1 - Damian

11 minutes de lecture

.

Damian

.

   La bière dans mon gobelet est tiède lorsque j'en avale une gorgée. Je dirais presque que c'est agréable, avec la chaleur ambiante et l'humidité de l'air. Mes doigts se referment sur le le bout du tuyau de la chicha au centre de la table, et j'inspire une grande bouffée : saveur exotique, une de mes préférés.

— Ça c'est pas de la bouffée de tarlouze.

Je souris, et expire le nuage de fumée au nez du garçon qui vient de prendre la parole : Julio, chez qui se passe la soirée. Ses lèvres s'étirent à leur tour à travers le rideau de fumée, et sa main ébouriffe mes cheveux.

— Putain, vous savez y faire les Cortez.

— Évidemment, je marmonne en reprenant une gorgée de bière tiède. H est mon frangin rappelles-toi.

Mon nom me précède, qu'importe où je vais dans cette satanée ville. Où plutôt, dans notre joyeux quartier.

Ma famille, c'est simple : ma mère, qui s'est barrée, mon père qui est en taule, mais qui en ressortira un jour, j'en suis certain. Mon frère aîné, Hugo, mais que tout le monde appelle H, et qui a repris le flambeau depuis que papa croupit entre quatre murs. Ariana bien sûr, qui ne veut pas entendre parler de ces ''conneries'' et les jumeaux. Autant dire que même si ma sœur à renié son nom, ce n'est pas mon cas. Et, assistante sociale ou pas, je compte bien honorer mon clan, mon nom, ma famille. Tout le monde le sait, et c'est pourquoi malgré mon jeune âge, on m'accorde le respect qui m'est dû : la relève du clan, c'est H et moi, alors autant nous ménager.

— Comment va ta sœur ? me demande Julio, l’œil brillant.

Plutôt bien je dirais, mais je n'en suis pas certain. Je crois bien qu'elle fatigue en ce moment. Pas étonnant à dire vrai : entre ses cours et son job du soir, plus l'éducation des jumeaux, elle n'a pas le temps de se poser. J'essaye d'aider comme je peux, mais vu qu'elle se préoccupe de mon état autant que moi du sien, elle m'envoie paître en beauté avec l'argument ultime du ''C'est à moi de gérer''.

Mon cul ouais.

— Elle va bien, je finis par souffler.

— Super convainquant.

Je gronde, en tournant le visage vers Julio et ses potes, qui se marrent comme des baleines : déjà perchés, et il n'est même pas vingt-deux heures.

D'un pas tranquille, je quitte la table pour rejoindre le bar, et me reprendre un verre.

Mes pensées embrumées par le début d'ivresse et le tabac me portent à notre – ma – brève visite chez Samuel et son frère ce matin. Plutôt surréaliste. Son frère a l'air cool, comparé à lui. Mais, pourquoi a t-il fallu qu'il aille fourrer son nez dans les histoires familiales ? En quoi ça le regarde ? Eux non plus n'ont pas l'air d'avoir de parents, et j'en fais pas un flan. Et Ariana qui se comportait super bizarrement, quelle matinée de merde.

Cette histoire de supérette, c'est du grand n'importe quoi et je le sais. Ce qu'il me reste à trouver, c'est d'où ils se connaissent, et pourquoi la simple présence de ce type a mis ma sœur dans tous ses états.

Je la connais Ariana : elle ne flanche pas face au premier type venu. Avant que maman ne se barre, et que papa ne se fasse coffrer, elle était active au sein de notre gang. Sans me tromper, je peux affirmer qu'elle a déjà cassé deux-trois gueules, et sans culpabiliser. Féroce, déterminée, c'est cette Ariana ci que j'aimerais bien revoir à la surface. Sauf qu'à la place, elle m'a servi ce matin le portrait d'une fille épuisée, fragile et peu sûre d'elle.

Quel gâchis.

— T'as l'âge de boire toi ?

Je tourne la tête vers la voix qui vient de m'apostropher, et offre un sourire paresseux à Lu, l'une des seules personnes que je respecte en ce bas monde.

Lu est dans mon lycée – en dernière année – et fait partie de ces filles pour qui on s'écarte dans les couloirs. Un peu le cliché de la nana cheerleader qui se fait sauter dans toutes les salles du lycée, il n'empêche qu'elle fait partie de notre groupe, de notre famille, et qu'elle n'hésite pas à tacher ses jolies chemisiers pour se faire respecter. Un jour, je l'ai vu mettre une droite à un type qui lui avait touché les fesses à la sortie du lycée : il attend de se faire poser sa fausse dent depuis.

Elle me serre contre elle, et me tend sa cigarette.

— Quoi de neuf le fœtus ?

— J'ai couché avec Meli l'autre jour, je souris en plantant mes yeux dans les siens.

Un éclat passe dans son regard : elle a également couché avec Meli il n'y a pas longtemps.

— Cool, avec une capote j'espère. Elle s'est tapé Isak le mois dernier, et il a la syphilis.

Un sourire étire mes lèvres et je rigole doucement.

— Je l'ai fait avec Isak y'a trois semaines également. Avec préservatif évidemment.

— Et après on ose dire que c'est moi la plus grosse suceuse de bites de cette saloperie de lycée. Bravo gamin.

Elle me donne un coup dans l'épaule, et je manque m'étouffer avec la fumée que je m'apprêtais à recracher.

Elle me parle distraitement, de la prochaine chorégraphie qu'elle prépare, et où je vais me retrouver projeter à cinq mètres du sol. Elle me raconte sa classe, les pestes qui l'emmerdent sur ses jupes ou ses décolletés, les mots griffonnés sur les murs des toilettes pour handicapés. À mesure que ses paroles franchissent ses lèvres, ses yeux se voilent d'une brume d'ivresse. Lu a la particularité de pouvoir passer d'un état à un autre en un temps reccord lorsqu'elle est bourrée. Et c'est ce qui est en train de se produire sous mes yeux, alors qu'elle rigole nerveusement.

— Chaud, je murmure en buvant une gorgée de vodka.

— Fais gaffe à toi, ou ton nom pourrait remplacer le mien. Être libéré sexuellement, ça parle pas à tout le monde. Et j'aimerais pas avoir à gérer Ariana si elle découvre le pot aux roses.

Elle chevrotte un peu. Je ne suis pas un spécialiste, mais cette histoire de mots dans la cabine des toilettes doit tout de même l'affecter un peu, bien qu'elle assure le contraire lorsqu'elle est sobre. Ne dit-on pas que ce qui sort de la bouche de quelqu'un de bourré est pure vérité ?

Hochement de tête : on s'est compris.

Je sais bien que mes actes ont des conséquences. En l'occurrence, sauter ou me faire sauter par un peu tout le monde, ça me plaît, mais ce n'est pas l'opinion la plus populaire. Un jour, on m'a traité de ''garage à bites'', j'avoue que j'ai moyennement apprécié, et que je me suis un peu remis en question.

J'occupe une place un peu particulière au lycée : le petit frère de H encore une fois, membre des Cortez, le gang le plus influent du quartier. Cela me donne une première étiquette, dont il serait difficile de me dissocier même si je l'avais souhaité. En plus de ça, je suis bisexuel – ce qui n'est pas forcément très bien vu au sein des différentes communautés qui se croisent au milieu des couloirs – et la nouvelle étiquette de ''trophée de chasse'' semble m'avoir été attribuée depuis la reconnaissance générale de mes exploits sexuels. Quelle fierté pour le commun des mortels, de se taper un Cortez pure race. Je me suis alors demandé si je ne faisais pas qu'alimenter la demande et la curiosité de personnes qui ne me voyaient que pour ces deux étiquettes. Réalisation qui sur le coup m'a fait mal : sans ces étiquettes, je n'existe pas.

Lu me secoue légèrement, me tire de mes pensées, et je hausse un sourcil.

— Et te caser, tu y a pensé un peu ?

— C'est toi qui me pose la question ? Fais-le et on en reparle, j'ai même pas quinze ans moi, j'ai l'temps.

Répondre à une question par une autre question, ma méthode de parade favorite.

— Dam, je suis sérieuse. T'es à l'aise avec ton corps, c'est cool. T'aimes en jouer, c'est parfait. Maintenant, tu sais que la réputation que tu es en train de te forger te collera au cul jusqu'à la fin de ta scolarité voire plus si tu restes crécher dans le coin, et que pour trouver quelqu'un qui acceptera de sortir avec toi et d'endosser le rôle de ton copain ou de ta copine ce sera difficile. Crois-moi, joue pas trop au con. Ou alors, joue plus discrètement. Genre, les vestiaires, t'oublies.

— Lu c'est bon là. T'es bourrée et tes leçons de morale j'en ai pas besoin.

— Moi bourrée ? Je suis super lucide et c'est important ce que je te dis là ! Dam !

J'ouvre la bouche pour répondre, lorsque je sens un liquide tiède me dégouliner le long du dos. Sur le coup, je me fige sur place, et attends quelques secondes pour me retourner et tomber nez à nez avec un pauvre type de deuxième année complètement torché.

— T'as fait quoi là ?

Je rugis, et le garçon me fixe un instant avant d'éclater de rire.

— J'ai pas fait exprès, s'esclaffe t-il. Ça part au lavage t'inquiète mec.

— Génial, j'en suis ravi. Ça par contre ça part pas à la machine.

Et je lui décoche un coup de poing dans le nez. Immédiatement, le sang gicle de sa narine gauche et s'écoule sur son tee-shirt gris sale. Son pote derrière lui hurle de rire, tandis que celui qui a osé me renverser de la bière dessus, se tient mollement le nez, hagard. Ses yeux vont et viennent de mon visage à mon poing encore en l'air et je montre les dents. Au moindre commentaire de sa part, je n'hésiterai pas à recommencer.

— Violent et nympho, bravo Dam, H serait fier de toi.

Je coule un regard noir à Lu, et me détourne avec véhémence.

Ils m'ont tous gonflé, et pas qu'un peu. Entre ce bouffon et sa bière, et Lu et ses grands discours sur la réputation et le devenir de ma petite personne, cette soirée s'arrête là.

D'un pas décidé, je fends la foule, joue des coudes pour retrouver la sortie, et finis par regagner la rue après une bonne minute à chercher mon chemin au travers des volutes de fumée.

Il fait nuit noire dehors, mais la température dépasse encore largement les trente degrés. Je sens que j'empeste la bière, et que mon haleine sent la vodka et la clope. Ariana va me tuer, pour terminer cette soirée en beauté.

Chancelant, un peu à l'ouest, je commence à remonter le long du trottoir où s'éparpillent ça et là des groupes de jeunes qui devaient être à la soirée avec moi, sans même que je ne m'en rende compte. Beaucoup de filles, quelques garçons, beaucoup, beaucoup de cadavres de bouteilles. Le quartier est animé de leurs rires et de leurs bribes de voix, de leur musique passablement insupportable.

Et bien sûr, dans ma course folle pour rejoindre mon échafaud – ma maison – je tombe nez à nez avec la seule personne que je n'aurais pas souhaité croiser.

— Qu'est-ce que tu fais là toi ?

Samuel, le même Samuel que ce matin, le nouveau, le mec en salopette, se tient adossé à un arbre vers l'embranchement qui mène à notre rue. Ses écouteurs sont enfoncés dans ses oreilles, et il ne semble même pas percuter ma présence jusqu'à ce que je ne me plante devant lui.

La vodka commence vraiment à faire effet : il tangue, et c'est pas bon signe pour moi.

— Tiens Damian, sourit-il en retirant un écouteur.

— Fais pas l'innocent, tu me suis ou quoi ?

Il sort son portable pour couper la musique dans son écouteur restant, et se cale plus confortablement contre son arbre.

— Non. Ta sœur et mon frère voulaient que j'aille à cette soirée dont tu sembles sortir. Je leur ai fait croire que j'y allais, mais...

Il me désigne les amas de personnes autour de la maison de Julio.

— Aucune chance.

— Quoi, tu te mélanges pas au bas peuple ? je persifle, mordant.

D'un œil, il avise mon tee-shirt trempé et la sueur qui me dégouline du front.

— T'as pas l'air bien, note t-il.

— Bien sûr que si, je vais bien.

Je commence à le contourner pour reprendre ma route, et à ma grande surprise, malgré ma mauvaise humeur et ma sale gueule, il décide de me suivre.

— Arrête de me suivre putain.

— Je te suis pas, je rentre chez moi.

— Bah prends un autre chemin.

Samuel ricane, et je le foudroie du regard.

— Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?

— Rien, c'est juste que si quelqu'un ici connaît un autre chemin pour rentrer, c'est toi.

Je tords du nez, et glisse sur lui un regard curieux ; pas de salopette aujourd'hui ? Un short et un tee-shirt bien trop grand pour lui. Over-size ? J'ai jamais compris l'intérêt.

— Regarde où tu vas, m'avertit-il en me tirant par le bras pour m'éloigner du bord de la route.

— Lâche-moi.

Je me dérobe, et il secoue sa main souillée par la bière qui imbibe toujours mon haut.

Dans le silence de notre rue déserte, nous marchons sans échanger un mot. Lui n'ose pas me parler, et moi je n'en ai ni la force ni l'envie. Les semelles de mes baskets collent légèrement au bitume, tandis que ses sandales claquent au rythme de son pas plus rapide que le mien – il est plus grand.

Un lampadaire sur deux éclaire la route d'un halo orangé, qui donne à nos ombres des airs horrifiques que je n'aime pas du tout.

— Ton frère va cramer que t'es pas venu à la soirée.

Il tourne la tête pour m'interroger du regard, et je le désigne d'un doigt.

— Tu es clean, et tu sens le propre.

J'ai envie d'ajouter que comparé à mon odeur d'épave ambulante, il détient le meilleur parfum du monde, mais à quoi bon faire de l'autodérision avec lui ?

De la poche de mon jean, je sors un paquet de cigarette, et m'en allume une que je cale au coin de mes lèvres.

— Tu fumes ?

— Non, me répond t-il en zieutant la tête crépitante de ma propre clope.

— Dommage. Ton frère a l'air cool, pourquoi t'es nul toi ?

Je range mon paquet, et lui expire dessus une grande bouffée de fumée. D'abord choqué, il finit par comprendre ce que je viens de faire, et me remercie d'un sourire.

La fumée qui s'engouffre dans ma trachée ne me fait plus rien. C'est triste à dire, mais j'y suis habitué depuis le temps.

Des doigts, je m'étreins l'arrête du nez et soupire.

— Au fait, désolé pour ce matin.

De quoi il parle ?

— Pour mon frère. La question sur vos parents, c'était pas malin.

Ah, ça.

Je secoue la tête, lui faisant comprendre que je n'en ai plus grand chose à faire, bien que ce matin, la question m'avait bien mis en boule.

Le sol tangue de plus en plus autour de moi, et je sens que je n'aurais pas le temps de me passer de l'eau sur le visage avant que l'inévitable n'arrive.

— Attends.

J'attrape le bras de Samuel, lui fait signe de ne pas bouger, et trottine jusqu'à un morceau de pelouse. Là, je m'accroupis, me penche en avant, et vais chatouiller le fond de ma gorge de mon index et mon majeur. Pas glamour, pas glamour du tout, mais ce n'est pas grave : il ne s'agit que du mec à la salopette.

Il ne me faut pas attendre longtemps avant que la bile ne remonte, et que je vomisse sur le moreau de pelouse, sous le regard sidéré de Samuel.

Annotations

Vous aimez lire Cirya6 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0