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    Bertrand s'étira sur sa chaise et poussa un râle de satisfaction. Il relit les dernières lignes de sa lettre et se demanda à qui il l'avait adressé, et pourquoi même il avait pris la peine de l'écrire. Il était de ceux qui ne savent vraiment ce qu'ils pensent que quand ils l'ont écrit, c'était sans doute la raison principale qui l'avait poussé à écrire : donner corps à ses pensées et faire le tri. Mais il n'y avait pas que ça. Ce n'était pas juste quelques lignes griffonnées sur un coin de feuille, c'était un récit : celui du jour le plus étrange de sa vie, dans lequel s'était glissé des souvenirs, parfois vieux de quarante ans. Ce récit était peut-être celui de sa vie, admit-il. Une sorte de testament.

Il n'avait pas d'enfant et n'avait jamais enseigné. Peut-être avait-il ressenti le besoin de laisser une trace, de transmettre quelque chose. Le genre de besoin qu'on éprouve quand on sent la mort approcher. Il n'y avait jamais pensé auparavant mais aujourd'hui c'était différent : aujourd'hui marquait la fin de sa vie, ou du moins, celle qu'il l'avait connue jusqu'alors. Il se réveillerait demain dans un monde différent, avec des règles différentes, et dans lequel il serait aussi désemparé qu'un nouveau-né. Il devrait tout réapprendre. Et vite, s'il tenait à survivre.


    Il se leva, s'étira encore et bu d'un trait la fin de son verre de Lagavulin. Il monta dans sa chambre avec son ordinateur portable et le posa sur le lit. La volumineuse imprimante laser Hewlett-Packard qu'il avait acquise l'année précédente en promotion (et tout de suite regretté d'avoir acheté) était dissimulée sous une pile de cartons, entre le mur et l'armoire. Il l'installa sur le lit, ouvrit la ramette de papier achetée en même temps que l'imprimante et y préleva une pile de feuilles qu'il inséra dans la fente arrière. Il connecta l'ordinateur, avisa le nombre de pages nécessaires et calcula qu'il devrait pouvoir produire une vingtaine d'exemplaires, soit bien assez pour combler ses besoins. Il cliqua sur un bouton.

La machine cracha quelques sons métalliques. Elle tressautait au rythme erratique des mouvements de la tête d'impression. Bertrand récupérait les feuillets à mesure qu'ils s'entassaient en sortie et les plaçait en piles ordonnées sur le lit. Quand le robot avalait la dernière feuille il insérait un autre paquet. Il continua ainsi jusqu'à ce que toute la ramette fut consommée. Il observa les vingt-sept piles de 18 pages recto éparpillées sur le lit et se rendit compte qu'il avait omis un détail important : il n'avait pas d'agrafeuse. Il se pinça la bouche quand soudain la solution lui sauta aux yeux. L'armoire entrouverte laissait entrevoir un groupe de classeurs qui furent à une autre époque ses archives fiscales. Il saisit le premier classeur qui se présentait (une note fluorescente sur la tranche indiquait "Impôts 2010-2015") et en sortit les pochettes plastique. Il jeta le classeur dans un coin et retourna les pochettes d'un geste sec. Les documents, si précieux hier encore, se répandirent sur la moquette. Il les piétina joyeusement puis compta les pochettes. Il en manquait quatre. Il prit un autre classeur et le vida sur le sol. Il revint ensuite près du lit, s'agenouilla et rangea soigneusement les vingt-sept exemplaires.

Il recula d'un pas et considéra le fruit de son travail. Ne sachant pas le temps qu'il passerait à Paris - il pourrait bien y rester indéfiniment - il fallait une solution pérenne pour survivre aux affres du temps et permettre à quiconque de les trouver. Celle-ci s'avérait idéale et il s'en félicita. 


    Il était près de deux heures du matin. Epuisé, il rassembla ses dernières forces et chercha le sac de praticien que lui avait offert ses collègues lors de son départ du précèdent service, quinze ans plus tôt. C'était une boutade qui revenait souvent ; Bertrand était raillé pour son addiction à son métier d'urgentiste. On lui faisait remarquer qu'il vieillissait et on lui conseillait de considérer une carrière plus paisible de médecin de campagne. La proposition s'accompagnait toujours de tapes dans le dos et de sourires narquois. Lui-même sourit en retrouvant au fond de l'armoire, derrière une pile de draps, le sac de cuir brun aux multiples poches et bouton-poussoir chromé. Il y glissa les pochettes et l'ordinateur puis descendit l'imprimante du lit et se coucha.

Il s'endormit dans la minute qui suivit.


    Son sommeil fut agité. Il rêva qu'il était à l'hôpital Sainte-Justine, sauf que rien n'était exactement pareil. Les portes des urgences s'ouvraient comme des battants de saloon. Un patient arrivait, couvert de sang et allongé sur un brancard poussé par deux infirmiers. Bertrand s'approchait de lui en luttant comme s'il était pris dans de la mélasse. Au prix d'efforts colossaux il arrivait à prendre sa tension mais l'indication de l'aiguille n'avait pas de sens. Tout à coup l'homme se redressa, droit comme un i, et approcha son sourire benoit. Tout le monde ricana autour de lui sans qu'il sut pourquoi. C'est alors qu'il reconnut la moustache et le sourire carnassier du blessé. Marcel Béliveau. Il recula d'un bond, les rires redoublèrent. Il se défendit : "Vous m’avez pas eu, non, vous m'avez pas eu parce que je savais que c'était vous. Je le savais. Je savais que c'était vouuuUUUUUh..oouuUUUH". 

Il ouvrit les yeux subitement. Il était recroquevillé en position fœtale, la couverture sous son nez. Sa gorge était sèche. Un chien, se dit-il, c'est un chien qui hurle à la mort. Samy avait déjà sauté au bas du lit et aboyait en direction de la fenêtre, tendu comme un arc. Sur le réveil les bâtons rougeoyants affichaient 3:14. Il rejeta les draps et se rendit à la salle de bains.  

Le teckel des voisins, sans doute. Assit sur la cuvette des toilettes, un verre d'eau à la main, il devisait sur l'attitude à adopter. Ce chien hurlait pour une raison évidente : il crevait de faim, de soif ou de solitude, et surement les trois à la fois. Incapable de rester insensible à la détresse de cette pauvre bête, il en conclut qu'il devrait agir. Mais que faire ? s'interrogea-t-il, le recueillir et l'emmener avec nous demain ? Le laisser s'échapper et le condamner à une mort certaine ? Abréger ses souffrances ? Il considéra tour à tour les options qui se présentaient à son esprit embrumé sans qu'aucune ne le satisfasse.

Incapable de prendre une décision, et puisqu'il ne pourrait de toute évidence pas se rendormir, il choisit de ne rien décider avant de voir sur place de quoi il retournait. Il s'habilla, descendit à la cuisine et fouilla dans un tiroir. Il en sortit une lampe de poche et un rouleau de pâtissier. Il se surprit avec le rouleau à la main. Ce n'est pas pour le chien, se dit-il comme pour se rassurer, mais pour me défendre. Il ignorait contre quoi il devait se défendre, mais savait en revanche qu'il fallait se tenir prêt. C'était l'un des constats de sa récente expérience : l'isolement réveille des instincts primitifs insoupçonnés, quand ce n'est pas quelques penchants paranoïaques.

Reste ici toi, et gardes la maison, intima-t-il à son chien. Il enfila sa veste Guy Cotten bleu marine et sortit sur le perron, armé de son attirail de fortune. Tout près, des aboiements claquèrent dans l'air humide de la nuit. Il leva le rouleau au-dessus de sa tête et retint son souffle. Il attendit, scrutant le périmètre dessiné sur la pelouse par l'ampoule jaune du perron. Les aboiements se transformèrent en grondements puis cessèrent tout à fait. Il attendit encore, immobile, puis descendit les marches et s'avança prudemment dans l'allée. En passant près de la Toyota il aperçut les armes de poing qu'il avait laissé sur la banquette arrière. Il ouvrit la portière, saisit l'un d'entre eux et le glissa sous la ceinture de son pantalon. 

Il contourna la petite haie de rosiers qui séparait les deux propriétés et fit le tour de la maison des Michon jusqu'à la cuisine. Le faisceau de la lampe torche croisa à travers les carreaux le regard fou du teckel. Il se tenait assis en remuant la queue de gauche à droite et la tête de bas en haut. Il semblait se contenir pour ne pas exploser. Aussitôt que la porte s'ouvrit l'animal sortit en trombe et disparu sous une haie de thuyas. Surpris, Bertrand le regarda filer sans réagir. Il siffla doucement et l'appela « Eh, saucisse, reviens. Au pied ! Au pied saucisson ! » Il passa la tête par l'entrebâillement de la porte et la retira aussitôt. Il flottait dans la cuisine une odeur doucereuse d'excréments chauds qui lui donna la nausée. Il appela encore quelques fois avant de rentrer chez lui, soulagé de ne pas avoir eu à décider du sort de l'animal.


    Il mit du temps à se rendormir et son sommeil fut agité. Il oscillait entre des phases d'éveil angoissées et des phases de sommeil polluées de rêves étranges. Dans le dernier il était au milieu d'une immense piscine et nageait paisiblement. Quand il atteignit finalement le bord du bassin il s'aperçut que l'eau était poisseuse. C'est alors qu'il se réveilla.

Roulé en boule au bout du lit, Samy leva la tête. Il comprit que son maitre ne dormait plus et s'approcha pour vérifier. Il posa sa truffe humide sur sa joue. Bertrand grommela et finit par ouvrir un œil. Il faisait jour. Et il pleuvait. 

« Déjà neuf heures, et toujours seul au monde » fut la première chose qui lui vint à l'esprit. Il se leva lentement et passa à la salle de bain. Il rentra dans la cabine en plexiglas tachée de calcaire. A travers la vapeur d'eau il contempla le ciel au-dessus de lui à travers le vasistas. Les gouttes roulaient doucement sur le carreau de verre ainsi sur les parois de la douche, comme s'il pleuvait à l'intérieur. Il réfléchit de nouveau à son plan et eut soudain envie d'abandonner. Pourquoi se presser ? Pourquoi ne pas passer la journée à la maison ? Prendre le temps pour une fois. Pas d'urgence. Pourquoi ne pas faire un feu et lire un bon roman dans le canapé ? Il soupesait l'idée tandis que l'eau chaude glissait sur sa nuque. Elle était séduisante. 

Donc dangereuse.

Il coupa le robinet, résolu à ne pas suivre son inclinaison a la paresse. S'il restait chez lui aujourd'hui, il perdrait toute velléité de poursuivre et repousserait son départ indéfiniment. Il sentait, sans qu'il sut précisément pourquoi, que c'était le moment d'agir. L'instinct peut-être, ou la paranoïa. Quelque chose en tout cas lui signalait que l'horizon ne s'éclaircirait pas, et qu'il fallait prendre les devants. Avant la tempête ?


    Il sortit de la douche, s'habilla d'un pantalon de velours brun et d'un pull à col roulé bleu, puis descendit à la cuisine. Il déjeuna en vitesse, rassembla ses affaires et les déposa à l'extérieur. Dans le coffre de la Prius se trouvait une boite en carton qui ne quittait jamais son coffre. Elle contenait un triangle de signalisation, une trousse de secours qu'il avait un jour subtilise à l'hôpital, de l'huile moteur 15W40, du liquide de refroidissement, des ampoules, des pinces et des chiffons. Il poussa la boite au fond du coffre et chargea à côté d'elle la Samsonite en polycarbonate noir ultrarésistant. Il posa le sac de praticien devant et ajouta contre lui un sac de croquettes pour chien de 30 kilos et une caisse en plastique bleu qui contenait ce qu'il appelait « le nécessaire de défense » : les trois armes empruntées aux policiers, le rouleau a pâtisserie et un couteau à viande de 25 centimètres. Le tout était dissimulé sous une couverture en polyester. 

Avant de fermer le coffre il se saisit d'un pistolet et d'une pochette en plastique, puis contourna la voiture jusqu'a la portière passager, avisant au passage les matraques posées sur la banquette arrière. Il glissa l'arme à feu dans la boite à gants qu'il referma d'un coup sec. Il se tourna ensuite vers son compagnon de route et tapa du plat de la main sur le siège. « Allez mon pépère, grimpe, tu le mérite. C'est pas un jour comme les autres aujourd'hui. ». Samy regarda son maitre d'un œil plein de surprise. « Aucun jour ne sera plus jamais comme les autres à présent. Allez ! »

Les pattes sur le tableau de bord, le beagle agitait la queue en observant son maitre pénétrer dans la maison avec la pochette plastifiée a la main et ressortir un instant plus tard les mains vides. Il s'installa ensuite derrière le volant, jeta un coup d'œil a la maison puis se tourna vers lui en souriant : « On met sa ceinture quand même. » Il recula avec précaution et s'élança dans la rue. A cent mètres de son point de départ, il aperçut une petite tache noire et brune apparaitre dans le rétroviseur. Le teckel était sorti en trombe de sa retraite et jappait en sautant au milieu de la rue.

Bertrand détourna le regard et accéléra.


    Le centre-ville était plus calme que la veille. Seul le hululement étouffé d'une alarme lui parvenait et quelques aboiements sporadiques. Nombre des voitures s'étaient tues, à court d'essence sans doute. Il contrôla la jauge de la Prius. Le réservoir était au tiers.

Il fit le tour de la ville et déposa une pochette plastique bien en vue à l'entrée de tous les lieux qu'il considérait être les points stratégiques de la ville et par lesquels transiteraient sans doute d'éventuels survivants : hôpital, clinique, centre commercial, épiceries. Il en avait aussi déposé sans y croire vraiment, dans la cathédrale, à l'entrée de la caserne des pompiers et sur le comptoir de service de la mairie. Il avait dû chaque fois entrer par effraction (sauf pour la cathédrale, dont la porte séculaire était curieusement restée ouverte). Cambrioler sans risquer d'être pris était plutôt grisant et il s'accommoda assez vite de cette nouvelle qualification. 

La technique lui avait été inspirée par un film et se révéla fort efficace : il s'agissait de briser la vitre (le rouleau a tapisserie faisait idéalement l'affaire) puis de poser sur les bouts de verre restants la couverture. Quelques coups de rouleau supplémentaires finissaient de nettoyer le passage et d'éviter de s'empaler sur une stalagmite. Il se penchait alors par le trou béant, portait ses mains en porte-voix et lançait un « eh oh » interrogatif. Il guettait ensuite une éventuelle réponse qui ne venait jamais.

Plusieurs fois l'alarme avait retentit, le faisant sursauter. Il avait eu beau se répéter qu'il ne risquait rien, il avait dû se contenir pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Chaque fois le cri persistant de l'alarme réveillait un sentiment d'urgence, comme un réflexe pavlovien, pensa-t-il, sauf que le son de la clochette ne risquait pas de l'endormir. A l'écoute de ses artères qui battaient la mesure, il s'empressait de déposer la pochette et de filer, soucieux d'échapper à l'attention d'autres survivants aux intentions forcement belliqueuses.


A la mi-journée onze des vingt-sept pochettes étaient disséminées à travers la ville, en comptant celle qu'il avait posé sur la nappe jaune de sa cuisine. Plus rien ne le retenait ici. 

Il emprunta l'avenue Foch jusqu'à la rocade Nord et sortit après le panneau "A11 E50 PARIS/TOURS Péage". Derrière lui un chœur d'alarmes hurlait contre des fantômes aux quatre coins de la ville.

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