6 - Rafaël

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Rafaël

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   Il est près de six heure trente lorsque j'émerge du sommeil, encore dans les vapes. La couette est par terre, en boule, et je remarque que le traversin est au pied du lit. Une nuit agitée en somme.

Je bats des cils, m'étire en bâillant, puis vais pour ouvrir les volets de ma chambre. Il pleut à verse dehors. La pluie s'abat avec force sur la rue, pas un chat dehors.

J'inspire l'odeur d'herbe mouillée mêlée à celle du goudron, et termine de me réveiller en contemplant la maison des Cortez en face de chez nous. Ariana est sous le porche, une cigarette à la main, et ne m'a pas remarqué. Elle semble dans ses pensées, et je n'ose pas l'interpeller ; je n'aimerai pas que l'on m'interrompe durant ce bref moment de la journée où rien d'autre ne compte à part soi-même. Je sais que dans peu de temps, elle devra réveiller Miguel et Daniel, leur faire le petit déjeuner, les habiller, et les convaincre d'aller à l'école malgré la bonne odeur des vacances la semaine prochaine.

Ce sera la même histoire de mon côté, bien qu'à la place de deux enfants de neuf ans, j'aurais deux ados de bientôt quinze ans qui sont rentrés pour l'un ivre mort, pour l'autre bien imbibé, cette nuit à cinq heure du matin.

J'avoue avoir halluciné en constatant l'état de Damian : à aucun moment je n'aurais imaginé qu'un gamin de cet âge-là, puisse se mettre aussi mal lors d'une soirée en milieu de semaine. Samuel lui était encore lucide, mais les rougeurs à ses joues et l'état de ses pupilles ont trahi ses excès.

Ils vont être frais tiens.

Je m'écarte de la fenêtre pour m'habiller, et sors de ma chambre pour me rendre dans la cuisine et boire un café avant d'aller réveiller les deux fêtards.

Quoi que, je n'aurais visiblement à en réveiller qu'un seul.

Damian est déjà debout, corps invisible dans le tee-shirt large que lui a donné mon frère, dos à moi. Il s'agite un peu, tout en tentant de ne pas faire de bruit. Ses gestes sont hachés, et il tremble toujours un peu : j'aurais presque de la peine pour lui.

— Est-ce que ça va devenir une habitude de te trouver chez moi ?

Je souris lorsqu'il sursaute, puis se retourne avec un regard hébété.

En me reconnaissant, il se détend et se tourne complètement face à moi, adossé au comptoir de la cuisine. Comme l'autre fois au lycée, lui faire une réflexion sur sa tenue trop courte me titille le bout de la langue, mais je me retiens. Il n'a pas l'air bien du tout, et vu l'état dans lequel il était il y a une heure et demie à peu près, ce n'est pas étonnant.

De lourdes cernes soulignent ses yeux verts, et son teint est terreux. Il n'a pas dû bien dormir, durant le peu de temps qu'il a été couché.

Je soupire, et m'approche d'un placard pour en sortir une boîte en bois de laquelle je sors un sachet de thé noir aux agrumes. Il m'observe faire durant tout le temps de la préparation du thé, et hausse un sourcil lorsqu'il me voit y ajouter du miel et du jus de citron.

Son expression étonnée se change en tête presque suspicieuse quand je lui tends la tasse.

— Remède contre la gueule de bois. Si tu veux assumer aujourd'hui, t'as pas le choix.

Il hoche doucement la tête en me souriant, et commence à boire à petites gorgées.

— Vous êtes pas raisonnables les garçons. Vous allez être bien en cours tiens.

— Je suis désolé.

C'est à mon tour d'être choqué par ces quelques simples mots. Damian Cortez qui s'excuse, sans qu'on ne lui ai rien demandé, et qui s'excuse envers moi par-dessus le marché.

— De ?

— De pas avoir facilité la tache à Samuel la nuit dernière. Je... je me souviens de pas grand-chose mais je sais dans quel état je suis lorsque...

Ses mots meurent dans sa bouche, mais je devine le fond de sa pensée.

— Lorsque tu picoles un peu trop ?

Il rit amer, et boit une nouvelle gorgée de son thé fumant. De mon côté, je me fais couler un café, et lui propose de s'asseoir à table. Il s'exécute, et refuse poliment les céréales que je lui propose.

En m'asseyant en face de lui, je remarque qu'il tremble toujours, et en déduit à la légèreté de sa tenue, qu'il doit avoir froid.

Posée sur une chaise à côté de moi, j'attrape une veste à Samuel et la lui tend.

— Couvre-toi.

— Non ça va, je...

— Pas de bon matin. Enfile cette veste et basta.

Il opine, et passe ses bras dans la veste de sport de Samuel. Toujours trop grande pour lui.

Nous buvons tous les deux dans le silence, jusqu'à ce qu'il ne plante son regard dans le mien, soudainement plus déterminé qu'il ne l'était durant les quinze minutes que nous venons de passer ensemble. Sa lucidité revient peu à peu, et sa petite tête de teigne avec. Sérieux, c'est possible d'avoir cette gueule de sale gosse au naturel ?

— Il se passe quoi entre Ari et toi ?

— Il se passe quoi entre mon frangin et toi ?

— C'est mon ami, se défend t-il vivement.

— Idem pour ta sœur.

Il n'est pas du tout satisfait par ma réponse, et me le montre en fronçant le bout de son nez dans une grimace d'enfant.

Le mec ''mature'' et prétentieux des couloirs du lycée a totalement disparu pour laisser sa place à un gamin dans la fleur de son âge, boudeur et frustré.

— On vous a menti pour notre rencontre, c'est vrai, j'admets avec un sourire.

— Je le savais, tu m'apprends rien.

— On s'est rencontré dans un bar, le soir avant que vous ne veniez frapper à notre porte avec votre gâteau cramé.

Nouveau changement d'expression, victoire cette fois-ci sur ses traits.

Il termine sa tasse au moment où Samuel nous fait l'honneur de sa présence, le pas traînant et l’œil fatigué. Il a encore la marque de l'oreiller contre la joue, et se gratte l'arrière du crâne en nous dépassant sans même un regard.

Un vrai zombie, alors qu'il me semblait pourtant moins mal que Damian quand on s'est croisé ce matin. Il se fait chauffer une tasse de lait au micro-onde, et y ajoute cinq cuillères de cacao bien chargées avant de venir s'asseoir à côté de Damian, qui fuit son regard avec application.

— J'ai la diarrhée.

— À d'autres, tu vas en cours et pas de discussion possible.

— Raaaaf s'te plaît, aies pitié.

Je secoue la tête, et il se prend le visage entre les mains, mélodramatique.

À cette vue, son voisin sourit en coin, et mon frère le fusille du regard.

— Si je meurs de fatigue dans la journée, tu porteras mon cadavre, je te préviens.

— Et pourquoi ça ?

— Tu t'es agité toute la nuit ! Tu m'as mis un coup de pied ! T'as pas honte ?

Mes lèvres s'étirent en un sourire ; ils ont dormi ensemble hein ? Je plains Damian, car quoi que mon frère en dise, c'est lui qui est insupportable la nuit.

Samuel doit surprendre mon air moqueur car il secoue la main dans ma direction.

— T'en mêle pas, c'est nos histoires.

— Je n'interviendrais pas dans vos scènes de ménage, pas d'inquiétudes.

Il rougit jusqu'aux racines et enfouit son visage dans son bol de cacao. Damian semble plus posé que lui, et se contente d'un roulement d'épaule. De ses doigts il démêle légèrement ses cheveux et soupire en voyant mon frère s'empiffrer.

— Comment tu arrives à manger ?

— Comment toi tu arrives à ne pas manger ? T'as du perdre cinq kilos rien qu'en vomissant ce matin alors ce serait bien que tu manges au moins une tartine.

Et sans lui laisser le temps de réagir, Samuel s'empare d'un toast, y étale une grosse cuillère de beurre avant de saupoudrer le tout de cacao. Puis, il la lui tend avec un froncement de sourcil aussi déterminé que menaçant.

— Tu sais Sam, avec la gueule de bois, on a parfois pas envie de manger..., je murmure en avisant l'air défait de Damian qui fixe la tartine avec dégoût.

— Au moins la moitié.

J'aurais essayé.

   Assis au fond du canapé, devant une quelconque série aux personnages fades et à l'intrigue futile, je sens mon cerveau peu à peu fondre pour me couler par les oreilles. C'est une sensation que je qualifierai de diaboliquement délectable. Je m'oublie totalement, les yeux rivés sur le petit écran, les mains qui s'affairent dans le saladier de pop-corn.

Samuel me dirait que ce n'est pas bon de rester ainsi à ne rien faire pendant des heures durant, à picorer du maïs explosé au micro-onde, mais que puis-je faire d'autre ? Depuis trois heures maintenant, j'attends le coup de fil de mon associé avec qui j'étais censé opérer cet après-midi.

Mais rien. Le vide sidéral, même pas un message.

La fille à l'écran gifle son petit-ami en l'accusant d'avoir couché avec sa cousine, et j'essaye de me remémorer ce passage : je pensais que la fille en question était sa meilleure amie, mais peu importe, le constat reste le même.

D'un coup, English man in New York de Sting se met à hurler dans mon téléphone, et le visage de Jay apparaît à l'écran.

— C'est pas trop tôt, je maronne en coupant le son de la télévision.

— Quoi ? C'était prévu que je t'appelle en milieu d'après-midi, fais pas le mec choqué et impatient.

Je soupire, et dénoue mes épaules en les remuant légèrement contre l'assise du canapé.

— Alors, bien installé à Soledo ? Samuel a commencé à fumer ? Tu as croisé combien de prostituées ? T'as un filon pour de la coc ?

— Jay, je vais vraiment t'en coller une quand on se verra si tu continues.

— Ça tombe bien, parce que je te rappelle qu'on a un coup dans le coin. Je suis sur la route, j'arrive dans deux heures.

Je me frotte le visage d'une main, dépité d'être ainsi prévenu au dernier moment de l'arrivée de mon collègue, mais n'en fais pas une formalité : Damian nous doit deux nuits d'hôtel, Sam ira dormir chez lui pour que je puisse passer sa chambre à Jay. Dans un petit coin de ma tête, j'intègre le fait de penser à acheter un canapé convertible à l'occasion.

— Le dossier Pixie ?

— Exact. Tu as fais des recherches ?

— Je suis focus sur le dossier Cortez en ce moment, alors je t'avouerais que j'y ai pas accordé beaucoup de temps.

J'entends son rire à l'autre bout du fil.

— On en reparlera ce soir, et t'en fais pas : j'ai marné, on a de quoi les choper.

— Top.

Il raccroche le premier, et je jette mon téléphone sur la table basse.

Bonne soirée en perspective.

   Jay est un ami de longue date, rencontré au gré des bancs de West Point il y a neuf ans maintenant. Tous les deux intégrés à la même unité, nous avons eu le temps de nous pratiquer avant de quitter l'armée pour un service en lien, bien que totalement différent. Là d'où nous venions, la force physique était de mise, les stratégies de combat un peu moins. Notre nouveau poste met en œuvre ces deux compétences à part égales, afin de permettre une optimisation du travail.

Et, sans vouloir me venter, si dans notre duo occasionnel Jay s'octroie les mérites de la force, je m'accorde ceux du mental.

Lorsqu'il sonne à notre porte à seize heures trente, Samuel relève la tête de sa bande dessinée pour me dévisager. Il fronce les sourcils, et je secoue la tête en avisant son air toujours aussi fatigué.

— Quoi ? T'es pas le seul à pouvoir inviter tes amis ici.

— Des amis, toi ?

Je hausse les sourcils, et vais pour ouvrir la porte sur Jay, qui tout sourire me tend une bouteille de vin rouge visiblement tout droit débarquée de France.

— Un Nuit Saint-Georges premier cru au Perdrix. Cool non ?

— Plutôt ouais, vas-y entre.

Il me donne une accolade musclée, et je remarque une nouvelle cicatrice à sa nuque, qui me semble plutôt récente. Il sourit en s'avançant pour étreindre Samuel qui le jauge d'un regard étonné.

— Wouah gamin, ça fait un bail !

Hochement de tête de mon petit frère, il faut dire que Jay est plutôt impressionnant. Avec son mètre quatre-vingts-dix, sa carrure de body-builder stéroïdé et sa mâchoire carrée, il n'inspire pas forcément autre chose qu'une profonde crainte lorsqu'on ne le connaît pas ou peu. Un jour, après une soirée bien arrosée, il m'a collé l'une de ses paluches dans la figure, je m'en suis tiré avec six points de suture à l'arcade gauche.

Il soulève presque Sam du sol en l'étreignant, et lui ébouriffe les cheveux.

—,T'as vachement grandi toi. Quel âge maintenant ?

— Bientôt quinze m'sieur.

— Bah dis donc. T'as une petite tête par contre.

— Il a fêté Halloween hier soir, je lance avec un sourire.

Jay fait les gros yeux, et prend sa tête de père autoritaire avant de pointer un doigt menaçant sur mon frère :

— Pas de drogue ?

— Non. Juste une bière.

— On va te croire.

Samuel me fusille du regard, et tourne les talons après avoir subi une courte mais efficace réprimande de son frère par procuration.

Il revient vers moi et inspecte mes bras à l'air d'un œil critique. Il doit détailler mes nouveaux tatouages et imaginer leurs significations. Lui ne s'est jamais fait tatouer, car aussi ridicule que cela puisse paraître, il a une peur monumentale des aiguilles.

— Alors, pas trop relou la vie dans ce trou à rats ?

— Non, c'est même plutôt agréable à certains moments.

— J'aimerai bien savoir en quoi ; j'ai vu une bande de trous du cul sur la route, c'est sur eux que tu bosses ? Des métèques pleins de maïs.

Il a peur des aiguilles, et est un petit peu raciste sur les bords, bien qu'il le nie en bloc.

Je hoche vigoureusement la tête, et l'entraîne dans la salle pour lui montrer le fruit de mes recherches sur mon dernier dossier en date, plus qu'épineux et conséquent.

Il traverse mes différentes analyses des yeux, s'attarde sur les fiches ''personnage'' comme il aime à les appeler, et hausse les sourcils en ouvrant celle de Ariana.

— Jolie poulette.

Et c'est ce moment précis que choisit le frère de Ariana pour passer en trombe dans la salle, l'uniforme de l'équipe de cheerleading sur le dos.

— Je peux savoir ce que tu fous encore chez moi ? Damian ! Ma maison n'est pas un hôtel !

Il ne m'écoute pas, et grimpe les marches menant à la chambre de Samuel quatre par quatre sans nous accorder la moindre attention.

Jay a suivi la scène du même œil étonné que moi, et me désigne l'ordinateur du pouce.

— C'est pas le petit que je viens de voir sur une de tes fiches ?

Je soupire, et entends un claquement de porte à l'étage, suivi de près par un bruit de chute. L'envie de monter me prends, mais je me retiens : comme je l'ai dis ce matin, qu'ils gèrent leurs histoires tous les deux.

— Me dis pas que ton frère est pote avec une de tes cibles ?

— Il fait pas partie de mes cibles à proprement parler.

Je n'arrive pas à le duper, et ne me convins même plus moi-même. Bien sûr qu'il en fait partie, bien que cela ne soit pas clairement indiqué dans le contrat. Et dans le meilleur des cas, il sera tout de même victime collatérale.

— Tu es au courant que c'est dangereux ?

— Tu crois que je le sais pas ? je murmure en lui faisant signe de baisser d'un ton. Je m'y suis pas opposé au début parce que je pensais que jamais rien ne pourrait se jouer entre eux deux. Je veux dire, t'as vu Sam, et t'as vu Dam ? C'est de parfaits opposés. J'avais pas prévu ça.

— ''Dam'' ? Fais gaffe mec, te laisse pas bouffer, c'est une mission.

Je me mords l'intérieur de la joue, et braque mon regard sur l'image de Ariana, toujours ouverte à l'écran : une mission oui.

Juste une mission.

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