11 - Ariana

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Ariana

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— Ensuite, vous vous mettez en position de gainage sur les avants-bras...

Les jumeaux grondent derrière moi, mais s'exécutent. Je les entends se mouvoir sur leurs tapis de gym. Damian à côté de moi s'installe rapidement, et se gaine comme si pour lui, cet exercice n'était qu'une formalité. Le ventre rentré, je peux voir d'ici ses muscles se contracter sous l'effort.

Ce matin, c'est sport, et en famille.

Suite à l'épisode chaotique de hier après-midi, la fugue de Damian – qui est encore rentré à pas d'heure – et une dispute musclée entre Mikky et Danny ce matin, j'ai donné ordre de sortir le matériel de gym pour une petite séance avant le repas. Contrariété générale, j'ai envie de dire tant pis pour eux. Ils n'avaient qu'à y penser avant de respectivement fuir de la maison, et s'envoyer leurs bols de céréales à la figure.

— Danny, pointe de pied, tu triches là.

— Je te déteste.

— Moi aussi je t'aime mi corazon, mais gaine-moi tout ça.

Je lui donne un petit coup du bout du pied, et il se repositionne en pestant tout ce qu'il peut contre mes méthodes de dictatrice.

Est-ce que je connaissais le mot ''dictatrice'' à neuf ans ?

Je m'apprête à annoncer un nouveau mouvement, lorsque la sonnette de la porte retenti avec fracas par-dessus la musique qui se diffuse à la télévision.

Tout d'abord, j'ai envie d'ignorer cette visite, mais on sonne à nouveau, alors je me lève, bien malgré moi.

— Continuez de gainer.

— Je vais mourir Ari.

— Si tu peux parler, c'est que tu es encore loin de mourir. Moins hautes les fesses.

Du pied, je repousse le fessier de mon petit frère vers le bas avant de me diriger vers la porte, les cheveux humides et les joues brûlantes.

Suis-je seulement étonnée de tomber sur nos voisins en ouvrant la porte ? Pas le moins du monde, non.

— Raf, Sam, vous tombez bien, on était justement en train de tester une nouvelle odeur d'ambiance : transpiration et céréales. Ça vous plaît ?

Rafaël sourit, et Samuel éclate de rire. Il me semble plutôt de bonne humeur, et ce malgré la petite rebuffade qu'à dû lui passer Rafaël hier après-midi.

Cependant, lorsque Rafaël lui donne un coup dans l'épaule, il lui lance un regard électrique. C'est fou, même énervé, ce gamin garde sa petite bouille avenante.

— Oh non pas vous, grogne mon frère en me rejoignant, les cheveux trempés plaqués en arrière.

Sportif oui, mais sportif fumeur. Je suis sûre qu'il regrette amèrement ses deux clopes du petit-déjeuner.

— On est ravis de te voir aussi. Je crois que tu as oublié de mettre un pantalon.

La remarque de Rafaël fait sourire mon frère, d'une façon pas du tout amusée, alors qu'il lâche un rire tout sauf vrai.

— Très drôle, tu as avalé un clown entre deux cafés ?

Rafaël lui rend son sourire factice et désigne sa maison par-dessus son épaule, d'un pouce tendu.

— Tu peux dire adieu à l'hôtel gratos.

— Tant mieux, je trouvais l'accueil désastreux.

Ils se chamaillent comme un vieux duo tandis que Samuel et moi, les regardons se renvoyer la balle avec toujours plus de mordant.

— Je t'ai connu de meilleure humeur, marmonne Rafaël.

— Et moi moins parlant. Je te propose que chacun reprenne ses bonnes habitudes ?

Non mais j'hallucine.

Avant que l'un ou l'autre n'ait pu relancer, je rappelle notre présence à Samuel et à moi, d'un sifflement aigu.

— On vous dérange peut-être ?

Les deux se fixent encore un court instant, avant de baisser les yeux pour un, et de hausser les épaules pour l'autre.

— Bien. Maintenant que les gamineries sont terminées, peut-être pourriez-vous nous dire ce que vous faites chez nous ?

— Sam voulait dire au revoir à Damian, et vu que je n'ai pas envie qu'il s'enfuie, je l'ai accompagné.

Vague glaciale dans le hall d'entrée. Mon frère a brutalement relevé le menton, pour dévisager son ami avec un air perplexe, tandis que j'interroge Rafaël du regard.

— Il part une semaine au ranch de nos grands-parents maternels. Histoire de s'aérer la tête.

Je me mords pensivement l'intérieure de la joue ; je suis prête à parier que ce voyage improvisé, s'est décidé hier juste après avoir récupéré Samuel au lycée. Mais, je me trompe peut-être ?

Samuel se tortille nerveusement en se tordant les mains, fuit le regard de mon frère qui finit par abandonner, et braquer ses pupilles assassines sur Rafaël.

— Bien joué, je te félicite. L'éloigner du danger public, bonne solution.

Bingo. Mon frère pense comme moi, on ne partage pas le même sang pour rien.

Rafaël soupire, et pose des mains possessives sur les épaules de Samuel qui en un mouvement se dérobe, et se rapproche de Damian.

— Mon avion, il est à quelle heure ?

— Seize heures, marmonne son frère en croisant les bras derrière sa tête.

— Cool. Jusque là, j'ai permission de sortie ? Je peux rester ici jusqu'à ce ce qu'on parte à l'aéroport ?

Je sais que je vais aller contre Rafaël, mais je me sens obligée de réagir face au mal que se donne Samuel pour rendre la situation moins oppressante pour tout le monde.

— Je peux te le ramener à quinze heures ? Et tu peux avoir ma parole, ni l'un ni l'autre ne quittera cette maison.

— Parole d'honneur ?

Il sourit désormais, mais d'un sourire plus vrai que tout ce qu'il a affiché jusqu'à maintenant.

— Ariana ! On peut arrêter le gainage s'il te plaît ?

Je me fige un instant, avant de pouffer de rire ; les jumeaux débarquent dans la seconde, rouge et essoufflés. À la vue de Samuel et Rafaël, ils se précipitent pour câliner le plus jeune, et saluent poliment le plus âgé.

— Ok, concède Rafaël. Mais soyez pas en retard, l'avion de seize heures est le dernier.

— Et ce serait dommage qu'il le loupe.

Mon frère est piquant aujourd'hui, la langue aiguisée. Il en veut à Rafaël, peut-être à raison ? D'après ses dires, il n'a pas vraiment été très agréable avec lui hier, au lycée. Bien sûr, je ne suis pas crédule au point de croire tout ce que me raconte Damian, mais le regard noir qu'il a décrit est plus que plausible.

Samuel sourit à pleines dents, et a passé un bras autour des épaules de mon frère qui étonnamment, ne se dégage pas.

Son frère m'adresse un dernier sourire avant de battre en retraite, après avoir salué Samuel et prévenu Damian qu'il serait mis au courant de tout écart.

Sa réponse ? L'ignorance.

   Il s'est mis à pleuvoir à sac en début d'après-midi, juste après le repas. Nous avons juste eu le temps de débarrasser la table dehors, que des trombes d'eaux se sont mises à inonder notre cour. Les jumeaux ont insisté pour aller jouer aux pirates dehors, j'ai essayé de lutter, en vain. Depuis, je les regarde patauger dans les flaques, chaussés de leurs nouvelles baskets qui à la sortie de la boîte, étaient blanches.

Fiona m'a rejoint vers quatorze heures, le sourire aux lèvres, sa mallette de vernis à ongle entre les mains. Elle voulait me remonter le moral car selon elle, suite à la soirée de rencontre au Prado lundi, je serais d'une humeur plus que morose.

— Tu vois, l'important, c'est pas tellement ce que tu dis, mais la façon de le dire. Et lui...

Experte, elle applique une fine couche de vernis corail sur mon ongle, tout en me racontant la façon extraordinaire dont elle a selon ses dires, eu le coup de foudre pour l'un de ses clients. Pas plus tard qu'hier, dans un bar. Elle m'en parle depuis au moins quinze minutes, je n'en peux plus.

— Ari, tu ne m'écoutes pas là.

— Désolée, je suis un peu dans les nuages depuis ce matin.

— Je vois ça. Tu veux une clope ?

Elle me tend un paquet, et je pioche distraitement dedans, avant de me lever pour aller ouvrir la fenêtre du salon.

J'avoue ne pas très bien dormir en ce moment, avec tout ce qui se passe autour de moi. Entre la bagarre de hier au lycée, qui a succèdée à une crise d'angoisse que je n'avais jamais connue aussi violente chez Damian, la tentation de retourner aux côtés de H me titille de plus en plus. Pas pour reprendre du service dans la vente ou les magouilles, mais seulement pour avoir accès à ce qu'ils savent. Car je suis persuadée qu'il ne me donne qu'un très faible pourcentage de leurs réelles informations.

— Meuf, je crois que tu as encore perdu du poids, ton short baille aux fesses.

— Je sais.

— Méfie-toi, l'agence est pas pour les filles cadavériques.

Je souris pour moi-même : je suis loin, très loin d'être cadavérique. Je trouve même que mes cuisses sont un peu épaisses par rapport au reste de mon corps, sans être énormes non plus. Fiona est plantureuse, je suis juste un peu plus fine qu'elle.

— Tu sais, je compte quitter l'agence.

Elle reste perplexe, me fixe au travers du nuage de fumée qui m'entoure. J'ai l'impression que mes paroles ont du mal à faire le chemin jusqu'à son cerveau.

— Quoi ? Mais pourquoi ?

— J'en ai marre, c'est tout.

— Chérie, ok, je comprends. Mais comment tu...

Elle se tait, au moment où les escaliers grincent. Samuel apparaît, son tee-shirt XL rentré plus ou moins correctement dans son pantalon taille haute. Lui et son frère sont vraiment le jour et la nuit à ce niveau-là.

— Tout va bien Sam ?

— Ouais super, vous faîtes quoi ?

Il s'approche pour contempler nos ongles peints, et s'attarde sur ceux couleur sang de Fiona.

— Dingue, je sais pas comment vous faites avec des ongles de cette taille. Je réussirai à les casser rien qu'en me savonnant je pense.

— C'est un coup à prendre, lui répond Fiona.

Il hoche pensivement la tête, et nous adresse un dernier petit signe de la main avant de disparaître dans la cuisine, pour en ressortir dix secondes plus tard armé d'une bouteille de limonade et de deux verres.

— Tu feras passer à Dam que tu n'es pas son esclave, je lui lance alors qu'il remonte.

— Il va pas être content mais, je lui dirai !

Il rigole, et grimpe à l'étage sans plus nous accorder d'attention.

Fiona revient à ses ongles, appliquée, et finit au bout de quelques secondes par reprendre la parole.

— J'aime bien ce gamin. Il change de tous ces gosses superficiels qui gravitent autour de Dam à Soledo High.

— C'est sûr. Je me demande comment ça peut si bien fonctionner d'ailleurs. Ils sont un vrai mystère.

Et je pense ce que je dis. Lors de notre première rencontre avec Samuel, je l'avais trouvé attendrissant avec ses grands yeux et son grand sourire, mais m'étais dit au fond de moi-même, qu'il ne finirait pas l'année au lycée. On ne peut pas vraiment dire que notre établissement soit réputé pour sa sécurité et son cadre irréprochable. C'est ce que madame Clint et madame Aubra essayent de véhiculer, mais personne n'est dupe : entre les agressions, le racket, les agressions sexuelles que je soupçonne très fortement de ne pas avoir diminué depuis mon époque, et le cadre particulier de réunir en son sein plusieurs gangs, je ne voyais vraiment pas un petit gars comme Samuel au milieu de tout ce cirque. J'étais moins inquiète pour Damian, dont le nom de famille et la place agissaient comme immunité à certains traitements. Du moins... jusqu'à hier.

Rafaël en avait rapidement parlé avec moi : est-ce que ce lycée craint vraiment ? Oui. Est-ce que je devrais donner une bombe à poivre à Samuel ? Évidemment.

Il n'en a jamais eu besoin, car pour une raison ou pour une autre, il a fini par se rapprocher de mon frère – ou est-ce l'inverse ? – bénéficiant ainsi de son traitement de faveur. C'est ce que Lu m'a expliqué, lorsque je lui ai posé la question, un jour où je l'ai croisée au centre commercial : « Le nouveau ? Non, tranquille. Personne osera le toucher, il est avec nous. Il est avec el principe ».

Elle avait raison.

— Je pense très sincèrement que sa présence fait du bien à Dam.

— C'est sûr, j'acquiesce en refermant la fenêtre. Je t'avoue que le fait qu'il parte une semaine loin de Soledo, surtout en ce moment, ne me rassure pas vraiment. En un sens, j'ai l'impression qu'il est la raison pour laquelle Dam a pas encore totalement vrillé.

Elle hausse les épaules, et termine son dernier ongle, le sourire aux lèvres.

   Comme prévu, peu avant quinze heures, je commence à héler les garçons en bas des marches, les mains en porte-voix pour me faire entendre malgré la musique qui pulse à l'étage. Du reggae, pour sûr que ce n'est pas mon frère qui détient le contrôle sur le choix musical.

Danny est à mes côtés, et fronce les sourcils en écoutant les rythmes tranquilles de la chanson à l'étage.

— C'est cool comme musique, me lance t-il en hochant la tête.

Danny le quarantenaire, le retour. Ses petits bras croisés sur son torse, il secoue la tête à la façon d'un homme raffiné devant un concert de jazz. Mikky, qui nous rejoint en hurlant, le bouscule en s'élançant dans les marches, et je constate qu'enfin, il est possible de leur attribuer un caractère propre. Jusqu'à maintenant, ils essayaient de rester calqués l'un sur l'autre, par peur sans doute.

Plus aujourd'hui. Danny est définitivement le calme, et Mikky le gosse sous acide.

— Les garçons, je gronde. Dernière édition ! Sam !

J'entends la porte se claquer à l'étage, Damian hurler sur son petit frère, avant que la musique ne se coupe brutalement.

Puis, c'est un vacarme sourd, celui de corps qui se bousculent et embrassent le sol, celui d'objet qui s'écrasent sur le plancher. Nouveau claquement de porte, Mikky est le premier à réapparaître. Il a une drôle de tête, et me dévisage d'un air ridicule. Il a envie de me dire quelque chose, mais semble craindre pour sa sécurité si jamais il se laisse porter par cette envie.

Je lui fais signe de vite me rejoindre avant que les garçons n'arrivent, et il dévale les marches pour se planter à côté de moi.

— Damian, il dormait, mais il était à moitié allongé sur Sam... ! … on aurait dit des amoureux !

Son ton est plus qu'amusé, espiègle : trahir ce petit secret lui donne le sourire aux lèvres et l’œil brillant. L'air d'un gamin qui sait qu'il vient de balancer son grand frère, et qui en est fier.

Comme si de rien n'était, les garçons se présentent enfin en haut des marches, et je note à l'obscurité des yeux de Damian, qu'il finira par tuer Mikky, un jour où j'aurais le dos tourné.

— Bien dormi ? je demande, le sourire aux lèvres.

— Tu lui as dis espèce de balance ?!

— Me dire quoi ? Tu as simplement la joue rouge, c'est tout. Il s'est passé quelque chose dont je mérite d'être informée ?

Hochement de tête négatif. Samuel me lance un regard suppliant, la mine plus qu'attristée.

— S'te plaît, plaide ma cause auprès de Raf.

— Je le connais depuis moins longtemps que toi, et pourtant, je sais déjà qu'il est têtu comme une mule.

Il soupire, et mon frère pose sa main sur son épaule, pour le réconforter.

— C'est juste une semaine. On pourra toujours s'appeler ? Ça passe internet dans le bled de tes grands-parents ?

— Des fois oui, des fois non.

Ils sont tous les deux si dépités, j'aurais presque envie d'aller me confronter à Rafaël pour plaider leur cause. Cependant, je sais que s'ils veulent espérer pouvoir continuer à se voir, il faut le rassurer en laissant Samuel s'éloigner.

J'indique aux jumeaux de retourner jouer après avoir dit au revoir à Samuel, puis informe les deux adolescents que nous partons dans deux minutes rejoindre Rafaël.

Discrets, mais pas assez pour que je ne les remarque pas, ils s'étreignent les mains, rougissent fortement, et détournent les yeux.

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