12 - Damian

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Damian

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   Je sais que Mikky a tout dit à Ariana, et je sais aussi qu'elle vient de capter le mouvement de Samuel, bien qu'il ait essayé de faire ça discrètement. Je sens mes oreilles chauffer, et détourne la tête avec brutalité, pour fixer mon regard sur un tableau au mur. Un ridicule voilier sur une mer agitée, rien de bien intéressant.

Pas que je sois gêné, c'est plutôt que de devoir passer à l'interrogatoire lorsque Samuel sera parti, ne me dit pas tellement. Ariana est vraiment lourde avec ça, a toujours vouloir fourrer son nez dans nos affaires, qu'elles soient de cœur ou d'autre chose.

— Je vais chercher mon portable et on décolle.

Ma sœur nous adresse un signe de la main, et disparaît dans le salon. Quelques secondes passent avant que Samuel, qui ne me regarde toujours pas, ne murmure un « Désolé » aussi sincère que honteux. Je tourne la tête vers lui, et hausse les sourcils.

— Pour ?

— Bah, Ariana...

— Quoi Ariana ?

Il hausse les épaules, évasif, et daigne me regarder à nouveau, seulement après que je n'ai secoué son bras.

— Tu feras gaffe, hein ? me demande t-il d'une petite voix.

— Toujours. Tu me connais.

— C'est pour ça que je te dis ça.

— Tu parles comme un daron.

— Je vois pas comment. Je te rappelle que j'en ai pas eu.

Sa réponse a le don de légèrement m'étonner : autant nous avons déjà parlé de ma famille, en petite quantité certes, mais c'est déjà arrivé, autant je n'ai aucun souvenir de l'avoir vu se livrer sur la sienne.

— Quand tu rentreras la semaine prochaine, on se fera une soirée.

— Tequila Paf ?

— Ça dépend, t'as envie de recommencer ?

Mon sourire en coin s'étire, et il roule des yeux. Au loin, j'entends les pas de Ariana qui reviennent, j'en suis presque dégoûté. Quelques secondes de plus n'auraient pas été de refus. Quelle honte ! Je me suis endormi après le repas, confortablement installé que j'étais contre son épaule. Les restes de mes dernières nuits agitées. Il ne m'a pas réveillé, et même lorsque Mikky nous a hurlé dessus, il n'a pas bougé. Le seul moment où il a quitté la chambre pour aller se chercher à boire a été d'une longueur sans nom.

Samuel m'adresse un grand sourire.

Ariana n'est plus qu'à quelques pas de nous rejoindre, lorsque soudainement, ses mains agrippent mon sweat pour me tirer en avant, avec brusquerie. Je n'ai pas le temps de voir venir, pas le temps d'anticiper.

Ses lèvres déposent un baiser au coin des miennes, avant qu'il ne se recule, au moment même où Ariana réapparaît dans l'encadrement de la porte.

— On y va ? Vous avez eu le temps de vous dire au revoir, ou on va se la faire mélodrame, rires et pleurs sur le pas de la porte ?

— Tout est ok, souffle Samuel.

Il me fixe quelques instants, avant de tourner les talons, et de rejoindre ma sœur en agitant la main dans ma direction.

Lorsque la porte se referme sur eux, mon cœur s'emballe, et mon cerveau réalise. La mise au point est dure à faire, la qualité de l'image reste floue un certain temps, mais lorsque la netteté opère, tous les détails apparaissent : de la chaleur de ses lèvres contre les miennes à sa précipitation, j'imprime le cliché et l'accroche mentalement dans la galerie des choses à ne jamais oublier.

   Samuel est parti depuis deux jours déjà. Nous sommes lundi et pour le moment, ni lui ni moi n'avons relancé. Peut-être qu'il n'a pas de réseau ? Ou peut-être qu'il n'a simplement pas envie que je ramène sur le tapis ce qui s'est passé samedi après-midi ?

Je broie du noir, assis les jambes croisées sur une des chaises de la salle d'attente de la prison.

C'est le grand jour aujourd'hui. Ariana a finit par céder, et m'a emmené jusqu'à la prison où est enfermé papa. Deux ans que je ne l'ai pas vu, que je n'ai même pas pu l'appeler. Il risque de ne pas me reconnaître, ou bien... ce sera l'inverse. Il a eu de mes nouvelles par H, qui est resté en contact. Il doit savoir pour le gang, pour les phases une et deux, mais surtout pour la trois, avec laquelle je rechigne un petit peu.

Enfin, non. Je ne rechigne pas : j'appréhende.

Ariana réapparaît dans la salle, une canette de soda à la main, une bouteille d'eau dans l'autre.

— Faut vraiment que tu arrêtes avec cette histoire de régime.

— Et toi faut que tu arrêtes avec tes réprimandes. J'ai quand même le droit de choisir ce que je mange.

— Entre ''choisir ce que tu manges'' et ''T'affamer'', il y a une petite différence.

Je grince des dents, et ouvre ma bouteille pour en boire une longue gorgée.

Ariana va lui parler la première, et ensuite ce sera mon tour. Une personne à la fois, c'est la règle. Évidemment, nous serons surveillés par les gardes, alors Ariana s'amuse à dire que ce sera une entrevue médiatisée. Elle a vraiment un sens de l'humour exceptionnel.

— Ariana Cortez ? appelle un garde armé.

Elle hoche la tête, et se redresse avant de me caresser les cheveux. Sa canette est à peine entamée sur son siège, et j'imagine que d'ici à ce qu'elle revienne, il n'y aura plus de bulles.

Elle disparaît dans le couloir qui mène aux parloirs, et j'hésite à sortir mon portable, avant que le poids de l'ennui ne commence à m'écraser.

Duke me propose de le rejoindre en fin d'après-midi pour aller jouer dans une salle d'arcade. Lu, m'informe de sa sortie au centre commercial, au cas où je veuille la rejoindre. Enfin, Donni m'explique qu'il a une ''course'' à faire, mais que ses livreurs habituels sont au fond du lit.

Quelle ironie putain, répondre à un message où on me propose de faire la mule, en plein milieu de la salle d'attente de la prison.

Je refuse la proposition de Duke, informe Donni que je m'en chargerai plus tard, et indique à Lu que je la rejoindrai vers seize heures.

Puis, je fixe un moment le contact de Samuel, renommé d'un simple ''Sam'' succédé par plusieurs émojis singe et licornes, avant de lui taper un message.

« J'espère que tes vacances se passent bien, et que tu sens pas trop le crottin. Je suis à la prison du conté, avec Ariana. Je dois voir mon père aujourd'hui. On s'appellera un de ces jours ? » - Damian. Je le relis, hésite vraiment à l'envoyer : ce texto transpire un certain besoin de juste l'avoir au téléphone, et je suis absolument contre qu'il me pense dépendant de lui. Car ce n'est pas le cas, n'est-ce pas ?

J'envoie le message.

   Lorsque j'entre pour la première fois das la vaste salle réservée aux visites, je suis plutôt impressionné. Les murs sont d'un blanc atroce, le mobilier d'un brun ancien, et les prisonniers d'un orange flashy. Plusieurs tables sont parsemées dans la salle, autour desquelles se regroupent des familles, des amis, des connaissances. Partout, pour surveiller les détenus et leurs proches, plusieurs molosses, armes au poing, nous fixe déambuler d'un œil suspect. Tout est possiblement source de danger pour eux, et qui serais-je pour les contredire ? Je veux dire, on a un détecteur de métaux à l'entrée du lycée, la psychose est partout.

Je me fais une nouvelle fois palper à l'entrée de la salle, puis on vérifie le contenu de mon sac à dos . À ma vue, Ariana se lève, salue notre père, puis se dirige vers moi d'un pas élancé, la mine sévère.

— Tout ce qu'il te dit, tu me le répètes. S'il te menace, tu m'envoies un message. S'il me critique... je préfère pas le savoir.

Elle pose un baiser sur mon front, protectrice, et sort de la salle après avoir envoyé un dernier regard à notre père par-dessus son épaule.

D'un pas tout à coup moins assuré, je m'avance, et note les larges menottes qui entravent ses mains, mais aussi ses pieds.

Je me rappelle parfaitement du visage de mon père : Montgomery Cortez n'a jamais été le genre de type avec qui on a envie de s'embrouiller à la sortie d'un bar. La mâchoire carrée, le teint plus qu'hâlé, les yeux d'un noir d'encre. Plusieurs cicatrices marquent son visage en plus des rides qui commencent à s'y accumuler, descendent dans son cou, et se devinent sur ses épaules.

Il s'est coupé les cheveux, mais garde toujours une petite longueur qui lui fait retomber quelques mèches sur le front.

— Holà papa, je chuchote en m'asseyant en face de lui.

Son regard me balaye, des pieds à la tête, me détaille, me juge.

Avant son arrestation il y a deux ans, nous avions tous un rôle bien défini dans la famille : H le futur repreneur, Ariana la fille parfaite, forte et réfléchie qui n'hésitait pas à casser des nez, et moi, le petit truc fragile qu'on voyait déjà comme la coqueluche du gang. Le gamin à l'air trop doux pour pouvoir un jour tenir une arme, celui qui se résumerait à pavaner aux côtés de ceux qui seraient jugés aptes à se battre. Je me souviens des repas de famille, où notre père nous énonçait à chacun nos qualités, et nos défauts. Mes qualités : joli gueule, joli corps, langue bien pendue, attendrissant. Mes défauts, trop nombreux pour être énumérés : faible, pleurnichard, fille manquée, lâche, pédale.

Est-ce que cela a vraiment changé aujourd'hui ? Le petit surnom ''El principe'', clame l'inverse, mais que puis-je y faire ? L'étiquette, toujours l'étiquette, pas le caïd, pas le mec bourrin, le trop parfait pour être abîmé. La belle gueule, il en faut toujours un.

J'ai néanmoins essayé de m'améliorer après son départ, de me rendre prêt pour son retour. De la liste des défauts qu'il m'attribuait, seul le dernier est encore valide. Du moins... je l'espère.

— Mi hijo, tu as bonne mine.

Il doit se foutre de ma gueule. J'ai toujours un large hématome sous l’œil droit, et les marques des doigts de Lenni sur le coup. Le plus con des cons pourrait constater que je me suis salement fait étrangler il y a peu.

— Je crois pas, non.

— Moi je peux t'assurer que si. Tu as grandi. Tu es un très beau jeune homme.

Une fois qu'il aura finit de me caresser dans le sens du poil, il passera à ce qui ne va pas.

C'était toujours comme ça à la maison : tout va bien, tu assures, tu es beau. Puis : tu es trop faible, tu devrais avoir honte de ton comportement, prends exemple sur ton frère !

Sauf qu'aujourd'hui, il ne dit rien, non. Il serait presque passif, ce qui est ahurissant, après deux années entière sans ne serait-ce que s'appeler.

— Ta sœur m'a appris pour madame Kaya.

— Tu crois que je serais autorisé à être ici sinon ?

Il rit, de son rire rauque de fumeur averti, et tend la main pour me tapoter la joue d'une façon assez infantilisante pour me vexer.

Alors c'est ça. Même sans qu'il n'ait à le dire, je comprends que je ne suis toujours pas au niveau.

— Ne parlons plus de ça, mi hijo. C'est derrière nous.

Je hoche pensivement la tête.

C'est affreux, j'ai rêvé de ces retrouvailles et au final, je ne ressens presque rien. Du moins, pas ce que j'aurais aimé ressentir. Tous les vieux souvenirs remontent, les coups de gueule et les critiques, les armes partout dans la maison, la cave lorsque la menace d'un règlement de compte était trop forte. Pourquoi je ne retiens que ça ? Pourquoi n'y a t-il rien d'autre qui ressort ?

Il me raconte la prison, son quotidien dans la cellule qu'il partage avec plusieurs autres ex-Cortez, sa place de mâle dominant au milieu des couloirs.

Que ça doit être facile d'afficher sa posture dominante lorsque la nature nous en a tout bonnement fait don.

— Et toi ? Ari m'a dit que tu étais en seconde ? H m'a même dit que tu étais dans une équipe sportive ?

Il n'aurait pas pu fermer sa gueule, sérieusement ? Si mon père apprend que je suis cheerleader, c'est fini. Il ne voudra plus jamais me parler.

Je me pare d'un sourire que j'espère suffisant pour le convaincre, et hausse les épaules avec légèreté.

— Oui, en athlétisme.

— Ça m'étonne pas, tu as toujours eu des cuisses de coureur.

Il rit à nouveau, et un type à sa droite, un autre détenu, lui fait un petit signe du menton.

— C'est mon gamin ! Mon petit dernier !

— Non papa... y'a les jumeaux après moi, je murmure d'une voix éteinte.

Il fait semblant d'être choqué par sa propre méprise, et me pointe d'un doigt équivoque.

— Évidemment, ou avais-je la tête ? Quel âge maintenant ? Sept ans ?

— Neuf.

— Bien sûr, bien sûr.

Je me mords l'intérieur de la joue, et continue de l'écouter, alors qu'il repart dans ses histoires de groupe dominant et des ''petites tapettes qu'il n'a même pas besoin de remettre à leurs places''.

Puis, il me pose enfin des questions : pas sur moi évidemment, sur le gang. Comment ça se passe, les nouveaux membres, les derniers casses, tout ça dans des murmures qu'il ponctue de rires, comme si nous étions simplement en train de partager un moment père-fils tout ce qu'il y a de plus classique.

— Et alors mi hijo, où en sont les trois petits cochons ?

Je relève les yeux vers mon père, et hausse les sourcils, peu sûr de comprendre de quoi il veut parler.

Il rapproche ses mains menottées de son menton, et lève trois doigts.

— Le lecteur du conte m'a dit que le loup avait déjà mangé deux petits cochons. Et le troisième ?

Lorsqu'il prononce le mot ''loup'', il me pointe discrètement du doigt, et alors je comprends. J'assimile ses paroles, mes les approprient, et me sens geler sur place.

— Tu sais papà, peut-être que le loup a un peu peur du troisième petit cochon, et c'est pour ça qu'il met un peu de temps à le manger.

— Mais une fois qu'il l'aura dévoré, il sera plus fort, et pourra se faire accepter par la meute.

— Pourquoi est-ce qu'il faut forcément qu'il mange ce petit cochon ? Les autres loups pourraient l'accepter tel qu'il est... il en a déjà tué deux après tout.

Mon père rit un peu en face de moi, et me lance un regard équivoque, avant de reprendre, le regard plus dur.

— Tu sais mon fils, être loup ce n'est pas facile tous les jours, mais une fois que tu y a goûté, c'est difficile de revenir en arrière. De plus, le chef de la meute, il adore lorsque de très jeunes loups arrivent à faire ce qui est normalement réservé aux loups adultes. Il est très fier d'eux. Surtout lorsque rien ne laissait présager que les louveteaux pourraient être autre chose que du bétail pour d'autres meutes.

— Et... il n'y a que ça pour le rendre fier, vraiment ?

Une boule se forme dans mon ventre, et mon sang bat plus fort contre mes tempes. Sa réponse, je ne veux pas l'entendre. Pas la comprendre, je veux continuer d'espérer que même sans ça, un jour, je pourrais gagner sa fierté, celle qu'il a toujours accordée à H et Ari.

— Vraiment. Juste ça.

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