2 - Ariana

10 minutes de lecture

.

Ariana

.

— Tu as fais quoi ?

Damian plante son regard dans le mien, tout en terminant de dévorer son bâtonnet de carotte.

Il semble à des années lumières de mon état d'esprit, et ne se gêne pas pour me le montrer en croquant à nouveau dans son bâtonnet, tandis que je gesticule en tous sens.

— Pose ce truc.

— Je goûte.

— Damian, il est dix-huit heure trente. Et vu que tu as invité nos voisins à boire un verre, on ne va pas tarder à ouvrir un paquet de gâteaux apéritifs.

Il sourit, et j'ai envie de le gifler.

— Pense à ta ligne.

— C'est des légumes.

— Et alors ? La boulimie peut commencer avec des légumes.

C'est ce moment que choisit Mikky pour faire son entrée triomphante dans la cuisine, une copie à la main. Un très beau A+ est noté en rouge, juste au-dessus d'une nouvelle dictée.

— C'est quand même mieux non ?

— T'as copié sur Danny avoue.

Mikky peste, et Danny l'enfonce : classique. Leurs bougeotte et leurs piaillements me fatiguent d'avance, et je me doute qu'à l'arrivée de leur nouvelle idole, ils n'en seront pas moins excités.

— Tu comptes prendre une douche avant qu'ils arrivent ?

— Serais-tu en train d'insinuer que je pue ? marmonne Damian avec un sourire en coin.

— À ton avis ? Sois perspicace.

Il se passe un doigt sous le menton, semble hésiter, lorsque son portable se met à sonner. D'un coup d’œil, il avise l'écran, mais ne décroche pas.

— Tu réponds pas ?

— C'est Lu, ça peut attendre, me répond t-il avant d'ajouter : j'imagine.

Je secoue la tête, et attrape son portable à la volée, avant même qu'il n'ait le temps de réagir. La sonnerie recommence, et sur l'écran apparaît un jeune adulte d'une vingtaine d'années, à la peau noire et au crâne rasé.

— Alors comme ça, Lu a changé de sexe, s'est rasée le crâne, et est devenue afro-américaine ?

Il fronce les sourcils, et tente de récupérer son portable. Peu de chance qu'il y arrive : bien que cela lui déplaise, je suis bien plus grande que lui.

— Pourquoi Donni t'appelle ? Et ne me mens pas.

— Comment je pourrais le savoir ? J'ai pas répondu je te ferais remarquer.

— Alors pourquoi tu me mens en disant que c'est Lu ? T'as un truc à cacher peut-être ?

Une troisième fois, la sonnerie retentit, et cette fois-ci, n'y tenant plus, je réponds.

— Quoi ? je crache dans le combiné.

— C'est pas Dam je me trompe ?

— Tout juste champion, c'est Ariana. Tu lui veux quoi à mon frère ?

Le souffle de Donni, à l'autre bout du fil, fait doucement monter ma pression, et accélère ma respiration. Pourquoi diable, faut-il que le bras droit de H, appelle mon frère ? Pourquoi même est-ce que Damian a des contacts avec lui ? Je sais bien que les ados aiment aller en contradiction avec leur figure référente, mais là il ne s'agit pas simplement d'un petit écart qui peut se rattraper.

H, Donni, Tazer, Julio, ils sont dangereux. Et Damian n'a que quatorze ans.

— Comment ça va ma belle ?

Mon frère me fixe, et finit par quitter le salon pour partir se doucher. À sa démarche, je remarque qu'il est tendu : ses poings sont crispés le long de son torse, et les muscles de ses cuisses sont saillant sous la pression qu'il met dans ses jambes.

Il peut être têtu, mais il sait pertinemment que je le suis encore plus que lui. C'est pourquoi malgré le fait qu'il parte relativement vexé que j'aie pris son appel, je ne me défile pas, et reprends mon interlocuteur avec colère.

— Je te garantis que si tu lâches pas Damian, je te broierai les bijoux de famille de mes propres mains. Et tu sais que j'en suis capable.

— Oh, mais ce sera avec plaisir. H te passes le bonjour.

— Qu'il aille brûler en Enfer, et toi avec lui.

Et je raccroche, furieuse.

Danny me fixe, de ses grands yeux sombres, et m'interroge du regard. Sa petite bouille est déformée par une angoisse qu'il ne devrait pas connaître à son âge.

— Tout va bien mon chat, je murmure.

— C'est quoi les bijoux de famille ?

— C'est les couilles, répond Mikky avec un rire imbécile.

C'en est trop. Je les congédie tous les deux dans leur chambre, et fonce toquer à la porte de la salle de bain, non sans avoir repris Miguel sur son langage.

— Je te jure qu'on va avoir une conversation tous les deux !

— Ari, je me douche là, dégage !

— Je devrais te tuer pour faire mumuse avec H dans mon dos ! Franchement Damian !

Je hurle, donne un coup contre la porte, et c'est à ce moment-là que la sonnette de l'entrée retentit.

Soirée de merde tiens.

   Dieu bénisse Samuel et sa bonne humeur car sinon, cet apéro de courtoisie aurait été des plus long, et surtout des plus tendus.

Damian n'est jamais sorti de la salle de bain. Il s'est rhabillé, et est sorti par la fenêtre. Je ne sais actuellement pas où il est, et cela a le don de m'énerver un tantinet. Ou plutôt de m'inquiéter ? Je n'en sais trop rien, à dire vrai. Le fait qu'il traîne avec les membres du gang m'énerve autant que ça m'inquiète. À tout moment, il pourrait franchir la ligne blanche et ne pas s'en rendre compte : il n'a que quatorze ans, merde. Et dire que Hugo commandite tout ça.

Je clos mes yeux un instant, reprends une contenance, et bois une gorgée de ma bière. Je suis si tendue que je sens mes propres muscles se contracter sous la pression. Une petite palpitation dans mes doigts, un ressenti d'air glacial au creux de mon estomac.

Je suis définitivement plus inquiète qu'en colère.

Rafaël s'est changé, depuis cet après-midi. Un simple tee-shirt sombre remplace la veste à manche longue de tout à l'heure. Un bon point, c'est certain. Qui s'habille en manche longue à Soledo en plein mois d'octobre ? De nombreux tatouages courent le long de ses bras, encre noire à jamais gravée sur sa peau métisse.

— En tout cas, votre maison est très jolie, sourit Samuel en avalant une tomate cerise.

— Tu n'es pas difficile dis donc.

— Pourquoi ?

Je lui désigne toute la pièce autour de nous d'un vaste geste du bras, et hausse les sourcils :

— Ma mère aimait beaucoup la décoration typique qu'on pouvait voir dans les maisons au Mexique. Chez nos grands-parents, on retrouve le même style de meubles, les mêmes teintes. Moi je trouve juste ça vieillot.

Rafaël boit mes paroles, et Samuel relance, la parole bien plus déliée que son aîné.

— Vous y êtes déjà allé, au Mexique ?

— Quelques fois quand on était petits. Mais, j'en garde pas de supers souvenirs. On peut se plaindre de ce quartier en disant qu'il pue la pauvreté, là où vivent nuestros abuelos, c'est pire.

Nouvelle gorgée de bière : toujours pas de nouvelles de Damian. En plus, il est parti sans son portable, aucun moyen de le localiser.

— Et vous, vous venez d'où ?

— Nouvelle Zélande, répond Rafaël dans un souffle. Je peux fumer à la fenêtre ?

— Bien sûr. Tu veux mon briquet ?

Mikky me regarde sortir le briquet de la poche de mon jean d'un sale œil, et j'en profite pour attraper une industrielle dans le paquet visiblement neuf de mon nouveau voisin.

— Je savais pas que tu fumais, sourit-il dans la fumée.

— Il y a plein de choses qu'on ignore sur les gens. Je suis pleine de surprises.

Je réponds à son sourire par un autre, et balaye la rue du regard. Peut-être qu'en plissant bien les yeux, je pourrais apercevoir Damian, blotti derrière un buisson, à attendre que je vienne le chercher ? Mais il n'y a rien, non. Juste le ciel clair qui décline lentement vers un panel sombre. Rafaël suit mon regard, et accroche chaque recoin de la rue que mes yeux épient avec insistance.

— Damian a fugué ?

— Non, on s'est disputés, alors il s'est tiré pour marquer son mécontentement.

— Tous les ados font ça. A part Sam je te l'accorde, mais c'est parce qu'il est un peu bizarre.

Le concerné tique, et roule des yeux, ce qui fait rire les jumeaux. Rafaël et moi leur coulons un regard tendre avant de revenir à la contemplation de la rue bétonnée et des ses bancs délabrés.

— Ce que je veux dire, c'est qu'il reviendra. Où pourrait-il aller de toute manière ?

À tellement d'endroits, ai-je envie de répondre. Mais je me tais.

Je me doute que Rafaël n'est pas sans savoir que le gang fondé par notre famille sévi dans les rues de Soledo, mais entre savoir qu'il est au courant, et le lui dire en face, il y a une différence. En plus, que penserait-il de moi, si il savait que je laisse mon petit frère de quatorze ans fréquenter l'un des gangs les plus dangereux de la région ?

Je tire une bouffée de cigarette, et observe les volutes s'évaporer dans l'air tiède.

— Tu dois avoir raison.

   Lorsque la porte de la maison s'ouvre, cette nuit-là, je me réveille en sursaut. Toujours assise dans le fauteuil du salon, je remarque avec lenteur que je me suis endormie sur le livre que je lisais après le départ de Rafaël et Samuel. Toujours ouvert sur mes genoux, il n'a pas bougé d'un millimètre.

— Damian ?

J'appelle avec espoir, avec peur également : en soi, qui me dit que celui ou celle qui vient de passer la porte est bien mon frère ? Ce pourrait être n'importe qui, comme un rôdeur, un cambrioleur, un mec ivre, un chasseur de têtes peut-être.

Lentement, je me lève du canapé, et n'obtenant aucune réponse, attrape le flingue caché dans le tiroir sous la table basse. L'une des nombreuses armes qui se tapissent dans cette saloperie de maison.

En quelques enjambées, j'atteins l'entrée, et claque l'interrupteur tout en brandissant mon arme, prête à faire feu en cas de menace.

Mais ce n'est pas une menace, non. C'est bien Damian. Ou du moins, ça lui ressemble.

Son tee-shirt est déchiré, et découvre de larges bleus qui commencent à peine à fleurir sur sa peau. Son visage lui, est méconnaissable : entre l’œil au beurre noir, la lèvre fendue à deux endroits, le nez en vrac, l'arcade largement ouverte et les hématomes jalonnant la ligne de sa mâchoire, on croirait qu'il rentre de la guerre. Son souffle est erratique, bien qu'il tente de me le cacher. Le long de son torse, ses membres tremblent au rythme de son cœur que je devine tambourinant dans sa poitrine.

— Madre de Dios, Dami...

Je m'approche, et il soupire, avant de reculer lorsque j'approche ma main d'un peu trop près de son visage.

— T'inquiète c'est rien.

— Ça pisse le sang, je constate en avisant l'ouverture à l'arcade. On va aux urgences.

Je tourne les talons pour aller attraper mon sweat et réveiller les jumeaux, mais déjà sa main se referme sur la mienne, glacée.

— Non.

— Comment ça non ?

— Je peux pas aller aux urgences.

Je m'arrête, hausse les sourcils, et commence lentement à percuter, l'estomac noué.

— Qui t'a fais ça ?

— Ariana, je...

— Qui ?

Ma voix claque dans le semblant de silence qui amplit notre maison. Derrière nous, seul le ronronnement de la machine à laver, et le gémissement du frigo me répondent, et mon sang se glace dans mes veines.

— Répond Dami, tu comprends pas que je suis super flippée là ?

— On peut pas aller aux urgences, c'est tout.

Je repousse les mèches de cheveux qui me tombent devant le visage, et tente de calmer les tremblements qui agitent mes bras des épaules aux doigts. Ça me tue de l'admettre, mais je connais déjà le scénario de la soirée que vient de passer Damian. Et rien que d'y songer, je sens la bile remonter dans ma gorge nouée.

— Alors ça y est ?

— De quoi ? murmure t-il en essuyant une goutte de sang sur son menton.

— T'as commencé l'initiation ?

Le rouge lui monte aux joues, s'accorde à merveille avec le carmin qui lui macule déjà le visage. Ses yeux verts n'en ressortent que d'autant plus, perles lumineuses au centre de ce visage détruit.

— Ariana, tu savais que ça arriverait.

— Tu as quatorze ans, Damian. Est-ce que tu t'en rends au moins compte ?

Il s'essuie le visage d'un revers de manche, la détrempe de sang, et fait un pas dans ma direction.

— Tu en a aussi fait parti, alors c'est quoi ces leçons que tu me donnes ?

— Et c'était une erreur ! Dami, ce gang c'est l'assurance de crever jeune, de souffrir, de perdre bien plus que de gagner. Ancre-le toi dans le crâne !

Je fais un pas en arrière, sors mon portable de ma poche, et choisi un contact dans ma liste d'appel.

— T'appelles qui là ? s'affole Damian.

— Fiona, elle a fait des études d'infirmière. J'irais m'occuper du cas des Cortez après t'avoir réparé.

— Fais pas ça Ari, tu l'as dit toi-même, ils sont pas…Laisse-moi gérer ça tout seul ! T'as pas besoin de t'en mêler. C'est l'initiation, tu le sais…

— Quoi ? Ils peuvent se vanter de faire parti d'un gang, moi je suis Cortez de sang. Qu'ils essayent de venir me chercher des noises tes soi-disant ''frères'', j'hésiterai pas à leur planter une balle entre les deux yeux. Car comme tu l'as si bien souligné, j'ai aussi eu mon initiation à l'époque, ce qui signifie que ça…

J'agite mon arme sous son nez.

— … je sais m'en servir, et ce ne sera pas la première fois.

Il grogne, tape du pied, mais je m'en fiche : le mécanisme est enclenché, j'ai réagi trop tard. Maintenant, il va falloir que j'agisse en conséquence.

Et ici, agir en conséquence revient à enfiler mon ancien uniforme, récupérer mon arme à ma ceinture, et aller parler à mon frère, Hugo.

Annotations

Vous aimez lire Cirya6 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0