1 - Samuel

6 minutes de lecture

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Sam

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   Mes yeux sont fixés sur le micro-onde qui réchauffe mon bol de lait dans un bruit de fond insupportable. La lumière à l'intérieure, m'hypnotise et me rendors, à mesure que les secondes passent. Peut-on vraiment s'endormir en position assise ? Et si oui, le poids de ma tête va t-il être plus fort que la gravité et faire qu’immanquablement je me cognerais contre la table ? Même pas sûr que ma réflexion tienne debout : la physique et mes questionnements matinaux ne font pas bon ménage.

En face de moi, Rafaël est en train de lire un livre de psychologie au titre évocateur : ''Psychocriminologie''.

— Tu crois vraiment que c'est le bon livre pour débuter la journée ?

— Je t'en pose des questions moi ? marmonne t-il en tournant une page.

Un grondement contrarié remonte le long de ma gorge, mais je l'étouffe dans un bâillement. Hors de question de lui montrer que sa mauvaise humeur matinale m'atteint, encore moins quand je sais à quoi elle est due.

— Tu es rentré à quelle heure cette nuit ?

Il daigne enfin relever les yeux pour me dévisager, et hausse un sourcil.

Mon frère a la particularité de faire peur. Partout, en toute circonstance. Il a beaucoup pris du côté de notre père, d'origine maori, en traduisent sa peau sombre et ses cheveux corbeaux. Il pourrait être sympathique, avec son visage plutôt fin et ses yeux gris, sauf qu'il se pare chaque jour qui passe de ce sourire en coin tordu et de ce froncement de sourcil qui n'évoque rien d'autre que ceux des psychopathes préparant un sale coup. Sans compter les tatouages qui apparaissent sur les mains, les avants-bras, le cou, une vraie feuille à dessin humaine. Certains pensent que les tatouages font mauvais genre, mon frère s'en contre-fout.

Parfois, les gens le montrent du doigt dans la rue : peut-être le désignent-ils en pensant au dernier portrait robot de tueur d'enfants passé à la télévision ?

Je m'estime heureux car, même en essayant de reproduire son rictus, j'ai juste l'air bête, et pas effrayant.

— Ton lait est chaud je crois, murmure t-il en reprenant sa lecture.

— Je me suis inquiété.

— Ton lait.

— Lâche-moi la grappe avec ce fichu lait ! Tu pourrais au moins m'envoyer un message.

Il sourit, plus sarcastique que réellement amusé, et plante son regard dans le mien.

— Je suis rentré à cinq heure quarante. J'ai donc dormi à peine quatre heures. D'autres questions ?

J'ouvre la bouche pour répondre, lorsque trois coups résonnent la porte d'entrée.

Nous échangeons un regard, Rafaël et moi, avant d'en conclure que ni lui ni moi n'attendons qui que ce soit.

— Va ouvrir, mais vérifie dans le judas avant.

— Oui papa.

Il tique à l'emphase sur mon dernier mot, mais ne relève pas, préférant se replonger dans son bouquin.

D'un pas traînant, je rejoins la porte d'entrée, et me perche sur la pointe des pieds pour pouvoir mieux observer par le petit trou de verre. Sur le pallier, se trouve une jeune femme d'une vingtaine d'années, et trois enfants.

Je me redresse plus convenablement, et hésite : est-ce que ce tableau de petite famille pourrait en réalité être un piège pour mieux nous amadouer ?

Ma réflexion vite achevée, je finis par ouvrir à nos visiteurs surprise, pour déchanter en un battement de cil. Ce ne sont pas trois enfants. Il n'y a en réalité que deux gamins, le troisième étant nul autre que le garçon de mon lycée dont j'ai vanté les mérites à Raphaël hier soir.

— Bonjour, me lance la jeune femme, tout sourire. Je m'appelle Ariana, on habite en face. On voulait vous souhaiter la bienvenue dans le quartier !

Elle a l'air aussi fatigué que mon frère, malgré l'effort fourni pour camoufler ses cernes.

Derrière moi, les pas léger de mon frère me rejoignent, et à sa vue, Ariana recule d'un pas, soudainement moins souriante.

— Bonjour, les salue t-il avec un sourire. Ariana, comment vas-tu ?

Je lui coule un regard en biais, surpris, tandis que Damian, le type de ma classe, jauge Rafaël d'un sale œil. Ariana elle, a retrouvé son sourire, mais je remarque un léger tremblement de ses mains.

— Vous vous connaissez ? demande Damian, méfiant.

— On s'est croisé à la supérette hier soir, elle m'a aidée à trouver les kinder.

Elle hoche vivement la tête, et son frère fronce du nez : il n'est pas dupe, et moi non plus.

— Bref, enchaîne Ariana, sentant les questions arriver, je vous présente Dam, Mikky et Danny, ils sont jumeaux. En vrai ils s'appellent Miguel et Daniel mais, on les a toujours appelés come ça, alors...

— Ça se voit, lui souffle l'un des deux enfants, qu'on est jumeaux je veux dire.

La pauvre ne semble plus savoir où elle habite. Prestement, elle me tend le plat où repose le gâteau, et amorce un recul lorsque la voix de mon frère s'élève à nouveau :

— Je vous paye un café ? Et un jus de pomme pour les trois petits ?

— J'ai presque quinze ans, gronde Damian.

— Pas la peine de montrer les dents Regina, j'ai aussi du coca.

Et il rentre à l'intérieur. Damian semble surpris – dans le mauvais sens du terme – par le petit surnom que lui a attribué mon frère, mais ne fait aucun commentaire. À la place, il secoue le bras de sa sœur, qui le menace d'un regard obscur.

— J'ai des trucs à faire, marmonne t-il.

— Tu vas boire ce coca avec nous, et dans la joie et la bonne humeur.

Puis, elle le pousse à l'intérieur, sans ménagement.

   Je ne saurais dire si l'ambiance dans notre cuisine est pesante, angoissante, étrange, ou bien tout à la fois. Les jumeaux font la conversation, à grand coup d'explications sur leur classe, leur vie dans le quartier – à noter qu'ils insistent sur le fait que le glacier au bout de la rue est une tuerie. Rafaël semble presque amusé de les voir se chiffonner pour lui parler, et pose devant eux une assiette dans laquelle il a vidé un paquet de gâteaux.

Mes gâteaux.

De leur côté, Damian et Ariana semblent plus sur la défensive : l'un définitivement vexé de s'être fait appelé Regina, l'autre en perpétuelle position défensive, la bougeotte sur sa chaise en bois.

— Vous êtes là depuis longtemps ? demande Mikky, la bouche pleine.

— Une dizaine de jours, un peu plus peut-être. Et toi ?

— On a toujours habité ici.

Mikky dépasse son frère de quelques centimètres, et semble bien plus vif que lui. Il agrémente son discours de grands gestes que je qualifierai presque d'exagérés. Étrange, normalement ce sont les italiens qui parlent avec les mains, pas les espagnols.

— Et vos parents, ils travaillent dans quoi ?

La bombe est larguée. J'ai connu Rafaël plus fin que ça. Les petits se tétanisent, tandis que Damian frissonne de la tête aux pieds. Leur sœur elle, bat des cils, et offre une œillade significative à mon frère.

— Sujet sensible, murmure t-elle.

— Bienvenu au club alors.

Mon intervention a le chic de faire sourire les jumeaux, mais d'encore plus renfrogner Damian, qui finit par se lever et quitter la pièce, puis la maison, sans la moindre parole.

Je conçois que chaque famille est différente, comme chaque personne est une individualité. C'est pourquoi, je ne cherche pas à rattraper Damian, et que sa sœur se contente d'un soupir à peine étouffé. Chacun à ses problèmes, et ses façons de les gérer. Notre famille n'est pas la meilleure et je devine que la leur ne l'est pas non plus.

Quelle idée stupide mon frère a t-il eu de s'aventurer sur cette pente là ?

— Tu sais Samuel, mon frère se rend à une soirée avec d'autres gens de votre lycée ce soir. Je peux te donner l'adresse si tu veux, histoire que tu fasses connaissance avec les autres ados en dehors du lycée.

Je hoche vigoureusement la tête, plus par politesse qu'autre chose. Je ne vais tout de même pas me rendre à une soirée où je ne suis ni invité, ni désiré ?

— C'est une très bonne idée, sourit mon frère.

Et à son sourire, je comprends que je n'échapperai pas à cette soirée, que je le veuille ou non.


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