10 - Damian 

10 minutes de lecture

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Damian

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« Enfile cette cagoule, aller »

« Tu te rappelles le plan ? On entre, on tire, on récupère, on se casse »

« Vas-y »

« Tout le monde à terre ! »

« Passe le fric enculé, fais pas d'histoires »

« Dam fais gaffe il a une arme ! »

« Je te jure que je vais tirer ! »

« On se casse, on se casse ! »

« Dam, ta jambe... ? »

   Mon propre hurlement me réveille, et je me redresse dans mon lit en cherchant mon air. Mes poumons se contractent et me font mal, à l'intérieur de ma poitrine. Je sens la sueur me dégouliner de la nuque jusqu'au dos, ressens chaque cellule de mon corps brûlante, un vrai brasier qui me consume et me fait suffoquer.

De la main, j'essaye d'atteindre la lampe sur ma gauche, ne la trouve pas, panique encore plus.

Au loin, j'entends le son des escaliers qui grincent sous le poids de pas précipités. En un battement de cil, la lumière de ma chambre s'allume, et une silhouette se dessine.

— Dami... eh mon cœur... eh...

Une main se glisse sur ma joue, me force à relever la tête. Je la sens glisser sous la moiteur de ma peau, n'arrive pas à acclimater mes yeux à cette lumière déchirante.

Mes mains battent l'air, je brasse du vide, jusqu'à ce qu'elles ne se referment sur le poignet de celle qui vient d'empaumer mon visage pour planter son regard dans le mien.

— Damian, mon cœur c'est Ariana. Respire. Respire avec moi, allez !

J'essaye, je jure que j'essaye. J'inspire, mais l'air reste bloqué dans ma gorge, refuse de rejoindre mes poumons. Comme si un barrage infranchissable s'était dressé à l'intérieur de moi, mon corps est un traître.

La main de ma sœur se plaque sur mon torse, elle me demande de l'écouter, et de suivre ses instructions. J'ai l'impression qu'elle parle une autre langue. Ses lèvres bougent étrangement.

Mes jambes tremblent malgré la chaleur qui m'étouffe, et la sueur continue de tremper mes draps.

— Damian, aller. Tu vas finir par tourner de l’œil là.

C'est un petit coup au début, un tapotement sur la joue, qui s'intensifie à mesure que mon monde s'assombrit. La lumière déchirante s'atténue, se tamise, devient opaque. La main de Ariana continue de me retenir à ses côtés, me donne de petits coup saccadés sur la joue, le menton.

— Damian putain ! Oh, ça va aller... ?

L'air ne rentre toujours pas.

Les mains quittent mon visage, la silhouette se recule un peu, je retombe contre mon matelas, poupée désarticulée et privée d'oxygène. Quelques secondes passent, je vois la silhouette revenir se pencher au-dessus de moi, le téléphone contre l'oreille. Ses traits me font peur, tirés par la peur, figés par l'impuissance.

— Raf... putain Raf désolée..., je...

Je bats des paupières, épuisé.

Mes membres engourdis me font défaut, j'ai du mal à rester concentré.

Je perds totalement le contrôle.

J'ai le contrôle.

Ma main passe dans les cheveux de Isak, je les tire légèrement en arrière alors que mon dos commence à glisser contre le mur. Le carrelage est bouillant sous ma peau nue, et ne m'apporte plus aucun réconfort.

D'un coup de rein il me redresse, et je resserre l'étreinte de mes jambes autour de sa taille alors qu'il accélère le rythme.

C'est moi qui contrôle, je dirige, j'existe.

Son visage se rapproche du mien avant qu'il ne colle sa bouche contre mon oreille, le souffle chaud et haletant.

— Si ta sœur savait ce que je te mets, elle me tuerait.

Joueur, et malgré le plaisir qui m'embrume l'esprit, je lui réponds de la même voix saturée de gémissement :

— Si ta meuf savait ce que tu me mets, elle te tuerait aussi.

Il rit, et resserre l'emprise de ses mains sur mes hanches, presque à m'en faire mal. J'imagine ses phalanges blanches tant il serre, ressens presque ses os emprisonner les miens.

De ma main libre, celle qui ne tire pas ses cheveux, je prends un meilleur appui contre la porte des toilettes, et souris jaune en constatant l'ironie de la situation.

Sur la porte est écrit « Qui dans ce lycée n'est pas encore passé sur Damian ? » avec un cœur gribouillé au feutre rouge. S'ils savaient.

J'ai le contrôle, je gère, je mène. Personne n'a décidé pour moi, j'ai pris l'initiative tout seul, d'aller souffler ces cochonneries à l'oreille de Isak juste avant ma deuxième période. Rendez-vous aux toilettes du deuxième étage, celles condamnées, où presque personne ne va, à la pause de dix heures.

Ce qui est fou, c'est que je n'ai pas l'énergie pour ça, mais que mon corps est en auto-pilotage. Il avance, et mon esprit réagit ensuite.

Je n'ai pas pu me rendormir cette nuit, après la crise de panique qui a succédé mon réveil. Et il n'était que deux heure trente. Ariana a insisté pour rester dormir avec moi : elle s'est rendormie, pas moi.

Au petit matin, j'ai feint d'avoir retrouvé le sommeil, ne serait-ce que pour quelques dizaines de minutes. Elle m'a cru – du moins, j'imagine.

J'ai eu peur cette nuit, car comme maintenant, mon corps avait décidé de se la jouer solo, de reléguer mon cerveau au rang de figurant. Je voulais me calmer, mais je n'y arrivais pas. J'essayais de penser à tout un tas de choses qui auraient pu calmer le feu qui m'incendiait de l'intérieur, mais il n'y a pas eu moyen.

Il a fallut attendre que Rafaël arrive en catastrophe pour qu'enfin, je redescende, et retrouve mon souffle.

Combien de minutes se sont écoulées ? Deux, dix, vingt ? Je ne sais plus.

— Tout va bien bébé ?

— Ta gueule.

Je plante mes ongles dans son dos, et me mords la lèvre avec force.

Le goût du sang empli ma bouche lorsque la peau fine de ma lèvre inférieure craque. Je secoue un peu la tête, me demande ce que je fous là. Avec Isak.

Tu voulais retrouver le contrôle, me souffle une petite voix dans ma tête. Quel contrôle ? Je contrôle que dalle, c'est Isak qui me saute, pas l'inverse.

Ma lèvre s'ouvre un peu plus, et je gémis de douleur.

Isak se recule pour m'observer, et écarquille les yeux à la vue de la plaie que je viens de m'infliger.

— Damian, ça va pas ?

Il arrête tous mouvements, stoppe ses va-et-vient brutaux, et me laisse retrouver le sol, l'air bien trop concerné à mon goût.

Isak est un gentil, un mec mal dans sa peu qui est amoureux des filles, mais aime le sexe avec les garçons. Chacun y trouve son compte : il prend son pied, et je me ressens exister.

Exister de la mauvaise façon, mais exister tout de même.

— Ok, c'est bon, attends...

Il se retire de moi avec un grognement de ma part, et se baisse vers son sac à dos pour en sortir un paquet de mouchoirs. Rapidement, il en applique un sur ma plaie, et presse avec douceur.

J'ai toujours mal, mais ai au moins le sentiment agréable de ne plus sentir le sang s'écouler sur mon menton.

— Qu'est-ce qui va pas ?

Je me laisse glisser le long du mur trempé de ma sueur pour me retrouver assis par terre, sur le carrelage sale de ces fichues toilettes abandonnées.

— Je sais pas ce qui va pas.

D'ordinaire, lorsque je me sens mal, que je ne ressens plus la fusion entre mon corps et ma tête, j'agis ainsi, et tout rentre dans l'ordre. Du moins, jusqu'à la prochaine crise.

— Tu as envie d'en parler ?

Oui.

— Non. Désolé Isak, j'ai un peu pourri le moment là.

— Non, non t'inquiète. T'façon je sentais que t'étais pas vraiment là.

Il attrape ma veste et me la pose sur les épaules : comble de la honte, j'ai envie de disparaître sous terre.

Isak enfile son caleçon, et s'assoit en face de moi avant de s'allumer une cigarette, qu'il me propose, mais que je refuse. La nausée est déjà compliquée à gérer sans la nicotine en plus.

— Vas-y balance. Tu peux me dire ce qui va pas. Ça restera dans ces toilettes miteuses.

— Ouais, comme toujours.

Je resserre ma veste autour de moi, commence un peu à ressentir le froid du carrelage sous mes fesses.

— J'arrive pas à expliquer. On peut parler d'autre chose ?

Je fuis le problème, refuse d'y mettre des mots.

— C'est pas grave mec. Tu sais... on est ensemble avec Meli maintenant.

— C'est cool.

Et je le pense. Meli est une gentille, bien qu'elle essaye de se la jouer grande gueule aux côtés de Lu. Isak mérite une fille comme elle. Il mérite d'être heureux avec elle, de ressentir du plaisir en couchant avec, de ne plus avoir à venir se cacher dans ces cabines sales et puantes pour assouvir un manque. Surtout que, j'ai déjà couché avec Meli : elle ne le décevra pas.

— Et toi ? Je veux dire, tu sais que pas mal de gens sortiraient bien avec toi ? T'es canon, t'es intelligent.

— ''Sortir'' ? je répète avec un rire sec. Non, je crois pas, non. ''Niquer'', oui. ''Sortir'', non.

— Dis pas ça.

— Isak, on vient littéralement de baiser dans des chiottes abandonnées. Qui voudrait de ça ?

Il secoue la tête, et caresse mon avant bras, avant de se redresser : sa clope est terminée.

— T'es pas aussi pourri que tu le penses, Dam. T'as juste un truc à réparer.

Je souris, en me rendant compte que je pourrais être un vélo. Pour peu qu'on me répare, on pourrait faire de longues distances avec moi. Seulement, pour le moment, on ne peut faire que de petits trajets, car ensuite la chaîne déraille, et on chute de la selle. Isak en est la preuve vivante.

L'année dernière, alors que j'étais encore au collège, il a voulu être avec moi. Au-delà des parties de jambe en l'air occasionnelles, il voulait plus. Mais moi, je ne pouvais pas.

Pas que je n'en ai pas eu envie ; c'était juste pas le bon, et mon corps a fait un rejet, comme s'il rejetait un organe greffé défaillant. On est restés amis malgré tout, sex friends you know.

— Au fait, comment va ta sœur ? C'était chaud pour elle au match vendredi dernier.

— Elle a déjà vécu pire. Elle va bien.

Elle aussi est à réparer. Une moto à qui il manque un petit passage chez le réparateur. Heureusement, elle connaît déjà le nom de celui qui va la remettre sur pieds.

Et à dire vrai, j'ai une petite idée sur le prénom du mien. Bien que je ne sache pas vraiment si ce réparateur s'occupe aussi des vélos, ou simplement des motos. Peut-être les deux ?

— On va devoir y retourner, la cloche va pas tarder à sonner.

— Ça aura pas été super concluant.

— Pas grave mec j't'assure. T'en avais pas vraiment envie.

Je hoche vaguement la tête, et commence à remettre mon caleçon lorsque la cloche sonne. Isak m'aide à me relever, m'attend pendant que je me rhabille, et comme à chaque fois, en sortant des toilettes, lui part à gauche, et moi à droite.

La honte me serre l'estomac ; je me sens encore plus mal que ce matin.

   Je suis fixé sur mon assiette de riz aux légumes, concentré. Je viens de passer les deux dernières heures à me demander pourquoi il fallait toujours que je fasse des choses stupides, comme me faire troncher par Isak, alors que le nom d'un autre tourne en boucle dans ma tête. Pourquoi il fallait que face à l'urgence, face à la crise, j'aille chercher un moyen d'oublier qui m'est toxique ? Pourquoi je peux pas juste parler, mettre les mots, et avancer ?

Sexualité de mon cul tiens, j'y pige plus rien.

Duke tape avec sa fourchette sur le bord de mon assiette pour me ramener à moi, et je me passe une main sur le visage, épuisé.

— Gars t'as une petite mine.

— J'ai pas super bien dormi.

— T'étais où à la pause ? T'as pioncé dans un coin ?

Je marmonne un « gros besoin urgent », avant d'enfourner une nouvelle cuillère de riz pâteux dans ma bouche.

— Damian, les glucides, me réprimande Lu du bout de la table.

Je lui fais un doigt d'honneur, elle ne rétorque rien.

Du bout de la file qui attend devant le self, je vois émerger Samuel et Chiara, en grande discussion, leurs plateaux entre les mains.

Elle ne doit pas vanter mes mérites : Chiara me déteste, pour une raison totalement obscure. Je ne l'ai jamais insultée, jamais frappée, jamais mêlée à une rumeur. Certes, elle a eu des problèmes avec Lu, mais elle et moi ne sommes pas la même personne.

Ils s'asseyent à une table proche de la nôtre, et alors que je commence à revenir aux discussions de ma propre table, je vois Samuel se rapprocher après avoir abandonné son plateau face à Chiara.

Tranquillement, il pose sa main sur mon épaule, et se baisse un peu pour pouvoir parler plus proche de mon oreille.

Il porte une chemise à carreaux de fermier et un jean en lambeaux. Madre de Dios.

— Tu promets de pas me frapper ?

Je réfléchis un instant, me demande si j'ai déjà ne serait-ce que lever le petit doigt sur lui. Mis à part nos nuits passées ensemble ou peut-être j'aurais pu lui mettre un coup de pied accidentel, je ne vois pas de quoi il parle. Il a un sourire inquiet aux lèvres, mais un regard amusé.

Il va me sortir une connerie.

— Dis toujours, je vais réfléchir.

— Il est fort probable que j'ai oublié mon devoir d'histoire à la maison. Est-ce que je peux t'emprunter le tiens ?

— Pourquoi tu demandes pas à Chiara ?

Ma voix sonne un peu trop sèchement, et je le remarque immédiatement au changement d'air de Samuel.

— Bah, parce qu'elle est nulle en histoire.

— Oui, si tu veux, je peux...

— Damian fais atten...

L'avertissement de Duke meurt dans un sursaut de ma part. Un liquide tiède me dégouline brusquement de la tête jusqu'aux épaules, salit mes vêtements, et me rentre même dans les yeux.

Je bats des cils, m'essuie les yeux du revers de la manche, et ai juste le temps de comprendre ce qui m'arrive, que Duke est déjà debout pour se rapprocher de moi. Ou plutôt, se rapprocher de celui qui vient de me vider sa canette de soda sur la tête.

Décidément, quelle journée de merde.

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