11 - Samuel 

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Samuel

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   Une semaine d'exclusion. C'est à la fois énorme, et ridiculement petit après ce qui s'est passé à midi.

À dire vrai, je me sentais comme dans un film, extérieur à ma propre réalité : ma vie se jouait devant mes yeux, réalité virtuelle où la douleur et les ressentis étaient plus que bien imités.

L'affrontement en lui-même ne s'est arrêté qu'une fois la police arrivée au lycée. Armés de leurs boucliers et de leurs matraques, les agents de l'ordre nous ont demandé de nous stopper, dans le calme, de nous agenouiller et de mettre les mains derrière la tête. Ça n'a pas marché au début. Puis, ils ont commencé à frapper leurs boucliers en métal de leurs matraques, et miraculeusement, leurs mots se sont mieux fait entendre. Nous nous sommes agenouillés, redevenus craintifs à la vue du nombre d'armes dirigées vers nous : bagarre de gang entre lycéens ou pas, nous ne faisions clairement pas le poids. Ils nous ont fouillés, ont vidé nos sacs à dos pour vérifier que nous ne portions pas d'armes, puis madame Clint, notre principale, a pris le relais. Ses hurlements me reviennent en tête, où elle nous somme de nous battre en vertu du respect, de la paix, de la tolérance, pour des causes nobles. De jolis mots, morts bien avant d'atteindre les esprits. Durant son discours, la tension toujours présente, déchirait les corps et nourrissait l'envie. On avait envie d'y retourner, comme des charognards à portée d'une carcasse. On en voulait plus, se défendre encore et toujours, réaffirmer un territoire.

Ça, c'était la cause de l'affrontement général. La mienne de cause, était plus minime, plus discrète, et était recroquevillée au pied d'une table en se tenant le nez, le regard glacial.

— Samuel bon sang...

Rafaël applique un coton gorgé de désinfectant sur ma pommette, et je grimace. Maintenant, je comprends pourquoi Damian en avait fait un scandale la nuit après la fête d'Halloween.

La proviseure a appelé nos responsables légaux, qui ont dû se présenter au lycée pour que nous puissions le quitter. Autant dire que Rafaël n'était pas des plus ravis de venir me récupérer au gymnase, assis au milieu de tous les autres fouteurs de trouble, la mine basse. Il me l'a d'ailleurs bien fait remarquer en passant le trajet retour muré dans un silence pire que les cris de colère. Il était juste, impassible.

Doucement, il fait remonter le coton vers mon arcade, légèrement touchée lors de la bagarre.

Il est peiné, déçu, inquiet, très inquiet. Peut-être trop.

— Tu vois, je m'étais attendu à beaucoup de choses en venant ici, mais pas à ça.

— Je t'ai déjà dit que j'étais désolé.

— Je m'en branle de tes excuses, Sam. C'est pas de ça dont je te parle. Je te parle du stress, de l'inquiétude, qui ne va plus pouvoir me quitter. Tu t'es battu au lycée, avec d'autres ados dangereux, des ados membres de gang putain. Tu te rends compte ?

Je ravale difficilement ma salive, me masse l'arrête du nez, et commence à rageusement me ronger l'ongle du pouce.

Il a tort. Sur toute la ligne. Je ne me suis pas battu pour défendre un camp ou l'autre, mais pour défendre Damian, c'est tout. J'ai paniqué, cru que l'autre allait lui tenir la gorge jusqu'à ce que nous ne puissions plus rien faire.

J'ai pas réfléchi. Mais je ne regrette rien, loin de là.

— Tu sais Sam, je m'y suis pas opposé jusque là mais...

Oh non. Mes dents arrachent un morceau d'ongle, et un petit filament de peau part avec. Mon pouce saigne maintenant, ça me fait mal.

— Je suis pas sûr que Dam ait une bonne influence sur toi.

La bombe est larguée.

Ses yeux gris se plantent dans les miens, m'encouragent à réagir. Il a posé le morceau de coton imbibé de sang à côté de moi, sur le rebord du lavabo de la salle de bain.

Je joue la sourde oreille, feins d'être inapte à comprendre ce qu'il m'avance.

— Sam.

— Je vois pas de quoi tu parles.

— Si. Et j'en suis le premier désolé. Je sais que vous vous entendez bien, mais on parle d'un problème plus grave Sammy.

Il ne m'appelle jamais ''Sammy'', sauf lorsqu'il a vraiment envie que je l'écoute, et que je comprenne que la situation est difficile à aborder pour lui, comme pour moi.

C'est comme ça qu'il m'a appelé le jour où escorté de la police, il est venu me chercher chez maman.

— La nuit dernière, j'ai été chez les Cortez, Sam. Damian était en pleine crise de panique, il hyperventilait, n'arrivait pas à se calmer. Un cauchemar, un simple cauchemar. Imagine ce qui doit se passer dans sa tête pour qu'il réagisse ainsi à un simple cauchemar.

— C'est dégueulasse ce que tu dis.

— Mon grand, il a ouvertement insulté un professeur, t'a fait boire, manqué le couvre-feu, était l'une des cibles d'un règlement de compte, est le petit frère d'un putain de chef de gang, s'est une nouvelle fois fait démonter la gueule en se bagarrant, et t'a entraîné avec lui dans sa chute. J'adore Ariana, j'apprécie Damian, mais je ne peux pas laisser tout ça te bouffer.

Un nœud se forme dans ma gorge. Un nœud serré, de ceux qu'on arrive pas à défaire, même avec les ongles. Il enserre ma trachée, un peu comme les doigts de Lenni autour du cou de Damian tout à l'heure.

Rafaël abuse, il est dans les extrêmes, il surjoue. Il exagère des faits qui certes sont assez graves, mais pas au point de prendre ce ton solennel comme s'il m'annonçait une catastrophe majeure à venir.

Au fond de ses yeux, un petit éclat le titille : il veut me dire autre chose, mais n'ose tout simplement pas.

De sa main, il essaye de me toucher la joue, mais je la repousse avec sécheresse, et surprend son regard étonné.

— T'es qu'un hypocrite. Si tu penses tout ça d'eux, pourquoi tu fais les yeux doux à Ari ? Et puis, pourquoi tu me reparles de monsieur Taylor ? De la fête d'Halloween ? C'était sur le moment qu'il fallait t'affoler, pas deux semaines après, sous prétexte que oh mon dieu, j'ai une égratignure au visage.

— Ne t'énerve pas.

— Et pourquoi pas hein ? Tu es injuste, et tu es méchant. Damian est mon ami, tu le sais, et tu es en train de le pourrir. De dire qu'il est dangereux, qu'il est nocif, qu'il m'emporte dans sa chute, tu te rends compte ?

Mon frère recule d'un pas, et se frotte le front de la main, les yeux clos.

Toujours dans la contradiction. D'abord il s'inquiète du fait que je n'arrive pas à me faire d'amis, et lorsqu'enfin je réussi à créer du lien, il veut me faire lâcher prise.

Rapidement, je me redresse, et saute du rebord du lavabo sur lequel j'étais assis, pour quitter la salle de bain d'un pas lourd.

— Sam !

— Laisse-moi tranquille, je grommelle avec un tremblement dans la voix.

— On ne peut pas juste parler comme des adultes ?

— Ouais c'est ça. Je suis un adulte que quand ça t'arrange.

Je rentre en trombe dans ma chambre, et claque ma porte derrière moi, avant de m'y adosser et d'enfouir mon visage entre mes mains.

Dans ma tête, c'est le chaos. Il m'avertit du bordel qui règne dans le crâne de Damian, mais à aucun moment il ne s'intéresse de savoir ce qui se passe dans le mien. C'est la guerre, conflit d'intérêt, de loyauté, déchirement, explosions. Mes idées se foncent dessus, se percutent, se cisaillent, et meurent.

Peut-on saigner à force de trop penser ?

— Sam, ouvre cette porte allez.

— Tu peux ajouter vulgarité à la liste des reproches à faire à Damian : va te faire foutre !

Je donne un coup sur le panneau de bois, et l'entends s'éloigner en grommelant.

Dans ma poche, mon portable vibre,et j'y jette un rapide coup d’œil :

« J'espère que tout va bien pour toi. Ma sœur est en colère, alors je vais aller faire un tour dehors », suivi de près par « Ne viens pas te réfugier chez moi si Raf essaye de te buter, je n'y serai pas et ma sœur te balancera ».

Mon cœur cogne plus fort dans ma poitrine, comme cherchant à quitter sa prison osseuse.

Ce n'est pas tellement que je ne veux pas couper les liens avec Damian, c'est juste que je ne le peux plus. Quelque chose en moi m'en empêche, me pousse a m'inquiéter tout le temps, partout, pour lui. Mais ça, Radaël ne l'entendra pas : l'amour il sait pas ce que c'est.

— Sam, tu as trois secondes pour ouvrir cette porte.

— Et sinon quoi ? Tu vas la défoncer ?

Avec du recul, cette provocation était peut être de trop. Du bout du couloir, je l'entends soupirer, prendre son élan, et se mettre à courir dans ma direction. Taureau enragé libéré de sa cage dans l'arène, j'ai le réflexe de me redresser pour bondir à distance de ma porte, alors qu'il l'enfonce d'un coup d'épaule. Au ralenti, cette scène aurait pu être mémorable : la porte non fermée à clef, qui s'ouvre à la volée, Rafaël qui en émerge, épaule en avant, avant de chuter comme un pigeon amputé des ailes sur le plancher de ma chambre.

— T'es un grand malade, je murmure en le fixant, halluciné.

— Aux grands maux, les grands remèdes. Tu acceptes qu'on discutes ?

— Je crois bien qu'on s'est tout dit.

Il se redresse, masse son épaule endolorie, et me coule un regard significatif : on va parler, que je le veuille ou non. Il avance d'un pas maladroit, ses grandes jambes dégingandés tremblantes après sa chute, et s'assoit sur mon lit, avant de tapoter la place à côté de lui.

Qu'est-ce que je déteste lorsqu'il se la joue ''papa modèle''. Ce qui est plutôt paradoxal, car lui comme moi n'avons jamais eu de père à proprement parler, seulement une myriade de beaux pères tous plus handicapés socialement les uns que les autres.

— Je m'excuse pour ce que je t'ai dis dans la salle de bain, c'était très mal amené.

— Je confirme, je marmonne en m'asseyant à contrecœur.

Il se passe une main dans les cheveux, balaye ma chambre des yeux, avant de les reposer sur moi. Il semble très mal à l'aise d'un coup, c qui ne lui ressemble pas vraiment.

— Je suis amoureux de Ariana, me lâche t-il en fermant les yeux. Et je sais que c'est mal, mais au lieu d'assumer, j'en veux à ton pote. Ce qui est ridicule hein, mais c'est cette angoisse là…

Je le fixe, étourdi par cette révélation.

— Mais voilà… je l'aime vraiment beaucoup et… j'arrive pas à gérer.

Mon cœur fait un triple salto dans ma poitrine, et je fixe mes mains. Faire en sorte qu'on ne voit pas mes doigts trembler, les cacher, ne pas craquer, ne pas...

— Bah comme ça on est deux.

Il hausse les sourcils, ahuri, et je m'empourpre, les oreilles brûlantes.

— Non, non enfin... on est deux à être amoureux des Cortez comme ça.

La bombe est lâchée, et j'attends sa réaction, les cuisses crispées l'une contre l'autre, mes doigts emprisonnés entre elles. Il a largement été assez désagréable avec moi pour mérité que je lui annonce la chose de façon aussi abrupte.

D'un coup, je suis moins énervé contre mon frère, la colère remplacée par la gêne et la culpabilité.

Celle de lui avoir balancé ça comme ça, alors que je ne suis même pas sûr de ce que j'avance, celle de savoir qu'en un sens il a raison pour Dam, mais d'écouter mes émotions plutôt que mon cerveau.

Rafaël me fixe, l'air à mi-chemin entre l'étonnement et la fierté.

Un sourire en coin étire ses lèvres.

— Je le savais, ricane t-il pour lui-même.

— Et je le savais aussi. T'es cramé à des kilomètres.

— Et toi à des années lumières. On en reparlera, mais t'as des tee-shirt plus longs que celui que tu lui a passé comme pyjama.

Je serre les lèvres, gonfle les joues, et me couvre les yeux des mains, plus qu'embarrassé.

Pourquoi j'ai dit ça ? Mais pourquoi a t-il fallut que j'ouvre ma bouche ? J'aimerais parfois que mes dents restent collées entres elles, que ma bouche reste close, à la façon d'un pot de confiture un peu dur à ouvrir.

Nous nous regardons avec Rafaël, un long moment, avant que lui comme moi ne détournions le regard.

— Ce que tu viens de m'avouer ne change pas ce que je pense de lui.

— Génial. T'as d'autres infos comme ça à me donner ? Parce que là, j'aimerais être seul avec ma gêne.

Il sourit un peu plus, et m'attire contre lui, mon épaule contre la sienne. Il ne sent pas très bon, un mélange de transpiration et de tabac, mais je ne m'éloigne pas pour autant.

— On est vraiment deux abrutis, marmonne t-il.

— C'est clair.

Après quelques instants, il se redresse enfin, et époussette son pantalon, avant de commencer à marcher vers la porte, pour se retourner à mi-chemin.

— Au fait...

Je l'encourage à continuer, et comprends à son air que la suite ne va pas me plaire, et que de la compassion je vais retomber dans la colère.

— Tu pars chez papy et mamy demain après-midi pour une semaine. Tu penseras à faire ta valise.

Et il se sauve, sans me laisser le temps de répliquer.

J'aurais été dans un dessin animé, une image aurait été faite sur ma maison vue de l'extérieur, avec mon cri en fond sonore.

C'est tout ce à quoi j'arrive à penser, sauf qu'à l'inverse de ma pensée, mes lèvres restent closes.


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