pourrait avoir au niveau des côtes. Une pommade à appliquer sur ses bleus, une plus intime, cicatrisante. Et bien sûr, tout un panel de calmants, anti-psychotique et autre anti-dépresseurs que je ne pensais même pas pouvoir être prescrit à un adolescent de l'âge de Damian.

— Comme certains médicaments prescrit sont difficiles à trouver, je me suis chargé de vous préparer de quoi tenir dix jours. Il faudra donc vous mettre en contact dès que possible avec votre pharmacien pour commander les anti-psychotique de l'ordonnance, d'accord ? 

Jehoche doucement la tête, le laisse poursuivre.

— À la moindre crise, au moindre dérapage, vous n'essayez pas de gérer. Vous nous appelez directement. On poursuit les rendez-vous avec monsieur Ross les mercredis, et samedis après-midis. Pour le bilan physique, on se voit la semaine prochaine. Pas trop de sorties si possible, pas de confrontation, on essaye de le ménager, ok ?

Je hoche la tête, lui serre la main, et vais rejoindre Damian dans sa chambre. Assis sur le rebord du lit, il hausse un sourcil déçu à ma vue.

— Tu as toutes les recommandations pour ''comment gérer le monstre'', on peut y aller ?

Je sens que le trajet retour, avec l'escale au lycée, va être long.

— Bonjour à toi aussi, je marmonne. Tu es prêt ?

— … oui.

Il me dévisage, récupère son sac à dos, grimace en le balançant sur son épaule. Ma main s'avance pour l'aider, il se dérobe, me foudroie du regard.

— Tu fais quoi là ?

— J'essaye de t'aider.

— J'ai pas besoin d'aide, c'est bon. Surtout venant de toi.

Il est mordant, du genre colère froide qu'il ne réserve qu'à moi.

J'avoue l'avoir peut-être cherché : depuis une semaine, je rumine chaque soir en m'endormant, n'arrête pas de me demander si je fais bien de laisser faire les choses entre mon frère et lui.

Je n'en ai pas encore parlé avec Samuel car, j'attendais que Damian soit rentré afin que la tension soit retombée, mais j'ai reçu lundi soir, un appel du lycée. Sur les réseaux sociaux, tourne depuis deux jours une vidéo ma foi explicite de mon petit frère en train de rouer un autre élève de coups. Et, c'est horrible à dire, mais je n'ai pas reconnu le garçon sur la vidéo. Ce n'était juste pas mon petit frère, ce n'est pas Samuel. L'adolescent de la vidéo est animé d'une force aussi destructrice que ravageuse, hurle sur l'autre gamin, le frappe avec une détermination sidérante.

Il veut lui faire du mal.

Je me doute des circonstances qui ont pu mettre Samuel dans cet état : c'est ça qui m'inquiète. Damian est sa chasse gardée, son protégé, sa propriété que personne hormis lui et Ariana n'ont le droit de toucher. Il a plusieurs fois en ma présence, fusillé les infirmiers du regard, grincer des dents en constatant des tentatives pourtant bienveillantes de sécuriser son petit ami.

Il est tellement attaché, tellement prêt à tout pour lui, que ça en devient dangereux.

Je suis en boucle, je me répète, mais que puis-je faire d'autre ?

Sur le parking de l'hôpital, Damian m'ignore, jette son sac sur la banquette arrière, s'assoit à l'avant, darde immédiatement son regard sur le paysage.

— Je pensais qu'on avait réussi à trouver un terrain d'entente, je lance finalement en démarrant la voiture.

— Oui, oui, peut-être. Enfin ça, c'était avant que tu me laisses sur ce putain de parking, et que tu te mettes bille en tête que je suis nocif pour Sam. Non ?

Mon sang se glace dans mes veines.

Mon erreur, cette terrible et impardonnable erreur, me revient dans le visage tel un boomerang.

Hugo m'a confronté. Ariana m'a légèrement fait savoir ce qu'elle en pensait. Mais entendre Damian, sa voix à lui, victime directe de ma mauvaise décision, me hérisse les poils.

— Je...

— Et me dis pas que t'es désolé Raf. Les mots n'effaceront que dalle.

Ses mots me transpercent comme des balles, alors je décide de me taire.

Que pourrais-je dire de toute manière ? Seul le temps pourra m'amener des mots, des réponses à lui donner, des excuses à lui faire. Pour le moment, je ne peux qu'encaisser le fait d'être celui qui a ruiné sa vie.

Nous roulons dans le silence jusqu'au lycée. La cloche n'a pas encore sonné lorsque je me gare juste en face de l'entrée.

Je n'essaye même pas de le retenir lorsqu'il sort de la voiture pour s'adosser à sa portière, les yeux rivés sur les portes du hall. Lorsque celles-ci s'ouvrent, il rabat sa capuche sur ses yeux, et enfonce ses mains dans les poches de son jean.

Un tremblement le secoue, je reste stupéfait.

Samuel ne tarde pas à nous rejoindre, sourire immense plaqué au visage quand, après avoir aperçu Damian, il s'élance en courant pour venir l'enlacer avec force. Il oublie un instant les côtes endommagées, arrache un gémissement plaintif à Damian. Ce gémissement ne trahit en aucun cas sa vraie douleur, j'en suis persuadé : il ne veut juste pas froisser Samuel.

— Lu, Lu !

Mon petit frère apostrophe la jeune fille qui, à son tour, rejoint la voiture en adressant un large sourire à Damian.

— Holà Dami, está bien ?

Mon frère tique, je ne relève pas.

Quelques longues minutes, j'observe ces adolescents se retrouver, s'exprimer par mots simples qui transpirent l'émotion, analyse les réactions des autres élèves, ceux privé du privilège de pouvoir s'inquiéter de l'état de Damian sans arrière pensée. Quelques groupes chuchotent, je vois un gamin prendre une photo, aucun doute que ce soir, la sortie de leur Regina George locale sera un sujet de conversation populaire sur les réseaux.

— Sam, Damian, on va y aller, je finis par marmonner en baissant ma vitre.

— Oui, oui !

Mon frère me sourit, grimpe à l'avant, laisse son petit ami retrouver l'isolement des sièges arrières.

Du lycée jusqu'à la maison, je constate l'état de crispation morbide de Damian. Recroquevillé sur son siège, il fixe les maisons défiler à la fenêtre de la voiture, blême, les dents serrées.

— Cariño tout va bien ? s'enquit Samuel en se retournant.

Quel con, je pense en me rendant enfin compte de mon erreur, mais quel con putain !

Au lieu de prendre un autre chemin, de prévoir la réaction, j'ai pris exactement le chemin qu'aurais dû emprunter Damian le soir où Donni l'a enlevé. Ce putain de chemin jusqu'au bout duquel il n'est jamais arrivé.

Samuel tend la main vers l'arrière, caresse la joue de Damian du revers des doigts, me lance un regard équivoque.

Les reproches commencent à peser lourd sur mes épaules.

Heureusement, nous arrivons bien vite à la maison. Je sors le premier, Samuel ensuite, et lui comme moi restons un instant interloqués sur la lenteur de Damian à sortir de l'habitacle.

Il tremble un peu, flageole en attrapant son sac. Mon frère le lui subtilise, lui reproche de ne pas se ménager, et là où Damian m'a largement fait comprendre qu'il n'avait pas besoin d'aide tout à l'heure, il laisse Samuel prendre soin de lui.

Mon frère ne sonne même pas, rentre chez les Cortez comme s'il s'agissait de sa maison. Puis, il s'arrête, et je l'imite.

Dans la cuisine, attablé en face de Ariana, Hugo boit une bière, les traits crispés.

Il me faut un petit moment pour bien saisir sa présence, puis c'est la bourrasque glaciale qui s'abat dans la cuisine.

Damian passe, fronce les sourcils à la vue de son frère, grince des dents.

— Un revenant, tiens donc. Tout va bien, les gars se portent bien ?

Il crache ces mots comme du venin, attend une réaction de la part de Hugo, qui ne vient pas. Son aîné reste silencieux, et ce malgré les yeux incisifs de son frère rivés sur lui.

— Viens, lui murmure Samuel en passant un bras autour de sa taille, on monte.

Damian esquisse un mouvement pour se rapprocher de son frère, se dérobe à l'étreinte de Samuel, finit par atteindre son but et, alors que personne ne réagit à temps, il attrape la canette de bière et la lui jette à la figure. Cette dernière ouverte, se déverse sur Hugo sans que celui-ci ne réagisse. Je reste estomaqué, fais signe à Samuel de faire monter Damian, ce qu'il fait malgré les vives protestations de ce dernier.

— Espèce de connard ! brame t-il depuis les escaliers.

Ariana se prend la tête entre les mains, soupire, puis boit une gorgée de son propre verre de bière, tandis que Hugo se lève pour aller attraper un torchon et s'essuyer.

— T'aurais dû t'y attendre, je lance en venant m'asseoir à côté de ma petite amie. Pas une fois Hugo, t'es pas venu le voir une fois, et il y est resté une semaine quand même.

Pas de réponse. Le chef des Cortez s'essuie, prend une grande inspiration, et vient se rasseoir à table.

— Qu'est-ce que tu fous là, je demande finalement.

— Il a deux trucs à te dire, marmonne Ariana.

Un rire méprisant de H manque me faire sortir de mes gonds.

— Les flics, tes supers potes les poulets là..., ils ont fait une descente chez les King, suite à l'appel de Fiona. Je te laisse deviner : pas de poursuite, vu que le coupable n'est plus en ville. Tout le monde sait que c'était un acte groupé, mais, pas de coupable physique, pas de poursuite. Cool non ?

Je reste imperméable à ses piques, me contente d'attendre la suite, qui arrive sous forme de carnet d'appel affiché sur le portable de Hugo.

Lu, Lu, Tazer, Lu, Julio, Kaya, Lu...

— … Lorenzo ?

— Son frère, me reprend t-il. Lorenzo est trop froid pour m'appeler si tu vois ce que je veux dire. Déclaré mort hier soir à vingt-et-une heures.

— Et on te laisse deviner qui lui a perforé le crâne, susurre Ariana.

— … non ?

Je refuse de croire qu'il serait assez bête pour revenir maintenant, alors que les Cortez sont sur les dents après son acte de barbarie impardonnable.

Il a détruit leur protégé, a craché à leur visage en les trahissant, a retourné sa veste, attenté à la vie d'un gamin, il ne peut décemment pas être revenu.

— … tu déconnes ?

— On va le saigner ce fumier, grommelle H, la voix nouée. Il va payer, je te le garantis. Là il se planque je sais pas trop où du côté des King mais... t'inqiètes qu'on va le retrouver.

Mon estomac fait un looping, mes entrailles se gèlent, tout devient noir et blanc autour de moi.

Donni est de retour en ville.

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