Contre Chant

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La fille-flûte retenait son souffle, prostrée dans un coin de pénombre. Entre ses doigts délicats, elle serrait de toutes ses forces le dernier cadeau de Stéphane.

Supervisés par l’implacable Mme Békar, une horde de domestiques était à sa recherche, fouillant frénétiquement chaque recoin du château.

Ils ne devaient pas la trouver. La fille-flûte ne supportait plus d’être cet instrument entre les mains de la châtelaine. Il fallait que cela cesse. Stéphane s’était sacrifié pour qu’elle ait sa chance, alors elle comptait bien tenter l’impossible pour s’enfuir.

Elle changea de position. Toute cachette, aussi bonne fût-elle, finirait tôt ou tard par être fouillée par les habiles hommes de main de Békar, qui connaissaient le manoir jusque dans ses moindres encoignures. Elle devait atteindre les jardins. Là, tapie dans un parterre de fleur ou sous un buisson touffu, elle pourrait attendre. Puis, elle s’échapperait pour de bon de ce domaine maudit, à la faveur des ombres du soir.

L’adolescente avançait adagio, faisant son possible pour amadouer le parquet capricieux, qui risquait de craquer au moindre mouvement. Elle entendait les domestiques, tout autour d’elle. Ils communiquaient entre eux en criant, retournaient matelas et sommiers, ouvraient chaque placard, dont le contenu était fiévreusement éparpillé au sol. Dans le grenier, chaque malle était fouillée, chaque meuble démonté, chaque drap soulevé. À la cave, les casiers à bouteilles étaient renversés, fracassés, répandant en flaques leur liquide rouge sang. Elle les entendait, partout dans l’immense demeure, mais elle pouvait surtout les ressentir. Ressentir leur rage. La peur grandissante de ne pas la trouver, de subir la colère de Békar. Ils étaient trahis par leurs propres vibrations. La musique erratique et prégnante qui émanait d’eux, et que la fille-flûte, seule, était capable de percevoir. Des cuivres puissants et des tambours, rythmés comme le coeur d’une bête en chasse. Leur maîtresse était également présente dans ce canon, contrebasse sans âge et sans âme, jouant une unique note grave et continue, dans l’attente de recouvrer son bien. Elle perdait patience, et un terrible courroux commençait à poindre au plus profond d’elle-même.

La fille était trop importante pour Mme Békar, elle ne pouvait se permettre de la perdre. Elle avait fait preuve de faiblesse en la traitant comme un être humain, en ayant la bonté de lui laisser quelques libertés. Voilà comment elle la remerciait ?! En tentant de décamper à la première occasion !

Il n’y aurait pas de pardon, pas de nouvel espoir de fuite, elle y veillerait avec la plus grande sévérité.

Toujours en quête d’une sortie, la fille-flûte se rua derrière une épaisse tenture du grand salon. Un domestique venait d’y entrer, haletant et couvert de sueur. Le cadeau de Stéphane battait accelerando entre les mains frêles de l’adolescente. Elle tenta de le calmer, d’étouffer cette pulsation qui risquait de la trahir. Son poursuivant pénétra plus avant dans la pièce, l’oreille tendue, tel un piano désaccordé jouant des notes aigues, piquées. Il savait quoi chercher. Le tic-tac régulier qui mettrait fin à la traque. Le valet balaya la salle du regard. Sous les tables, derrière les fauteuils. Il ignora toutefois ce rideau, derrière lequel il avait lui-même déjà vérifié deux fois. Par bonheur pour la fille, le capharnaüm, engendré ailleurs par les autres serviteurs, couvrit le son qu’elle émettait. Dépité, il poursuivit sa fouille ailleurs. La Flûte passa inaperçue.

Malgré les apparences, sa fugue ne s’était pas faite sans préparation. Ils y avaient réfléchi longuement, avec Stéphane. Tout d’abord, celui-ci devait subtiliser le Métronome, et le rendre à son amie. Le précieux objet était jalousement conservé dans les appartements de Békar. C’était bien trop dangereux, ils le savaient tous deux. Cependant, le garçon avait insisté. Il était parvenu à ses fins, mais son châtiment avait été sans appel. Dans ses derniers instants, la fille avait perçu sa détresse, tandis que sa mélodie allait morendo.

Ecouter le silence des gens lui était insupportable. Au service de Békar, pourtant, elle y était souvent forcée. Des années durant, elle avait été le jouet de sa maîtresse, obligée de lui soumettre son pouvoir. Quand la complainte de Stéphane s’était tue, elle avait prié de tout son être pour ne plus jamais entendre ce silence.

Elle quitta une nouvelle fois son abri. Une antichambre sombre mais confortable se dressait sur son chemin, puis le Grand Hall, avec ses volées de marches qui montaient vers les étages. La porte d’entrée serait certainement verrouillée, mais si elle parvenait à fracturer une fenêtre… Elle se concentra sur le concerto qui se jouait autour d’elle. Personne ne se trouvait dans cette aile du château, la voie était libre. Fébrile, elle n’en traversa pas moins la première pièce sur la pointe des pieds, et poussa la lourde porte du Hall pianissimo.

Là, une vitre était ouverte.

Dehors, le vent faisait danser le feuillage des arbres. Le soleil caressait de sa lumière chatoyante le tronc des oliviers, comme une invite à s’y blottir. Une volée d’oiseaux pépia gaiement, dans son envol épris de liberté, cette liberté qui était plus que jamais à portée de main. Elle s’élança sans retenue vers cette échappatoire providentielle.

Pour la première fois de son existence, son Harmonie lui avait fait défaut. Elle s’en aperçut quand Békar en personne apparut devant l’ouverture si prometteuse.

« Moi aussi, je sais me cacher, dit-elle, un sourire mauvais sur les lèvres. Plus important encore, j’ai appris à me cacher de toi. Croyais-tu vraiment que je me laisserais berner de la sorte, petite idiote ?! »

La fille-Flûte n’en revenait pas. Békar n’émettait qu’un faible bourdonnement, complètement noyé dans le bruit assourdissant que faisaient ses laquais. Comme toujours, sa maîtresse s’était montrée plus maligne qu’elle.

« N’ai-je pas été bonne avec toi ?! reprit-elle. Ne t’ai-je pas offert un toit, de la nourriture, des habits ? Mon amour ?! ajouta-t-elle, presque plaintive.

-Vous n’aimez rien, ni personne ! cracha la fille. Vous n’avez d’yeux que pour mon pouvoir. Jamais plus il ne sera vôtre, je m’y refuse !

-Flûte. Donne-moi le Métronome, ordonna Békar. »

L’adolescente tendit la main droite devant-elle, exhibant l’objet dont le rythme allait crescendo. Un instant, seul son cliquetis résonna dans l’immense salle.

« Donne-le-moi, Flûte. »

Elle s’était radoucie. Même sa musique revêtait à présent des notes bienveillantes.

«Que comptes-tu en faire, de toute façon ? Laisse-moi le garder pour toi. »

C’en était fini. Les domestiques seraient là d’une minute à l’autre, il n’y avait aucune issue. Rendre le Métronome, c’était renoncer à la liberté, lui remettre les clefs de sa prison. Reprendre da capo la même partition infecte.

Des larmes montèrent aux yeux de la jeune fille, tandis que l’évidence s’imposait à elle.

« Non, marmonna-t-elle simplement, en levant la main gauche. Vous avez tué Stéphane. Il était mon seul ami.

-Allons, ma chère, ne fais pas ça. »

Békar porta son attention sur le Métronome, dont le tempo était maintenant extrêmement lent, serein. Une profonde détermination émanait de sa servante.

« Ne fais pas ça ! supplia la châtelaine. »

La fille-Flûte stoppa le Métronome.

Dans le ciel, les oiseaux restèrent figés.

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