3 - Ariana

8 minutes de lecture

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Ariana

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   La conseillère, madame Aubra, me scrute d'un sale œil depuis son fauteuil en cuir derrière son large bureau en bois sombre. Ses doigts osseux sont croisés sous son large menton, et j'entends distinctement le bruit de son talon qui frappe le sol avec agacement. Me voir ne lui fait pas plaisir, mais heureusement – malheureusement ? – pour elle, c'est réciproque.

Je n'ai jamais entretenu de relation conflictuelle avec elle, bien au contraire, après le passage de Hugo entre ses murs, elle ne pouvait que m'adorer. Le problème étant que depuis que Damian est rentré en première année, il y a maintenant six semaines, j'ai déjà été convoquée quatre fois – cinq si on compte le jour où elle m'a pris à partie sur le parking pour me faire la morale sur ma façon d'éduquer mon frère.

— Ariana, soupire t-elle finalement. Je ne pensais pas te revoir si tôt.

— Vous n'en pensez pas un mot.

— Effectivement. Monsieur Taylor et madame Kaya nous rejoindront dans quelques minutes. Ton frère n'est pas avec toi ?

Je sens la température de mon corps faire une chute libre, tandis que mes doigts se gélifient.

Madame Kaya, notre assistante sociale, va bientôt passer cette porte et entendre parler des exploits de Damian, pour ensuite découvrir qu'il n'est pas avec moi et qu'en prime, je ne sais pas où il est.

Je sens ma langue devenir pâteuse à mesure que les images de foyer s'imposent dans ma tête, et finis par avaler ma salive avec difficulté, le sourire aux lèvres.

— Non, il est à la maison.

— Vraiment ? Alors pourquoi ne pas l'avoir emmené avec toi ?

— Il n'en avait pas très envie.

— Eh bien il va devoir apprendre à faire avec la frustration. Ce gamin est pourri gâté, ce n'est pas un enfant roi, fils de chef de gang ou pas.

Nouveau seau d'eau glacé sur la tête.

On toque à la porte, et j'essaye au mieux de me détendre. Surtout, ne pas avoir l'air suspecte, ne pas avoir l'air de paniquer alors que mon frère est censé être à la maison.

Monsieur Taylor, le professeur d'histoire de Damian entre le premier, suivi de près par madame Kaya, notre assistante sociale.

Madame Kaya, ce n'est pas le genre d'assistante sociale cliché que l'on peut parfois voir dans les films : elle est très jolie, élancée, plantureuse, à la peau métissée et aux jolies yeux bruns. Elle est toujours très coquette, et prend un soin tout particulier à faire la vie dure aux stéréotypes sur les femmes de couleur dans le social.

Elle me tend la main, que je serre avec entrain, tandis que monsieur Taylor ne daigne même pas m'adresser un regard.

Qu'est ce que Damian a encore foutu... ?

— Très bien, soupire la conseillère. Bonjour à tous, ce n'est pas un plaisir de nous voir réunis aujourd'hui. Monsieur Taylor, je vous laisse expliquer la situation à mademoiselle Cortez ?

Enfin, l'homme darde son regard dans le mien, et j'y lis beaucoup de chose, mais avant tout un profond dégoût. Et ce genre de chose, ce genre de ressentiment que les gens ont rien qu'en vous regardant, ça blesse, ça fait atrocement mal.

Sa bouche s'ouvre, et il me déballe tout : du comportement de Damian à son discours hautement ''vulgaire'' et ''inapproprié'' en passant par les marques sur son visage, puis sa fuite du cours, dans laquelle il a entraîné le nouvel élève.

— Samuel ? je demande, intriguée.

— Oui, Samuel, Pablo, on s'en fiche. Le nouveau quoi, un qu'on aurait encore pu sauver.

J'ai envie de lui demander de quoi, ou plutôt de qui il aurait voulu sauver Samuel-Pablo, mais me retiens. Ce n'est ni le lieu, ni le moment de créer un nouvel esclandre.

— De plus, son exploit a été filmé et diffusé sur internet, maugréé t-il avec lassitude.

— Ah bon ?

À force de me prendre ces seaux de glaçons sur le crâne, je vais finir par tomber malade.

Madame Kaya hoche tristement la tête, et me tend son portable, préalablement ouvert sur une page Youtube où la fameuse vidéo de Damian a été publiée.

D'un œil aussi horrifié que peiné, j'assiste à la montée en puissance de mon petit frère de quatorze ans, qui se qualifie lui-même de drogué et de pute, qui n'hésite pas à nous mêler au problème, Hugo et moi.

— C'est vrai ce qu'il dit ? Vous n'avez rien dit pour l'insulte dans le couloir ?

— Il reconnaît lui-même que ce sont des faits avérés. À partir de là, est-ce vraiment une insulte ?

— C'est votre rôle de le défendre ! Si je vous traite de gros blanc donnant cours dans un lycée de banlieue uniquement pour se donner bonne conscience, insulte ou pas ?

— Ariana voyons, monsieur Taylor ne fait qu'exposer des faits.

Madame Kaya m'indique de me calmer, et fait signe à monsieur Taylor d'y aller moins fort avec moi.

De son cartable en cuir noir, elle sort notre dossier, et en extirpe la fiche de Damian.

— Ariana, vous comprenez que je ne peux rester les yeux fermés sur cette histoire. Damian a publiquement reconnu qu'il buvait, qu'il fumait, se droguait, et est venu en cours avec le visage tuméfié. Que s'est-il passé ?

— Il s'est battu avec un groupe de mecs sur le chemin du retour hier soir.

Avoir l'air crédible, surtout ne pas flancher. Si elle apprend qu'il a commencé le rite d'initiation pour officiellement faire partie du gang, on va me le retirer.

— J'avais déjà eu madame Aubra au téléphone pour parler de ses inquiétudes. Et c'est pourquoi, j'ai décidé de mettre en place un suivi plus approfondi pour Damian, avec un éducateur. Et, je vais être extrêmement claire, car vous en avez l'âge de l'entendre et vous saviez dans quoi vous vous engagiez lors de la demande de garde : au prochain faux pas, ce sera foyer pour lui, mais aussi pour les jumeaux.

   Éducateur. Garde. Foyer. Éducateur. Garde. Dernière chance. Foyer. Foyer. Foyer.

Damian, et les jumeaux.

Mon esprit tourbillonne comme une machine à laver en mode accélérée. J'ai les mains qui tremblent, non plus de peur mais de colère, de rage.

Contre moi, contre notre mère qui s'est barrée, contre mon père en taule, contre Damian qui est encore je ne sais où, contre les jumeaux qui en foutent pas une en classe, et surtout contre Hugo. Contre H, comme on l'appelle, contre son gang de merde, contre ce qu'ils font faire à Dam, alors qu'il n'a que quatorze ans.

Lorsque j'arrive au coin de la rue où habite mon cher et tendre frère, je suis ravie de constater que la quasi totalité de son gang est réunie dans l'avant-cour du taudis qui lui sert de maison. Tous de gros clichés sur patte, tatoués et percés, pétards au bec et bière en main.

À ma vue, ça siffle, ça s'exclame, mais je m'en tape.

Le vent souffle derrière moi, me ramène les cheveux dans les yeux, et pourtant je n'arrête pas de marcher. En quelques enjambées, je suis dans le jardin, puis dans l'allée, et finalement en face de Hugo qui me toise avec amusement. Ses yeux sont sombres, rien a voir avec ceux de Dam et des jumeaux.

— La fille prodigue est finalement revenue ? Bienvenue chez toi mi hermana.

Il ne s'attendait pas au coup de poing, c'est pourquoi il geint de douleur. Sa pommette craque, de même que mes phalanges, mais contrairement à lui, je ne laisse rien échapper.

En un claquement de doigt, ses hommes sont debout et me braquent de leurs armes. C'est pas la première fois que ça arrive, alors je ne me démonte pas, et attrape H par le col de son débardeur. Il sent le cannabis froid et l'essence de voiture, cocktail détonnant qui me fais froncer le nez. Sous mes doigts, le tissu de son haut est moite : nouveau haut-le-cœur.

— Tu vas m'écouter maintenant, espèce de pourriture.

Il ne rechigne pas et hoche vaguement la tête avant d'indiquer à ses ''hermanos'' de se rasseoir et de ranger leurs armes. Dans le tas, je reconnais Donni, et ai envie de lui broyer le crâne à grands coups de talons. Je suis sûre qu'avec suffisamment d'entrain et de volonté, c'est possible.

— Ils menacent de me prendre Dam et les jumeaux.

— Et alors ? Qu'est-ce que ça peut me foutre ?

Il s'allume une clope, nonchalamment, et j'ai envie de le frapper à nouveau. De mon index et mon pouce, j'éteins sa cigarette à peine allumée, et la jette au sol.

— Vous avez fais débuter l'initiation pour Dam, hijos de putos que vous êtes.

— Calme-toi ma mère c'est aussi la tienne.

Les autres mecs rigolent, et je vois rouge. Comment peut-il prendre cette information tant à la légère ? Bien qu'il se fiche pas mal de leur sort, on parle tout de même de nos petits frères, qui sont menacés par madame Kaya d'être placés en foyer, loin de lui mais surtout loin de moi.

Lorsque tout est parti en vrille il y a deux ans, quand maman a fait ses valises et que papa s'est retrouvé avec les bracelets, il a lui aussi quitté le navire. L'opportunité était trop belle pour lui, le gang lui revenait de droit en tant que digne fils de l'ancien chef. Il s'est donc trouvé une autre maison, à seulement quelques rues de la nôtre, et est sorti de la vie de Damian et des jumeaux, comme si de rien n'était. La seule chose qu'il nous a laissée, c'est l'assurance d'être protégés contre les autres gangs de la ville, qui avaient menacés à une certaine époque, de s'en prendre à nous.

La belle affaire, comme si je n'étais pas capable de défendre ma propre maison contre ces pseudos caïds avec leurs airs de déterrés.

— Tu vas appeler Damian, et tu vas lui dire que vous arrêtez tout, je grince avec menace.

— Tu ne serais pas un peu hypocrite ? Dois-je te rappeler que toi aussi, tu en es passé par là ?

— Et j'ai vu de quoi il en retournait, alors je ne veux pas de ça pour Dam.

Il ricane, me tend la nouvelle cigarette qu'il vient de s'allumer, que j'accepte bien malgré moi : le stress est trop fort, tant pis pour mon pacte avec l'ennemi.

— Tu veux que je menace la Kaya ?

— Putain, mais bien sûr que non ! Restrasado !

Il secoue la tête, et le fameux Donni s'approche de moi pour m'offrir un sourire aux dents jaunies par le tabac.

La vraie foire aux monstres leurs petites réunions.

— Ari, Damian est bon, il court vite, il risque rien.

— Les balles perdues, les embuscades, les passages à tabac, ça existe pauvre con.

— Ouais, les levrettes dans les ruelles aussi, s'esclaffe un type à deux mètres de moi.

Je tourne vivement la tête dans sa direction, et le toise méchamment.

— Tu viens de dire quoi là ?

— Meuf, ton frangin il risque plus de se faire prendre dans tous les sens que de se faire taper sur la gueule. Il faudrait que celui ou celle qui s'occupe de lui vérifie un peu son style vestimentaire... oups ?

H se lève, tranquillement, et s'approche de lui d'un pas traînant.

— Parle mieux de mi hermano ou je t'en retourne une.

Déglutition, hochement de tête : le message est passé.

H soupire, termine sa clope avant de la jeter par-dessus le grillage de sa cour, et se retourne vers moi.

— Je verrais ce que je peux faire, mais je te promets rien.

— Je te remercie, je crache avec fureur, avant de quitter sa maison, encore plus remontée qu'à mon arrivée.

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