Le verain de Syracuse

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- Nous approchons de la ville, maître.

Ces mots à peine prononcés, une douce brise vint étreindre les deux cavaliers sortant de la forêt. Par la chaleur étouffante de cette fin de Iunius, ce léger courant parut une véritable bénédiction pour Cicéron, sa tunique pourtant neuve du matin déjà parsemée de sombres tâches de sueur. Sa mauvaise humeur laissa cependant place à la stupeur lorsqu'ils quittèrent le refuge des arbres, comme à chaque fois qu'il posait ses yeux sur cette plaine. Partout autour d'eux, les vastes champs de blé propres à la Sicile répandaient une lueur dorée surnaturelle. Des milliers d'esclaves travaillaient, coupant des mauvaises herbes, réparant des barrières, arrosant les pousses. Une nouvelle brise vint souffler sur la plaine, faisant doucement onduler les plantes. Ce son si particulier de millions d'épis de blé se balançant au gré du vent était unique aux plaines agricoles de Sicile, et Cicéron ne s'en lasserait jamais.

Les deux voyageurs finirent par être intégrés à l'important flux de chariots, de cavaliers et de piétons se rendant à la ville, tous surchargés de divers denrées. De chacun des innombrables chemins desservis par la voie qu'ils chevauchaient arrivaient des centaines d'esclaves et de citoyens, certains accompagnés de leur chien. Le soleil se faisait haut dans le ciel, et les travaux des champs étaient désormais terminés pour la journée. Des milliers de nouveaux arrivants s'ajoutaient au flot dont faisaient partis Cicéron et Tiron, se rendant en ville, tandis que d'autres esclaves et contre-maîtres rentraient dans les quelques latifundia dont les propriétaires possédaient à eux seuls presque l'intégralité de la plaine. Le couvert des arbres revint finalement. À quelques kilomètres de Syracuse désormais, des tombes commencèrent à apparaître sur les bords de la voie. Les simples stèles, ajouts récents, laissèrent peu à peu place à des édifices plus ambitieux, se multipliant à mesure qu'ils approchaient de la ville. Une fois en vue des imposants remparts de la capitale de Sicile, ils n'étaient entourés que par des mausolées vieux de plusieurs siècles, véritables chefs-d'œuvres d'architecture toujours entretenus par les descendants des défunts.

L'odeur des fours des artisans et des boulangers se faisaient sentir à présent. Les portes de la ville fourmillaient d'activité. Des petits commerçants vantaient la qualité de leurs babioles en criant, des magistrats accueillaient les denrées des paysans, et des rires se faisaient entendre des nombreuses tavernes et auberges près de la route. Cicéron ignora tout cela pourtant, son regard portant loin à sa gauche, vers le vaste plateau surplombant la cité au Nord, entouré de puissantes murailles.

- Qu'y-a-t-il là-haut, Tiron ? Demanda Cicéron. Pourquoi défendre un plateau aride hors des limites de la villes ?

- Il s'agit de l'Epipolae, maître. Quiconque l'a en sa possession contrôle Syracuse selon les locaux.

- Si nous terminons nos affaires ici plus rapidement que prévu, j'aimerais y jeter un œil.

Tiron resta silencieux un court moment avant de répondre, hésitant.

- J'ai interrogé de nombreuses personnes sur Syracuse depuis que nous sommes arrivé à Messine il y a dix jours, maître, selon votre volonté. Tous m'ont raconté quelque chose de différent sur cette ville. Certains admirent ses murs, d'autres son théâtre ou son palais. Il est une chose cependant sur laquelle ils s'accordèrent tous. L'Epipolae est un lieu maudit, le domaine des morts. Aucun Syracusain ne s'y rend s'il peut l'éviter. Les seules occasions où l'on verrait un vivant se rendre sur ce plateau selon mes sources serait lorsqu'une tombe se devait être entretenue.

- Des tombes ? Loin de tout activité, de tout passage ?

- Les victimes de Marcellus quand il prit Syracuse il y a près de cent cinquante ans. C'est là-haut que ses légionnaires parvinrent finalement à s'infiltrer dans la ville. Après avoir ouvert les portes de l'intérieur, ils tombèrent sur un important campement surplombant la ville. Dans l'obscurité et la frénésie du moment, ils virent des ennemis dans chaque ombre. Ce n'est que le lendemain qu'ils réalisèrent qu'il ne s'agissait pas d'un camp de mercenaires mais de civils, venus se réfugier à Syracuse face à l'approche de nos légions.

- Pas de survivants ?

- Un incendie se serait déclaré dans le camp dès le début de l'attaque d'après ce que l'on m'a raconté. J'imagine que tout le monde a dû paniquer face aux flammes. Ce sont les cris de terreurs des civils qui ont donné l'alarme au reste de la population, et lui a permit de se barricader dans le quartier d'Achradine autour du port et dans l'île d'Ortygie. Pour peu que les réfugiés aient été moins nombreux, les légionnaires seraient rentrés dans Néapolis bien plus vite et auraient atteint Achradine trop rapidement pour que les citoyens aient le temps de mettre en place leurs défenses. Pas un Grec se trouvant sur l'Epipolae ne survécut à l'assaut par contre. Les Syracusains ne purent enterrer leurs morts que huit mois plus tard, une fois qu'ils se rendirent à Marcellus. Il était trop tard je suppose pour calmer les esprits des défunts, puisque aujourd'hui encore ils craignent tant cet endroit.

Muet, Cicéron tourna son regard une dernière fois vers le plateau, avant qu'il ne disparaisse derrière les hauts remparts de la ville.

Le soleil commençait à descendre et l'air se faisait plus frais. Les deux cavaliers étaient désormais en plein cœur de Syracuse. Ils naviguaient dans des rues tortueuses mais larges, flanquées de hautes maisons dont la plupart semblaient être debout depuis l'époque d'Alexandre au vu de leur état. Malgré quelques parement éclatés et des peintures murales quelque peu estompées, Cicéron n'avait que rarement vu des bâtiments aussi raffinés. Des barrières autour desquelles poussaient des vignes cachaient à peine de larges cours entourées de portiques à fines colonnes. Les maisons quant à elles étaient peintes de nombreuses vives couleurs faisant écho avec le ciel bleu azur. Les rues étaient, malgré la chaleur, bondées de passants, de marchands, de magistrats et de voyageurs comme les deux cavaliers. Toutes les nations du monde étaient présentes devant Cicéron, Phéniciens, Grecs, Épirotes, Italiens, et bien d'autres encore, échangeant des produits du monde entier.

Le soleil était à son zénith quand finalement les deux Romains arrivèrent à la maison de leur hôte, près du port. Une haute arche permettait aux visiteurs de rentrer dans une cour en terre battue desservant plusieurs pièces d'où sortaient et rentraient de nombreux serviteurs. Un jeune garçon sortit d'un bâtiment en bois à proximité, visiblement une écurie, et les invita à le suivre. Alors qu'ils descendaient de leurs chevaux, ils remarquèrent qu'un homme immense portant un gladius à peine dissimulé par une cape bloquait la sortie de l'écurie. Jamais Cicéron n'avait vu un homme aussi massif. Ses bras croisés sur sa poitrine étaient aussi larges que des troncs et ne faisaient que refléter sa taille. Regardant chacun des nouveaux arrivants de bas en haut, son visage sans expression s'anima soudain, laissant paraître un aimable sourire.

- Cicéron et Tiron je présume? Suivez-moi, maître.

Se retournant d'un mouvement rapide, il traversa la cour d'un pas rapide, monta un escalier en calcaire et ouvrit une magnifique porte sculptée, invitant les deux arrivant à le suivre à l'intérieur.
À peine eurent-ils pénétrés dans le vestibule qu'une bouffée d'air frais vint soulager Cicéron. De lourds ayant été placés devant les fenêtres pour préserver la fraîcheur, une certaine obscurité régnait dans la maison. Les ténèbres ne pouvaient dissimuler cependant les murs décorés de trompe-l’œil et de riches tableaux. Cicéron crut même reconnaître une œuvre d'un de ses artistes favori, Salas, un Grec originaire d’Éphèse installé à Rome depuis une douzaine d'années, où il connaissait un grand succès parmi les patriciens. Le colosse les mena dans l'atrium, illuminé par le soleil de midi. Vaste cour à la hauteur de la richesse de son propriétaire, une fontaine l'agrémentait en son centre, entourée d'un jardin, conférant à l'ensemble une certaine sérénité. Marchant sous le portique, ils croisèrent plusieurs femmes affairées à monter une table à l'opposé du couloir d'où ils arrivaient, sous un espace couvert entouré de réceptacles en bronze précieux et de plantes exotiques poussant dans d'immenses céramiques ornées de scènes mythologiques. Une voix familière les interpella derrière eux :

- Mon ami ! Nous t'attendions depuis plus d'une heure déjà ! J'étais sur le point d'envoyer Déros ici présent à ta rencontre !

Un grand homme vêtu d'une tunique verte simple mais élégante s'approcha d'eux à grand pas, arborant un large sourire.

- Tu m'en voies désolé Garnian, répondit Cicéron. La circulation est bien mauvaise dans ces petites rues. La foule ne cessera jamais de m'étonner dans cette ville !

- Ah, ne m'en parle pas, impossible de sortir en litière ici. Le repas est prêt dès votre arrivée au moins. Je t'en prie, fais comme chez toi. Tiron, c'est bien cela ? Dit-il en se tournant vers l'esclave. Va donc te restaurer toi aussi dans ma cuisine, tu n'as qu'à dire à mes serviteurs que je t'envoies.

Les deux Romains s'allongèrent sur les riches couches près des tables, faisant face au jardin où un esclave s'occupait à tailler et les plantes. Garnian claqua des doigts et une jeune femme s'approcha de la table, une cruche en argent dans les mains. Une fois leur coupe remplie de vin, les deux hommes trinquèrent joyeusement.

- À la chute de Verrès ! S'exclama Garnian.

- Puissent les dieux t'entendre, lui répondit Cicéron en faisant sonner sa coupe en bronze avec celle de son hôte.

- Je serai plutôt curieux de savoir ce que nos grands seigneurs du Sénat avaient à dire sur cette histoire ?

- Comme nous le pensions, l'emprise de Verrès est trop forte. Il a dans sa poche Hortalus pour le défendre, je n'ai pas encore assez d'autorité pour mettre sa parole en doute sur de simples rumeurs. Il me faut des preuves, Garnian, et je ne repartirai pas de Sicile avant d'avoir un dossier infaillible.

- Je te fais confiance mon ami, tout comme les autres dans ma situation. Nous supportons sa tyrannie depuis près de deux ans, nous pouvons bien patienter quelques mois de plus si cela signifie sa chute. En attendant, nous nous sommes tous munis de ''négociateurs'' pour dissuader les pillards infestant la ville après le coucher du soleil.

- C'est comme cela que tu appelles ce géant qui nous a accueillis à l'entrée ? Où as-tu trouvé un tel guerrier?

- De Cyrène, penses-tu ! Une véritable perle, il est à la fois aussi fort que Castor et Pollux réunis tout en ayant les manières d'un Athénien. Je l'ai acheté au dernier marchand cyrénéen venu en ville, il y a déjà six mois je crois. Le nombre de commerçants étrangers diminue de semaines en semaines, mon ami. Si tu ne parviens pas à chasser notre très cher gouverneur de l'île, j'ai bien peur que la Sicile aille jusqu'à arrêter de produire du blé...

- C'est bien mon intention. Mangeons d'abord, nous pourrons parler affaire après le festin.

Une fois leur repas terminé, les deux Romains se retirèrent dans un salon meublé de confortables couches et de magnifiques lampadaires en bronze. Les tons rouges des peintures murales ressortaient de plus belle à lumière du soleil, filtrée par d'épaisses étoffes pourpres. Cicéron s'assit avec lourdeur, le ventre empli de poisson salé, de pain à la viande, de vin et de melon.

- Commençons par le commencement, dit-il à Garnian. Raconte moi donc l'état de Syracuse avant l'arrivée de Verrès, je m'occuperai de tirer des parallèles avec ce que j'observerai en ville au cours des deux prochaines semaines.

Tout en disant cela, Tiron entra dans la pièce, portant un petit bureau sur lequel reposait plusieurs tablettes en cire et des stylets. Il installa le matériel devant son maître puis quitta le salon aussi vite qu'il était entré. Les deux hommes étaient silencieux. Cicéron, un stylet dans la main, attendait que son ami trouve ses mots.

- Il y a une statue de mon arrière-grand-père sur l'agora. Elle fut consacrée au nom de Zeus Olympien par tous les Syracusains. J'ai dû entendre cette histoire une bonne quinzaine de fois dans mon enfance. Mon ancêtre acclamé par les Grecs ''pour avoir restauré la splendeur et la prospérité de notre cité après huit décennies de misère''. Il avait été préteur de Sicile pour la première fois il y a 63 ans de cela, quand Scipion Émilien fut élu consul pour la seconde fois afin de mettre un terme à la guerre de Numance. À peine fut-t-il arrivé sur l'île qu'il s'attira les faveurs de tous les Siciliens, les Grecs en premier, en défendant Morgantina contre les esclaves qui s'étaient révoltés l'année précédant son élection. Pour cela, il fut réélu préteur de Sicile les deux années suivantes, même si cela était illégal, afin qu'il mette un terme au conflit.

Déros entra dans le salon silencieusement, portant un coffret richement décoré par de petites plaquettes en verre rouges et bleues. Garnian lui fit signe de déposer sa charge au pied de sa couche, après quoi il reprit son récit.

- J'ai ici ses mémoires. Tu pourras les emporter avec toi, je les ai déjà lu deux fois, et je pense que ses écrits seront d'une plus grande utilité entre tes mains que dans ma bibliothèque. Je te demanderai juste d'y faire très attention, ce n'est pas du parchemin. Mon bisaïeul, en grand admirateur de l’Égypte qu'il était, refusa d'adopter l'invention des rivaux de Ptolémée à Pergame et resta toute sa vie fidèle à l'antique papyrus. Pah ! Maintenant, je me retrouve avec des rouleaux inestimables que je dois garder constamment dans ce coffret pour ne pas qu'ils s'effritent.

- Sont ils complets ?

- L'intégralité des mesures prises sous ses trois prétures. Tu as là le résumé de trois années de gouvernance de Sicile. C'est au cours de la dernière que les Syracusains offrirent à mon arrière grand-père la statue dont je te parlais. L'as-tu déjà vue ?

- ''Publius Dosonius Garnian, vainqueur d'Eunus et de Cléon, sauveur des Siciliens, est honoré à ce jour pour avoir restauré...'' tu connais la suite. Très belle armure.

- Et authentique ! Le bronzier a prit pour modèle son véritable équipement ainsi que son cheval ! Mais je digresse. Il mit non seulement fin à la révolte mais s'attaqua de plus à la racine du problème, les latifundia. Il récupéra les terres des grands propriétaires mis à mort par leurs esclaves et les revendit à des citoyens de condition modeste. C'est grâce à ces mesures que la situation put enfin se calmer. Ces imbéciles du Sénat lui ont offert un triomphe à son retour à Rome une fois la révolte terminée. Il répétait souvent, selon mon grand-père, qu'il aurait largement préféré se faire élire une quatrième et dernière fois pour lutter contre les riches propriétaires qui refusaient ses mesures. Pourquoi crois-tu qu'un nouvelle révolte à éclaté dans l'île trente ans après la première ? Parce que les descendants des riches citoyens, qui n'avaient jamais connus cette première guerre servile, se comportèrent exactement comme eux.

- Encore une digression, Garnian ? Ce n'est pas normal à ton âge. En parlant de cela, je ne vois toujours pas d'épouse dans cette maison ?

- Ah tais-toi donc ! Dit-il avec un sourire amusé. Je te rappelle que tu es es plus près de la quarantaine de moi, et toujours célibataire toi aussi !

Sa mine s'assombrit soudainement, alors qu'il se penchait en avant et appuya ses coudes sur ses genoux, le dos courbé comme s'il portait un lourd poids.

- Je pense que tu te doutes de la raison pour laquelle moi et beaucoup d'autres ne socialisons plus beaucoup. Nous craignons trop d'attirer l'attention sur nous. Je soupçonne tous ces pillards et égorgeurs arpentant les rues après le coucher du soleil de travailler pour Verrès. Si mon bisaïeul avait lutté toute sa vie pour les Siciliens, notre gouverneur actuel en est bien l'exact opposé. Sais-tu pourquoi tu as remarqué sa statue sur l'agora ?

- Parce que c'était une des seules, elle était complètement isolée.

- Précisément. Verrès a dérobé la majorité des statues, des reliefs, des piliers et toute autre œuvre d'art de cette belle cité, la plupart ayant été réalisées sous la préture de mon arrière grand-père. Notre cher gouverneur n'ose pas encore s'en prendre aux statues des Romains semble-t-il, mais cela ne saurait tarder je pense, pour peu qu'il se fasse encore une fois élire illégalement, comme cette année. Syracuse était une ville resplendissante. Ces mémoires l'affirment, et elle l'était encore plus il y a peine trois ans. Rome fait peut-être venir de l'autre bout du monde toute sorte de gens, mais quiconque entre dans Syracuse ne peut plus en repartir. Pourquoi crois-tu que ma famille s'est installée ici ? Mon préteur de bisaïeul s'était tout autant éprit de la ville que de mon arrière-grand-mère je dirais, qui était Syracusaine d'ailleurs.

Il se leva doucement, ses yeux brillant à la lueur du soleil d'une certaine mélancolie. Marchant doucement, il se dirigea vers la fenêtre qui ouvrait sur le grand port et écarta légèrement les étoffes bloquant sa vue.

- Il n'y a plus aucune activité durant la nuit. Pas un bruit. Pas une lumière. Personne. Il y a quelques années à peine, les rues étaient toujours pleines quelle que soit l'heure. Les tavernes, auberges et lupanars étaient bondés, des jeunes gens migraient d'un banquet à un autre. Il y a deux ans à peine, alors que je profitais de la fraîcheur de la nuit, je m'étais fait accoster par une petite troupe de musiciens qui avait déjà plusieurs coupes dans le nez. Résultat : je les ai suivis jusqu'à des bains publics où le fils d'un questeur organisait un grand banquet pour fêter son accès à l'édilité.

Cicéron pouvait distinctement voir un sourire nostalgique sur le visage de son ami. Il comprit alors que Garnian ne voyait pas la même chose que lui au-dehors, il regardait avec tendresse un passé proche, désormais révolu, qu'il pouvait encore toucher, sentir et entendre.

- Sacré fêtards que les Grecs. Quand ils ne se réjouissent pas chez eux, c'est en public qu'ils le font. Toutes les semaines il y avait un sacrifice dans un des temples, à un tel point que les prêtres eux-mêmes étaient sans doute devenus les meilleurs rôtisseurs de viande de toute la Méditerranée. As-tu vu l'autel près du théâtre ? Dit-il en se retournant vers son invité.

- L'immense bloc de marbre juste devant ? Cette chose est un autel ?

- Ah ! S’exclama t-il, plein de fierté. J'ai eu la même réaction que toi la première fois que j'ai posé mes yeux sur ce monument. Et oui, c'est bien un autel aussi long qu'un stade. Il paraît que l'on sacrifiait une centaine de bœufs en même temps en son sommet autrefois, lorsque Syracuse était une capitale royale. Mais je ne saurais dire quelle part de vérité nous pouvons accorder à ces histoires.

- Pourquoi cela ?

- Parce qu'à en croire les Grecs, Syracuse était la plus fabuleuse cité du monde avant sa conquête par Marcellus. Sa population aurait été plus de dix fois supérieurs à ce qu'elle est aujourd'hui, les étrangers à eux seuls auraient été bien plus nombreux que la totalité des Syracusains actuels, le trésor du roi débordaient de richesse en tout genre... On ne connaît absolument pas des récits similaires pour la moitié des cités de Méditerranée, n'est-ce-pas ? Dit-il avec un sourire narquois. Je reconnaîtrai tout de même aux Hellènes cependant que Syracuse est absolument phénoménale. J'aurais aimé que tu puisses l'admirer avant la venue de Verrès, ses statues magnifiques ornant les rues, les draps importés de Perse suspendus aux colonnes des temples.... Savais-tu que notre cher gouverneur a même fait enlever les statues des dieux dans les cella? Grandiose, n'est-ce-pas ?

- N'y-a-t-il rien que vous puissiez faire ?

- Verrès a des espions partout. S'il apprenait que l'un de nous fomentait quoi que ce soit contre lui, il ne le laisserait pas quitter la ville avec ses entrailles là où elles devraient être. Et comme tu le disais toi-même tout à l'heure, Verrès a déjà acheté la plupart des citoyens les plus influents de notre patrie. Nous ne pouvons qu'opérer avec des gens qu'il ne connaît pas, comme toi. Tu es notre dernier espoir mon ami. Nous rêvons tous de revoir les flottes de marchands envahir le grand port, les portes bloquées par les chariots emplis de grain, de gibier et de laine, l'agora emplis de bijoux, de vin et de céramiques venus d'Orient. Nous n'osons même plus sortir pour nous rendre aux bains, de peur de donner l'impression aux agents de notre gouverneur d'être tellement riche que nous pouvons nous permettre de vivre décemment sous son règne de la terreur. Même les Grecs ne sortent plus, cela fait bien des mois que je ne vois plus de jeunes éphèbes rentrer du gymnase ou se rendre au théâtre et à la bibliothèque. Syracuse se meurt, Cicéron. Son corps est déjà meurtri, et Verrès s'attaque à son âme à présent.

- Pas si je peux y faire quelque chose. Dès demain, je vais réunir des dizaines, des centaines de témoignages comme le tien dans toutes les cités de Sicile. Verrès ne sera pas réélu, Garnian, je t'en fais le serment.

Cicéron et Tiron étaient déjà sur l'agora bien avant que le soleil n'apparaisse à l'horizon. La place était étonnamment vide. Quelques rares marchands venaient encore tous les jours avec leur étal, des petits groupes parlaient affaires, mais aucune voix ne se faisait entendre. Pas un crieur public sur les tribunes, aucune dispute sur les prix des marchandises. Mais ce qui manquait le plus selon Cicéron était la culture. Pas de promeneurs s'arrêtant près des quelques statues restantes, pas de professeurs entourés d'élèves sous les portiques, pas même des prêtres dans les temples, dont les lampadaires et lanternes étaient tous éteints. Un silence de mort régnait dans le cœur de la ville.

- Mettons nous au travail, dit Cicéron à son serviteur.

Ils se séparèrent, accostant chacun des groupes différents et prenant les interrogeant sur la situation de Syracuse. Munis de nombreuses tablettes de cire dans leur sacoche, ils interrogèrent systématiquement tous ceux présents sur l'agora. Le soleil était haut dans le ciel quand ils se rejoignirent devant le temple de Zeus Olympien.

- Vingt-quatre témoignages maître, venant de simples passants et de groupes de deux à six personnes de milieux sociaux et d'horizons divers. Tous concordent la version de Garnian.

- Excellent travail, Tiron. As-tu rencontré un quelconque problème ?

- Absolument pas. Tous n'étaient que trop heureux de se rappeler de la Syracuse d'avant l'arrivée de Verrès. Je ne pensais pas qu'il était possible d'être ainsi unanimement détesté.

- Pas unanimement hélas. Ce n'était que la partie facile, il est temps de nous intéresser à ceux qui soutiennent le gouverneur. Allons à Ortygie. Il nous faudra redoubler de puissance là-bas, les environs du palais de Verrès doivent fourmiller de soldats et d'agents à sa solde. Prétend être un marchand de Rome venant tout juste d'arriver en ville et surpris par l'état de cette ville que tu avais entendu être prospère pourtant.

- Je suis donc un homme libre ? Demanda Tiron avec un léger sourire, ce qui amusa beaucoup Cicéron.

- Oh, cela devrait beaucoup te changer de ta situation actuelle, répondit-il ironiquement. Allons esclave, suis-moi à présent, et garde tes traits d'esprits pour toi.

Une longue rue droite menait directement de l'agora à l'île où s'élevait le palais du préteur. Tout comme sur l'agora, il n'y avait que bien peu d'activité ici aussi malgré la largeur de la voie. Sur les bas côtés, des portiques abritaient des boutiques et des entrepôts, la plupart désertés depuis plusieurs mois cependant au vu de leur état. Cicéron remarqua un couple sexagénaire déambulant lentement au milieu de la rue, affichant un air éberlué. Ils étaient les premiers passants portants des bijoux qu'il vit de la journée. Faisant signe à Tiron, qui sortit une tablette et un stylet de sa sacoche, il accosta les deux promeneurs.

- Vous semblez perdus mes amis, pouvons-nous vous être d'une quelconque aide ?

L'homme et la femme sortirent de leur réflexion et le regardèrent dans les yeux quelques secondes avant de répondre.

- Merci jeune homme, répondit la femme, mais nous ne sommes pas perdus. Nous connaissons Syracuse comme si nous y étions nés.

- Vous venez d'Asie n'est-ce-pas ? J'ai déjà entendu votre accent quand j'étais à Rhodes il y a huit ans. Antioche ?

- Presque, répondit l'homme. Séleucie, celle sur l'Oronte. Je m'appelle Mellikas, et voici mon épouse, Nédara.

- Cicéron, du Latium, et voici mon ami Tiron. Vous semblez très désappointés par ce que vous voyez ici.

- Comment ne pas l'être quand la cité à l'origine de tout ce qui est arrivé de bien dans votre vie est moribonde ? Dit tristement Mellikas. Ma femme et moi nous sommes rencontrés dans cette ville il y a quelques trente ans de cela, me semble-t-il.

- Trente et un pour être exacte, ajouta Nédara. Nous sommes revenus ici quatre fois déjà pour fêter l'anniversaire de notre rencontre. Cela faisait six ans depuis notre dernière visite, mais nous étions loin d'imaginer que la situation aurait pu changer à ce point en si peu d'années...

- Pourquoi étiez-vous venus à Syracuse la première fois ?

- Pour la même raison que nombre d'étrangers de cette ville, répondit Mellikas, du moins il y a quelques temps. Parce que Syracuse était réputée pour sa richesse et sa beauté, et ce même après avoir été pillée par vous autres Romains il y a cent cinquante ans. On dirait bien que l'un de vous est revenu pour terminer le travail, dit-il avec une légère hostilité dans la voix.

- Verrès est une honte pour notre peuple et ne restera pas préteur bien longtemps, je peux vous l'assurer, répondit Cicéron avec ardeur, un peu trop sans doute.

Il sentit un certain malaise chez Tiron, ce dernier regardant autour d'eux discrètement afin de voir si quelqu'un aurait entendu les propos de son maître.

- Pourriez-vous nous décrire l'impression que vous laissait Syracuse à chacun de vos voyage avant celui-ci ? Reprit-il d'un ton plus bas.

- Nous découvrions toujours quelque chose, un quartier dans lequel nous n'étions pas allé, des gens avec une culture et des croyances différentes des nôtres, des nouveaux artistes venant de part et d'autre de la Méditerranée. Savez-vous qu'il y avait des pièces de théâtre chaque semaine auparavant ? Cela fait onze jours que nous sommes ici, nous n'avons pas aperçu un seul acteur. Quant aux étrangers.... Saviez-vous qu'un éléphant marcha sur ces mêmes pavés que nous foulons aujourd'hui, il y dix ans de cela ? Il était chevauché par un noble numide, t'en souviens-tu, mon amour ?

Son épouse lui rendit son sourire, empreint d'une profonde nostalgie.

- Ces temps sont révolus semble-t-il. Nous vous souhaitons de réussir dans votre entreprise, mais je crains qu'il ne soit déjà trop tard pour cette cité.

- J'ai des amis prêt à la sauver, mais pour cela, la corruption doit quitter la Sicile. Merci infiniment pour votre aide, Mellikas et Nédara de Séleucie, et tenez vous donc informés de la situation de Syracuse au cours des prochains mois, une bonne nouvelle vous parviendra peut-être.

Ils continuèrent leur route vers le port et l'île d'Ortygie tout en interrogeant des passants sur le préteur. Ils arrivèrent finalement à destination peu après l'heure de manger. Les rues et les maisons cédèrent place à un vaste espace remplis de nombreux entrepôts et magasins. Les chariots se suivaient les uns à la suite des autres, leur conducteur injuriant les passant essayant de se faufiler entre eux. Au-delà, Cicéron pouvait apercevoir les mâts des navires amarrés au quai. Plus loin encore, le toit du palais du préteur et du temple d'Athéna se laissaient entrevoir.

- Regardez cette taverne, maître. Je pense que nous pourrions entendre quelques conversations très intéressantes tout en nous restaurant.

Il pointait du doigt un grand établissement près de la rue faisant le tour du littoral. Une arche de vignes permettait l'entrée dans une large cour où des femmes faisaient cuir du pain dans un four en brique, un jeune garçon s'occupaient de quelques chevaux et plusieurs poulets s'ébrouaient dans de la terre.

- Pourquoi est-elle une des seules à prospérer ? Rien que d'ici, je peux voir trois bâtiments fermés qui m'avaient tout l'air d'être eux aussi des tavernes.

- Il n'y a qu'un moyen de le savoir, lui répondit Tiron en marchant d'un pas décidé vers l'établissement.

La cour desservait une large terrasse abritée sous des vignes s'enroulant autour d'une pergola. Les tables nombreuses étaient presque toutes occupées par des clients, des locaux comme des étrangers. Toute la Méditerranée était représentée ici, de l'Hispanie à la Syrie, se dit Cicéron. Il s'assit à une table au milieu de la terrasse pendant que Tiron alla voir le tavernier. Les clients ne discutaient que de banalités autour de lui, ils ne retireraient probablement aucune information sur les exactions de Verrès ici. Cicéron ne pouvait s'empêcher pourtant d'apprécier cette courte pause à l'ombre, le soleil étant plus impitoyable encore que la veille. L'odeur du pain cuit rappela rapidement à son estomac qu'il était vide, et il sentit une profonde satisfaction quand il aperçut Tiron revenir avec une cruche de vin, du pain et des olives.

- De quoi patienter le reste du repas. Je nous ai commandé la spécialité de la maison, une galette fourrée au thon et au fromage de chèvre qui sent fort bon !

- Je suppose que tu n'as rien entendu d'intéressant non plus ?

- Rien, tout semble aller pour le mieux ici.

- Nous verrons bien. Profitons donc de ce moment pour revoir notre plan d'action une dernière fois avant de rentrer dans le palais.

- Je suis un marchand tout juste arrivé de Rome et je me suis fait détrousser la nuit dernière par des bandits, dit Tiron en remplissant de vin les deux coupes face à lui, en plein milieu de ce magnifique quartier que devrait être Achradine. Je viens me présenter au palais pour me plaindre auprès du préteur qui ne semble pas capable de maintenir la sécurité dans sa propre capitale. Pendant ce temps, toi, mon esclave que j'ai acheté à Athènes il y a deux ans, auras toute la liberté du monde pour observer l'intérieur du palais et discuter avec les autres serviteurs pendant que j'occuperai le préteur. En espérant qu'il n'y ait personne au palais qui pourrait vous reconnaître.

- C'est pour cela que je serai l'esclave pour cette fois. N'insiste pas trop auprès de Verrès, nous n'avons pas besoin d'attirer plus que nécessaire son attention. Allons, buvons au succès de notre entreprise !

Après avoir savouré le vin et les olives, une jeune fille finalement apporta les galettes à la table. L'ambiance était joyeuse sur la terrasse, et les deux hommes apprécièrent leur repas sans discuter davantage de la mission pénible à venir. Ils avaient presque terminé leur repas quand soudain le silence s'abattit dans la taverne. Interloqués, Cicéron et Tiron regardèrent autour d'eux, et virent que tous les clients baissaient les yeux et faisaient le moins de bruit possible, certains retenant même leur respiration. Ils comprirent rapidement la cause de leur crainte. Deux hommes portant une cotte de maille par-dessus leur tunique venaient d'entrer dans la cour, dissimulant à peine les épées courtes accrochées à leur ceinture sous leur cape. Ils entrèrent sur la terrasse et, d'un pas rapide, pénétrèrent dans la taverne. Ils en ressortirent presque aussitôt, l'un des hommes, arborant un sourire satisfait, accrochant ce qui semblait être une bourse à sa ceinture.

- Et bien, dit Cicéron, nous savons à présent la raison du succès de cet établissement.

La chaussée menant à Ortygie était surveillée de près par les milices urbaines, ses membres ayant de plus en plus l'air d'assassins à mesure qu'ils approchaient de l'île. Cicéron crut distinguer une tâche sombre sur le bouclier de l'un d'eux, ressemblant de près à du sang séché, mais il prétendit n'avoir rien remarqué. Le palais s'élevait face à eux, édifice à la fois gracieux et capable de résister à un siège semblait-t-il. S'élevant sur deux niveaux, des colonnes corinthiennes monumentales partant du sol supportaient la l'entablement sur lequel reposait le toit. Toute la façade était richement décoré par des draps pourpres, de splendides acrotères sculptés, et une statue d'un quadrige en or ornait le sommet du fronton, son aurige couronné par Niké. Le regard des deux hommes fut immédiatement attiré par l'attroupement devant les portes du palais. Bien qu'encore éloignés, ils pouvaient entendre des voix. Ils crurent d'abord à l'annonce d'un nouveau décret à la citoyenneté, chose ayant normalement lieu sur l'agora, mais ils comprirent vite leur erreur. La foule, des centaines de Syracusains, faisait entendre sa voix, des poings étaient levés, et l'atmosphère était explosive.

Contournant l'attroupement, Cicéron et Tiron se rendirent au temple d'Athéna à proximité et en gravirent quelques marches afin d'observer la situation. Une dizaine de gardes formaient un mur impénétrable devant la porte du palais et en barraient complètement l'accès aux Syracusains.

- Nous ne pourrons pas accéder au préteur ainsi, maître.

- Observe et écoute, nous allons peut-être avoir l'occasion d'être témoin de la façon dont le bon préteur de Syracuse résout une situation de crise.

Aussitôt eut-il finit sa phrase que les lourdes portes en bronze s'ouvrirent, faisant taire les Syracusains. Une quinzaine de soldats en armure lourde et armés de lances sortirent du palais, entourant un homme portant une toge d'un blanc immaculé et rehaussée de bande de pourpre. Il s'arrêta à mi-chemin de la foule, toujours sur l'escalier menant aux portes, surplombant ainsi tous les agitateurs. Silencieux, il observa les citoyens devant lui, lentement, tel un rapace ayant repéré sa proie. Après un long moment, ce fut finalement un des révoltés qui prit la parole.

- Rend nous les tableaux !

- Et les portes !

- Seuls les fous ignorent les dieux ! Ton châtiment approche !

Verrès restait encore impassible. Cicéron et Tiron, dans l'incompréhension la plus totale, entendirent soudainement un bruit sourd derrière eux. Ils virent un homme en tunique blanche et encapuchonné, les poings serrés, debout entre les colonnes du temple. Un lampadaire gisait près de lui, ses cendres renversées sur la pierre.

- Pourquoi cette colère, prêtre ? Lui demanda Tiron avec révérence.

- Regardez donc ce fourbe là-bas ! Vociféra-t-il en pointant Verrès du doigt. Il se tient face à des centaines d'hommes en colère comme s'il était innocent, alors même que le résultat de son pillage est sous yeux ! Le culot de cet homme !

- Pardonne notre ignorance, nous venons tout juste d'arriver en ville. Quel est donc ce pillage dont tu nous parles ?

- Observez ! Dit-il les yeux brillant de fureur en indiquant le temple face à lui.

Cicéron et Tiron firent quelques pas vers l'entrée de l'édifice, et réalisèrent alors la raison de la colère des citoyens. Les portes du sanctuaires avaient de toute évidence été arrachées récemment, les gonds éclatés gisants au sol. À l'intérieur, les offrandes devant l'immense statue en ivoire et en or de la déesse, divers mets ainsi que des vaisseaux en métal précieux, avaient été mutilées par des pillards. Cicéron remarqua de plus l'étrange absence de décoration sur les murs, mais réalisa vite qu'ils accueillaient des tableaux jusqu'à récemment.

- Le préteur a envoyé ses hommes voler les portes et les tableaux ? Demanda-t-il au prêtre. - Des œuvres d'art ! Des portes splendides en ivoire et en argent réalisées il y a des siècles ! Des tableaux d'Agathocle chargeant les Carthaginois ! Verrès a dépassé les bornes cette fois, il s'attaque à l'histoire même de notre cité !

- La situation empire, maître.

Tiron était retourné observer l'attroupement devant le palais. Cicéron et le prêtre s'approchèrent, et virent effectivement que la foule devenait de plus en plus agressive.

- Nous allons tous partir pour Rome ! Tu ne pourras pas tous nous faire assassiner, vaurien !

- Le Sénat ne pardonnera jamais tes exactions ! Tes jours sont comptés, Verrès !

Le préteur finalement réagit. Levant doucement la main, il imposa le silence à la foule. Lentement, sans aucune parole, il désigna douze hommes, dont ceux que Cicéron avait pu entendre de là où il se tenait. Verrès claqua subitement ses doigts, et des poignards se firent voir dans la foule. La situation tourna au massacre. Les douze hommes désignés par le préteur se firent tous égorger sur place, leur sang souillant les marches du palais, tandis que le reste de la foule reculait en hurlant, bousculant et piétinant tout sur son passage. Les assassins se tournèrent vers les fuyards et se mirent à frapper au hasard, poignardant, égorgeant et tranchant hommes comme femmes. La plupart d'entre eux, bloqués par les agents du préteur, ne pouvaient fuir vers la chaussée. C'est alors que Verrès, d'un mouvement de la main, ordonna aux gardes devant lui de charger la foule. Percutant et embrochant les fuyards, ils les repoussèrent vers le pont, où les assassins continuaient de tailler en pièce les anciens agitateurs.

Cicéron et Tiron observaient le carnage, impuissant. Ils pouvaient voir des Syracusains accourir sur le port, attirés par les cris de terreurs de leur concitoyens. Après un court moment qui leur parut durer une éternité, il n'y avait plus âme qui vive devant le préteur. Immobile, il observait ses hommes, satisfait, achever les fauteurs de troubles qui respiraient encore. La blancheur du marbre de la place n'était plus visible, caché par les entrailles de dizaines de Syracusains, et des statues de bronze ornant l'espace s'égouttaient le sang d'innocents. Les deux observateurs sur les marches du temple d'Athéna, paralysés par l'indignation, furent finalement sortis de leur stupeur par un cri de désespoir. Le prêtre, tombé à genoux, les yeux emplis de larmes, arrachait violemment ses cheveux bruns, incapable de se contrôler. Cicéron tenta de le relever, en vain. Respirant bruyamment, ses bras se décrispèrent et retombèrent mollement à ses côtés. Le regard absent de toute vie, il regardait le soleil, les yeux grands ouverts, comme s'il voulait brûler ses pupilles.

- Aide-moi, Tiron ! Il faut l'abriter loin d'ici avant que Verrès ne décide de terminer le travail !

Mais le préteur, ayant perdu tout intérêt en cette affaire, était déjà rentré dans son palais.

- Tirez ! Cria Garnian.

Doucement, le grand drap blanc glissa et tomba au sol, dévoilant une magnifique statue de bronze sous les acclamations de centaines de Syracusains. Vêtu de sa toge blanche et ornée de la pourpre propre aux sénateurs, les Grecs avaient choisi d'immortaliser le moment où Cicéron déclama son premier discours contre Verrès au sein du Sénat, accusant et humiliant l'ancien préteur face au peuple de Rome. Le bras droit en l'air, la tête relevée et l'agate de ses yeux brillant au soleil du matin, l’œuvre respirait la gratitude et le dévouement envers l'orateur. Cicéron, debout sur le socle de sa statue, un sourire niais aux lèvres, leva les bras pour demander le silence.

- Je ne... Je... Balbutia Cicéron.

- Il n'arrive pas à parler s'il n'a pas un ennemi face à lui, le pauvre ! Dit Garnian.

- C'est pour cela qu'il a gagné son procès aussi vite, ajouta Tiron, personne au Sénat ne voulait le voir reprendre la parole !

Toute la foule éclata de rire, et l'hilarité générale gagna rapidement Cicéron. Après un court moment, il se ressaisi et s'adressa aux citoyens.

- Je ne sais que dire face à un tel honneur, mes amis. Cela fait près de deux ans maintenant que votre préteur véreux s'est enfui à Massilia, où il finira ses jours dans la disgrâce la plus totale. Qu'il soit dit à présent dans toute la Méditerranée que les Siciliens ne se soumirent jamais à l'oppresseur, ni aux Carthaginois, ni aux tyrans, ni aux magistrats corrompus !

La foule éclata en vivats et en acclamations, et le nom de Cicéron résonnait dans toute l'agora. L'orateur descendit de la base de l'offrande et rejoignit Garnian, après avoir remercié quelques citoyens en personne.

- Tu t'es vraiment dépassé cette fois, mon ami, dit Cicéron. Je ne m'attendais pas à ce que tu fasses appel au meilleur bronzier de l'île !

- Le peuple romain ne se montre jamais ingrat envers ceux qui abattent les tyrannies. Je me dois de maintenir cette réputation ici ! Lui répondit Garnian en riant. Allons ! Viens observer les résultats de ton intégrité morale.

Il enroula son bras autour des épaules de Cicéron et le mena vers le port de Syracuse. La prospérité était revenue à Syracuse après la fuite de Verrès. Sur l'agora même, les statues se multipliaient depuis quelques mois, Garnian ayant lui aussi son effigie en bronze sur la place, aux côtés de la statue de son ancêtre. Les marchands quant à eux étaient de plus en plus nombreux et leurs produits plus variés. Après qu'un Phénicien ait offert une bague en or incrustée d'ambre à Cicéron, ce fut au tour d'un Perse de lui offrir un petit tableau représentant un paysage nilotique. Les présents se multiplièrent, et bientôt Tiron se retrouva chargé comme une mule.

- Rentre donc chez moi déposer tout cela, dit Garnian, nous t'y rejoindrons bientôt. Se tournant vers Cicéron, il ajouta :

- Ce soir, un banquet sera donné en ton honneur dans ma maison. Huit invités, des danseurs, des musiciens, et du vin spécialement importé de Chersonèse Taurique.

- Tu sais pourtant bien que je pars dès l'aurore demain ! Protesta Cicéron.

- Et alors, tu le pilotes ton navire peut-être ? C'est bien ce que je pensais. Ce n'est pas tous les jours que l'on a le sauveur des Siciliens sous son toit ! Attend toi à plusieurs invités surprises au cours de la nuit, nous irons convier nous-mêmes tous ceux que nous croiserons dans la rue à nous rejoindre une fois que nous aurons assez bu !

Voyant qu'il était inutile de résister, Cicéron se résigna de bon cœur à accepter l'enthousiasme de son ami. Sortant de l'agora, ils marchaient désormais sous les portiques de la grande voie menant vers le port. Cicéron se souvenait encore de son état déplorable lorsque lui et Tiron interrogeaient les Syracusains il y a près de deux ans sur l'état de leur ville. Il se souvint de Mellikas et de Nédara, et espéra que la nouvelle de la renaissance de Syracuse avait atteint la Syrie. La rue en effet fourmillait d'activité désormais. Les chariots remplis à ras bord de denrées à destination du port étaient aussi nombreux que ceux chargés de marchandises importés de Méditerranée. L'importante circulation forçait les piétons innombrables à n'utiliser que les portiques, où les boutiques autrefois fermées prospéraient grâce aux nombreux touristes achetant leurs babioles soi-disant typiques de Syracuse. Cicéron aperçut un groupe de musiciens sur un grand char, se dirigeant vraisemblablement vers le théâtre. Un crieur annonçait la venue des jeux en l'honneur d'Artémis, financés par une certaine Néréis fille d'Hérénos. Du haut du char, les musiciens jouèrent de plus belle alors que deux esclaves se mirent à distribuer des amphorisques d'huile parfumée précieuse à la foule, qui criait désormais le nom de la généreuse évergète. Garnian tourna à une intersection, menant à une rue plus petite mais se dirigeant elle aussi vers le port.

- Nous serons plus au calme ici. À cause de toi, il est impossible de circuler dans cette voie désormais. Regarde ! Même cette rue est presque remplie, alors qu'il m'aurait été impossible d'y faire plus de deux pas sans me faire détrousser il y a deux ans à peine. Réalises-tu l'ampleur de ton action, mon ami ? Les gens n'osaient plus sortir de chez eux, toutes les rues étaient devenues le territoire des bandits et des voleurs. Aujourd'hui, nous pourrions presque nous promener ici après la tombée de la nuit sans gardes du corps et ne rencontrer aucun soucis.

- Presque, répondit sarcastiquement Cicéron.

- Une grande ville reste une grande ville. Regarde ! Un autel à Isis ! Sais-tu que les habitants avaient tous rentrés leurs autels chez eux quand Verrès était préteur ? Ses hommes passaient dans les rues et volaient les offrandes aux dieux, et en plein jour ! Continuant leur marche vers le bord de mer, Cicéron put observer la métamorphose de Syracuse, libérée de son tyran. Les vieilles maisons semblaient elles aussi revitalisées par le retour de la sécurité, décorées de nombreuses guirlandes, de coûteuses draperies orientales et de couches de peinture fraîches. Sur les terrasses, il apercevait des familles entières se prélasser au soleil où à l'ombre, ses membres occupés à lire, chanter, danser, jouer. L'odeur de pains tout juste sortis du four de viande rôtie ou de poisson cuit commença à se faire de plus en plus forte dans la rue, sortant de chaque maison. - Je ne sais pas pour toi, mais j'ai grand faim à présent, Garnian. Allons ! Laisse-moi t'offrir un repas, c'est le moins que je puisse faire pour te remercier de ton hospitalité et du banquet de ce soir !

- Suis moi dans ce cas, une nouvelle taverne a ouverte sur le port il y a quelques semaines, elle devrait beaucoup te plaire ! Sur ces mots, ils marchèrent d'un pas décidé vers le port, croisant de nombreux jeunes rentrant des gymnases, certains portants des rouleaux pour continuer leurs études chez eux. Ils débouchèrent finalement sur le grand espace ouvert où circulaient des marchandises du monde entier, des îles au Nord de la Gaule aux lointains territoires mystérieux à l'Est de l'Inde. Garnian mena Cicéron vers un escalier en bois accolé à haut édifice et montant vers une terrasse, protégée du soleil par des draps blancs suspendus à de fines colonnes de bois. Une fois au sommet, surplombant les nombreux entrepôts, le port s'offrait entièrement à leur vue. Ils s'assirent à une des rares tables encore libre et Cicéron, remarquant la riche fabrique des meubles et des couverts, demanda à son ami :

- Quel est cet endroit ?

- Regarde, lui répondit Garnian en pointant quelque chose à sa droite.

Suivant son doigt, Cicéron aperçut immédiatement ce qu'il indiquait et comprit la raison de leur venue.

- Aux bonnes Verrines ? Vraiment ?

Garnian rit aux éclats.

- Je t'assure que ce n'est pas de la publicité mensongère ! Je n'ai jamais mangé de meilleurs travers de porc rôtis ! Et j'ai entendu dire le patron la dernière fois que je suis venu qu'il servirait gratuitement le grand Cicéron s'il venait un jour dans son humble établissement.

- Je suppose que je ne paierai que ta part dans ce cas ! Dit-il, amusé.

Combien la situation avait changé depuis la dernière fois où il avait mangé à ce port, pensa Cicéron. D'immenses navires arrivaient les uns après les autres, déchargeant des amphores et des passagers par milliers. Au loin, il distinguait le temple d'Athéna, ses portes en ivoire et argent scintillant sous le soleil de midi.

- Pas de soucis avec les nouveaux préteurs ? Demanda-t-il à Garnian.

- Celui de l'année dernière a à peine eut le temps de remettre les affaires de Sicile en ordre avant la fin de son mandat. Le préteur actuel quant à lui est un lointain descendant de Flamininus, et il honore bien son ancêtre avec toutes les faveurs qu'il accorde aux Hellènes. Ne t'inquiètes donc pas, je ne pense pas que nous aurons de nouveau besoin de tes services un jour. Syracuse renaît mon ami, sois en certain.

- Buvant à cela dans ce cas, voilà justement le tavernier qui arrive !

L'absence de vent rendit rapidement la chaleur insupportable. Cicéron, restant toujours à l'ombre des portiques, suivait Garnian dans les rues de la ville, le menant à sa demeure à proximité du port. Ils étaient presque arrivés à destination quand une large voie dévoila l'Epipolae aux deux hommes. Cicéron leva les yeux vers le plateau et s'arrêta, pensif. Il n'avait toujours pas eu l'occasion de visiter ce lieu chargé d'histoire et il partait le lendemain, sans savoir quand est-ce qu'il reviendrait à Syracuse.

- Il ne reste plus rien là-haut, lui dit Garnian, ayant remarqué où portait le regard de son compagnon. Je m'y suis rendu une fois, il y neuf ans, et je peux t'assurer que hormis des hautes herbes, quelques pierres éparpillées et des tombes, tu ne trouveras rien.

- Je sais que je le regretterai si je ne vais pas au moins y jeter un coup d’œil. Je me débrouillerai tout seul, ne t'en fais pas. Rentre donc préparer le banquet, je serai de retour avant l'arrivée des invités.

- Tu as plutôt intérêt, je ne peux pas promettre que nous ne commencerons pas sans toi le cas contraire !

Après s'être salué, les deux amis se séparèrent. Cicéron emprunta la voie menant vers le plateau au Nord, montant légèrement. Les bâtiments à sa droite laissèrent rapidement place à une grande place, dévoilant l'impressionnant théâtre de Syracuse et le fameux autel monumental, aujourd'hui abandonné. Cicéron constata avec plaisir que l'édifice de spectacle était à nouveau en fonction, des guirlandes et banderoles étant suspendus à ses murs. Il était venu dans ce quartier il y a deux ans, avec Tiron, alors qu'il réunissait des témoignages contre Verrès. Les rues étaient alors sales et abandonnées, et il se rappelait avoir presque croisé davantage de chats et de chiens que de gens. Aujourd'hui, des enfants s'amusaient en plein milieu de la rue avec une balle, des musiciens jouaient de la flûte pendant que des danseurs exotiques fascinaient une petite foule d'observateurs, et des riches citoyens visitaient les boutiques au bord de la route. Arrivant au pied du plateau, la pente se fit plus ressentir qu'avant, et bientôt la voie se transforma en un large escalier aux marches usées par le temps. Les bâtiments abandonnés se multiplièrent autour de Cicéron, transpirant abondamment sous la chaleur, et son chemin était parfois encombrés par quelques pierres tombées d'un édifice proche. Il ne croisait que rarement des gens à présent, occupant les quelques ruines encore dotées d'un toit.

Finalement, il se retrouva seul au milieu de structures effondrées depuis de nombreuses décennies, diverses herbes et arbustes se développant au travers des craquelures dans la pierre du sol et des murs. Il croisa alors une première tombe, à l'entrée d'une maison, suivit d'une autre en plein milieu d'une petite ruelle entre deux maisons. Bientôt, les sépultures se firent nombreuses autour de lui. Contrairement aux habituelles nécropoles près des voies, à l'extérieur des villes, il se dégageait de celle-ci une impression de chaos, de grande peine. Aucun mausolée ne fut élevé ici, pas même un autel. Les tombes étaient répartis de façon anarchique autour du grand escalier en pierre. À certain endroit, il avait été brisé par des pioches, ses pierres réutilisées pour servir de stèles aux tombes ainsi creusées en plein milieu de la voie. Cicéron voyait en chaque sépulture un citoyen surprit par les légionnaires de Marcellus et abattu sur place. Arrivé au sommet, une véritable forêt de tombes s'étendait devant lui.

Garnian avait raison, il n'y avait strictement rien sur ce plateau. Les tombes mêmes n'étaient pas décorées. Les gravures ne mentionnaient que le nom du défunt, chose que n'avait jamais vu Cicéron. Il aperçut une arche au bord du plateau et s’approchât, intrigué. Accablé par la chaleur, il crut rêver lorsqu'il tomba sur une terrasse aménagée dans le roc, sous un arbre qui protégeait un large banc des rayons du soleil. Après avoir dégagé les feuilles mortes et autres déchets, il constata avec plaisir que la plaque de marbre était intact et s'assit. La terrasse surplombait Syracuse et offrit à son regard une vue à couper le souffle. Un vent léger lui fit entendre la clameur lointaine de la ville, les cris, les claquements des sabots, les forgerons frappant le métal, sons à peine perceptible à cause des centaines de cigales chantants sur le plateau. Il ferma les yeux, se focalisant sur cette musique si apaisante. Cicéron rouvrit les yeux après quelques minutes. Tournant la tête vers la gauche pour observer le plateau, il aperçut alors quelque chose briller, à quelques mètres derrière lui, caché sous des bosquets. Curieux, il se saisit d'une branche et commença à écarter les mauvaises herbes . Il réalisa vite qu'il s'agissait d'une tombe, une simple stèle orné en son sommet par un cylindre et une sphère en bronze, usés par le temps.

Une curiosité inexplicable le poussa à débroussailler la tombe. Armé de branches et de pierres, il dégagea petit à petit les ronces qui semblaient vouloir dissimuler le tombeau. Après de longues minutes d'un labeur pénible sous la chaleur intense de l'été, la tombe finalement était complètement dégagée. De par les fines gravures décorant le calcaire, Cicéron comprit qu'il s'agissait de la sépulture d'un citoyen sans doute influent de son vivant. Respectueusement, il évita de marcher sur la tombe et s'approcha de la stèle où avait été gravé avec grand soin une longue inscription. Difficilement, il parvint à déchiffrer le texte, à moitié effacé par les années :

''Puisque tu …, voyag..., arrête-t... donc et ...bserve la ville que n... ...ons bâtis. Tu te tr...ves ici en not... lieu ... réunion ...ecret, où nous admirions cet... cité que nous a...ns tant aimé. Mon roi, repos... à m... côtés, ...btint une ville au bord de la gu... ...ivile, une ville rui... et ...ésabusée par des décennies de comp.., de ...eurtres et … guerres, et rend... au monde une Syr....e ...pitale de l'art, de ... sc...nce et de ... c...lture. Peux-tu …ent voir la mer, cachée ...ous les milliers de navir... ...rivant de to... les rives ... M...terranée ? Peux-tu cir...ler dans ...s rues, que ...us n'avons ja...is réussis à fai... assez ...arges pour accomm... la popula...n sans cesse grand...sante ?''

Cicéron suait abondamment sous le soleil, et ne se rendait pas compte qu'il respirait de plus en plus difficilement, complètement absorbé par le texte qui devenait de plus en plus lisible :

''Dans la folie ... ma jeunes..., je suis ...arti à Alexandr..., alors l... plus ...lle cité de Méditerranée. Je remercie les die... de m'avoir ...it réaliser mon erreur rap...ment et de m'...ir fait reve...r vers le véritable joyaux ... la Grèce. Je n'ai ...t-être pas p...icipé à l'édification du pl... grand théâ...e ou du plus g...d autel du m...nde que tu retrouv... dans cette ville, je n'... peut-...e pas con...ruit des gym...ses et des ...emples dans to... le royaume, mais sache, v...ageur, que j'ai aidé ... roi à réaliser sa vision. Rappell... toi de … magnifique Syracusia, ce gl...ieux navire défiant les cieux et les eaux. Observes les pui...ants remparts de la cité, … le château de l'Euryale, loin à l'Ouest. Emporté par ...e rêve magnifique du ...lus grand des mona...es, j'ai participé ... faire de ...yracuse une citadelle imprenable.''   

Arrivant à la dernière ligne, il remarqua les grosses gouttes de sueur tombant de son front, l'une d'elle attirant son attention sur le nom du défunt.

''Car c'est bi... moi qui ait garni les murs … machines ...buleuses, moi, l'ami et ... parent de notre bon roi Hi.., moi Arch...''

Il n'eut pas le temps de finir de lire ce nom, sa vision se brouillant et le monde autour de lui basculant dans l'obscurité.

- Veux-tu bien dégager d'ici, ivrogne ! Hurla une voix derrière lui. Est-ce que l'on me prend, moi, à décuver sur les tombes des autres ? Je ne crois pas !

Cicéron se réveilla brusquement et se releva, balbutiant quelques excuses au vieillard furibond devant lui :

- Je... Hum... La chaleur....

- Si ça ne supporte pas le soleil de Sicile, ça ne vient pas à Syracuse ! Cria-t-il, sa longue barbe se balançant sous son menton. Allons ! Pousse-toi de là que je constate l'ampleur du désastre. Hum ? Tu t'en tires bien. Si jamais tu avais renversé ma stèle...

- Votre stèle ? Répondit Cicéron, dans l'incompréhension la plus totale.

- Tu ne sais pas lire ? Regarde, là, mon nom ! Ar-chi-mè-de !

- Mais vous êtes mort ! Vous avez été tué par un légionnaire !

- Où est-elle ? Cria Archimède de plus belle, ignorant Cicéron.

- Quoi donc ?

- La sépulture de mon roi! Elle était juste là, à côté de la mienne !

- Qui ? Il n'y avait déjà rien quand je suis arrivé !

Le poids des années parut soudain rattraper le vieillard. Il se releva, le dos courbé, et regarda Cicéron droit dans les yeux. Il frémit quand il vit la profonde tristesse dans son regard.

- Qui ? Vous avez oublié jusqu'à son nom alors ? Anéantir sa ville n'aura pas été suffisant pour vous autres Romains ? Étrangement calme, Cicéron oublia tout embarras et répondit au vieux sage :

- Syracuse n'a souffert que des mains de Verrès, pas de Rome. Il fait tout autant honte aux Romains qu'aux Syracusains, si ce n'est plus. Mais son règne de la terreur est terminé, je m'en suis assuré. Regarde à présent, dit-il en menant Archimède vers le bord de la terrasse, la cité renaît ! Avez-vous déjà vu une telle activité dans les rues ? Dans le port ? Regardez la plaine au loin, comme son blé scintille au soleil ! Enthousiaste, il regarda le vieillard, mais sa bonne humeur s'évapora immédiatement. Archimède pleurait.

- Notre Syracuse, si resplendissante... Que t'est-il arrivé ? D'où viennent ces ruines là où autrefois s'élevaient d'imposantes demeures ? Où sont les peintres et poètes qui se donnaient rendez-vous au sommet de l'Epipolae pour exprimer leur art ? Qu'est devenue ta jeune noblesse qui organisait des courses de chevaux près des marais ?

Il se retourna, lentement, et se dirigea vers le banc. Il resta debout, la tête baissé, observant le marbre. Finalement, il reprit la parole, sans se retourner :

- Nous avions pour habitude de nous retrouver ici pour discuter de nos plans pour la ville. Assis sur ce banc, j'ai vu le regard de mon souverain s'illuminer nombre de fois quand je lui décrivait mes idées. À son tour, il m'impressionna à de nombreuses reprises quand il me parla de ses projets phénoménaux.

- De qui parlez vous ? Osa enfin demander Cicéron.

Archimède se retourna vers lui, ses joues ruisselantes de larmes, et s'approcha lentement. Une fois près de lui, il lui prit l'épaule et le guida vers le bord de la falaise.

- Laisse moi te montrer, dit-il en poussant Cicéron dans le vide.

Le Romain crut que son cœur allait s'arrêter. Fermant les yeux, il attendit patiemment sa fin.

- Tu comptes rester longtemps ici ? Je suis peut-être mort mais je n'ai pas toute l'éternité.

Incrédule, Cicéron rouvrit les yeux. Le vieillard, les pieds dans le vide, attendait patiemment. Il osa regarder vers le bas, et constata avec émerveillement que lui aussi flottait dans les airs.

- Par quel miracle...

- S'il ne suffit que de cela pour impressionner un Romain, j'ignore comme vous avez pu vous rendre maître du monde si rapidement, lui dit Archimède d'un ton plein de sarcasme.

Cicéron se ressaisit et, sans qu'il puisse l'expliquer, rejoignit le vieillard en volant. Une fois à ses côtés, Archimède lui saisit encore fois l'épaule et lui montra Syracuse de sa main droite.

- Observe, maintenant, la véritable Syracuse !

Une lumière aveuglante força le Romain à cacher ses yeux de ses mains, disparaissant aussi vite qu'elle s'était manifestée. Quand il posa de nouveau son regard sur Syracuse, Cicéron resta bouche bée.

Une cité immense et scintillante s'étendait sous ses pieds désormais. Les murailles effondrées de l'Epipolae avait laissé place à des fortifications intimidantes sur lesquelles patrouillaient nombre d'hommes en armes. Sur le plateau même, Cicéron observait des hommes dessinant des figures dans du sable, recouvrant le sol de magnifiques pavillons autour desquels poussaient des plantes qu'il n'avait jamais vu de sa vie. Sur de nombreuses terrasses aménagées au bord du plateau, des individus isolés observaient le paysage qui s'offrait à eux, certains peignant, d'autre écrivant, et des jeunes couples s'embrassaient dans des alcôves taillées dans la paroi calcaire. L'escalier en ruine qu'il avait emprunté plus tôt dans la journée était flambant neuf, encadré de splendides statues en bronze à l'effigie des personnalités célèbres de l'histoire de la Grèce. De hautes maisons s'élevaient tout autour, magnifiquement peintes en bleu, en jaune, en blanc ou en rouge. Çà et là, Cicéron pouvait voir s'élever la fumée de nombreux fours d'artisans, inondant les échoppes de la ville de magnifique productions locales.

Une clameur se fit soudain entendre. Archimède mena le Romain vers sa source, l'immense théâtre de Syracuse, ses quatorze mille sièges tous occupés de spectateurs émerveillés par la performance.

- Tu es chanceux, dit Archimède. Tu as l'occasion de voir Protarchos à l’œuvre ! Sais-tu qu'il a remporté les Dionysia de Cos il y a quelques ann... un jour? Tu ne verras pas souvent un comédien aussi talentueux !

Époustouflé, Cicéron regardait la pièce quand une nouvelle clameur, plus forte que la précédente, attira son attention. Elle provenait cette fois du monumental autel à proximité.

- Tu voulais savoir de qui je parlais tout à l'heure ? Le voici ! Le monarque de Syracuse !

Au sommet de l'autel brûlaient des dizaines de bûcher, rôtissant la viande d'une centaine de bœufs. Un homme d'une carrure impressionnante se saisit d'un large où reposaient des dizaines de brochettes et emprunta une rampe sur le côté, descendant vers une large place où l'attendait des milliers de gens en l'acclamant. Marchant fièrement, la tête haute, un sourire bienveillant aux lèvres, une majesté naturelle se dégageait de ce personnage ainsi que de la femme et du jeune homme marchant derrière lui. Tout droit arrivèrent finalement en bas de l'édifice et se mêlèrent à la foule joyeuse, distribuant à chacun des brochettes. Des prêtres suivirent leur exemple et descendirent à leur tour de l'autel, portant eux aussi des plateaux de viande. L'heure était à la fête, et tout le monde se réjouissait.

- Suis-mois, dit Archimède en s'envolant vers Ortygie.

Cicéron le suivit, et ils arrivèrent au-dessus du palais, devant lequel était amassée une impressionnante foule. Sur la place, des statues en or et en bronze d'athlètes portant des tripodes ornaient la place, placées sur de haut piliers en marbre vert, rouge et bleu. Le temple d'Athéna, duquel s'échappait de la musique joyeuse, étincelait au soleil de midi grâce aux innombrables boucliers celtes ornant son architrave. Les portes du palais, grandes ouvertes laissaient passer un flot continu de citoyens.

- Qui sont ces gens circulant librement dans le palais ? Demanda Cicéron. Sont-ils tous des magistrats ?

- Bien sûr que non ! S'exclama Archimède, amusé. Ce ne sont que de simples particuliers venant voir leurs souverains. Ils étaient toujours épuisés après ces journées d'audiences, je me souviens ! Ajouta-t-il avec un sourire nostalgique.

Le ciel s’obscurcit soudainement, le bleu azur laissant place aux tons rouges, et Cicéron cru discerner alors les trois mêmes personnages qu'il vit sur l'autel monumental, distinguables à leur diadème. Sortant du palais, ils empruntèrent la chaussé pour se rendre à Achradine, suivis par des citoyens et accueillant aimablement tous ceux venant les voir.

- Mais où sont leurs gardes ? S'interrogea Cicéron.

- Pourquoi auraient-ils besoin d'être protégés ? Tout ce qu'ils possèdent, ils le partagent avec les Siciliens. Regarde là-bas, dit le vieux sage en pointant la mer, vois-tu ce convoi partant du port ?

Ce n'est qu'à ce moment que Cicéron remarqua le nombre incroyable de navires circulant dans le port, et ce malgré l'heure vraisemblablement tardive. Des navires par centaines déchargeaient leur cargaison sur les quais, où les attendaient impatiemment des marchands prêts à échanger les marchandises étrangères contre leur produits locaux. Portant son regard plus loin vers le Sud, sur la grande baie protégée par l'île Ortygie, Cicéron pouvait clairement discerner d'innombrables navires de pêche, ramenant leurs prises de la journée vers la ville. Il regarda finalement ce que lui indiquait Archimède. Plissant des yeux, il vit à l'horizon une dizaine de navires colossaux, faisant voile vers l'Italie.

- Ils sont chargés à ras bord de présent pour un Athénien, lui expliqua Archimède, un dénommé Archimélus qui eut le génie de reconnaître le mien dans un de ses poèmes. Je dois reconnaître que ses vers sur ma Syracusia m'ont fait très plaisir, dit le vieillard d'un ton fier, il méritait bien une petite compensation.

Cicéron n'avait jamais vu de spectacle impressionnant, lui qui pourtant avait voyagé de Rome à Rhodes et avait visité de célèbres cités grecques toute plus prodigieuse que la précédente. Il repartit en volant vers la ville, bien décidé à retrouver son roi qu'il n'avait pas encore put observer de près. La nuit était à présent tombée, et des milliers de torches, lampadaires et lanternes s'illuminèrent dans toute la ville. Dans toutes les rues, les habitants faisaient la fête, dansaient, chantaient, buvaient et riaient ensemble. Il retrouva finalement les trois têtes diadémées au théâtre, assis parmi la foule.

- Dit-moi, je te prie, Archimède, le nom de ces gens. Qui est donc ce roi ?

La joie que Cicéron lisait jusqu'alors sur le visage du vieil homme disparut soudainement, laissant place à une profonde mélancolie.

- Il est mon souverain, mon parent et mon ami. Il se nomme Hi...


- Maître ! Cria une voix. Cicéron ouvrit les yeux brusquement et vit Tiron penché sur lui.

L'inquiétude clairement visible sur son visage se changea en joie, et il s'exclama de plus belle :

- Maître ! Vous allez bien !

- Où suis-je ? Demanda Cicéron.

Observant autour de lui, il remarqua que la nuit était tombée. Déros se tenait à proximité, ainsi que trois autres serviteurs de Garnian, munis de torches.

- Vous êtes sur l'Epipolae, maître. Cela fait des heures que nous vous y cherchions. Garnian est avec un autre groupe, nous avons envoyé un esclave le prévenir.

- Que m'est-il arrivé ? J'ai affreusement mal au crâne.

- Vous êtes brûlant, je pense que vous vous êtes trop exposé au soleil. Que faisiez-vous donc ici ? Nous avons avons retrouvé écroulé sur cette tombe.

- Une tombe ?

Se relevant doucement, il se remémora la dernière ligne de l'inscription de la stèle.

''Car c'est bi... moi qui ait garni les murs … machines ...buleuses, moi, l'ami et ... parent de notre bon roi Hi.., moi Archimède.''

Il se rappela soudain de sa discussion avec le sage, de la gloire passée de Syracuse, de la joie de ses habitants... et de l'anonymat de son souverain. Frénétique, il sauta à l'endroit où aurait du être sa sépulture selon le vieil homme, près de la sienne.

- Que faites-vous maître ? Vous ne devez pas vous agiter autant, vous êtes encore faible !

- Aidez-moi à chercher ! Dit Cicéron en s'adressant aux esclaves. Il devrait y avoir une tombe juste ici!

Les serviteurs se regardèrent dans les yeux, puis se mirent à l'ouvrage sans poser de question. Ils fouillèrent les abords de la tombe d'Archimède un long moment, jusqu'à ce que Garnian vint les interrompre.

- Tu vas bien, mon ami ! S'écria-t-il, essoufflé. Nous craignions le pire ! Ah, je savais que j'aurais du t'accompagner ! Mais que se passe-t-il donc ici ?

- Il semblerait que nous soyons à la recherche d'une mystérieuse tombe, maître, lui répondit Déros.

- Elle existe, je vous l'assure ! S'exclama Cicéron.

Aussitôt qu'il eut finit sa phrase cependant, ses forces l'abandonnèrent et ils tomba à genoux. Tiron accourut à ses côtés et le releva en le soutenant par les épaules.

- Allons maître, nous devons rentrer à présent, vous avez grand besoin de repos. Nous resterons quelques jours de plus en Sicile, le temps que vous vous remettiez, nous aurons sans doute le temps de revenir chercher cette sépulture.

- Non... dit faiblement Cicéron, je dois... le nom du roi...

Sentant que le contenu de son estomac risquait de remonter, il s'arrêta de parler et accepta à contre cœur d'être porté par Déros. Le groupe passa sous l'arche et quitta la terrasse, se dirigeant vers le grand escalier. Ils empruntèrent alors un chemin dallé, facilitant grandement leur progression au milieu des herbes folles. Soudain, Cicéron aperçut en éclat lumineux au sol.

- Déros, lâche moi ! S'écria-t-il. Le géant, incrédule, s'exécuta, le déposant doucement sur ses pieds. Cicéron se jeta par terre, grattant furieusement le sol avec ses ongles. Avant même que quiconque puisse élever la voix, il s'empara du fourreau de Déros et l'utilisa comme pelle de fortune. Autour de lui, tous restait silencieux, voyant bien que Cicéron venait de faire une découverte. Après de longues minutes, il parvint à dégager du sol une stèle de taille semblable à celle de la tombe d'Archimède. - Aidez-moi à la sortir du sol ! Demanda-t-il. Tiron et Garnian s'exécutèrent et, après avoir sortit la plaque de la terre, ils la déposèrent contre un rocher, debout.

- L'un de vous aurait-il amené de l'eau ? Demanda Cicéron. Un des esclaves s'empressa de lui donner sa gourde, et il en vida immédiatement le contenu sur l'inscription de la stèle pour la nettoyer. Désormais lisible, il s'attaqua à la traduction du texte :

''Ici rep… fils d... ...cle, époux de la gra... Ph...lis... et pè... ... s...ge ...lon. Arr...te toi et commé..., voy...ur, le sou...eni... d'un mona...ue ...noré et aim... d... tous, le grand Hi..., sa...veur des Hellènes, vainqueur des C...ag...ois et d... Mamert..., garant … la ...berté de Syrac...e. De s...ples mots ne peu... décr...e ... œuvre. Regarde donc par toi-m... son mon...ent, l’œuv... ... sa vie, la ...nifique ville s'ét...dant ...vant toi. ...ami éter...l ... Rome, ...arent d'Arc...ède, ...viens-toi du ...tecteur des Sicili.., le ...verain de Syracuse, Hiéron''

Au moment même où il lut ce nom, toute émotion quitta Cicéron. Il sentait des larmes couler sur ses joues, sans pour autant être triste. Il se releva et observa, désabusé, les quelques lumières illuminant la ville en contrebas. Son combat de ces dernières années contre Verrès, sa lutte acharné contre la corruption en Sicile, tout cela lui paraissait absurde désormais. Syracuse était déjà morte bien avant sa naissance. Cicéron n'avait plus en tête que la noble et majestueuse silhouette du ''verain de Syracuse''. À quoi bon se démener, pensa-t-il, à quoi bon être le meilleur d'entre les hommes si sa propre tombe doit servir de simple dalle à une misérable route quelques décennies plus tard ? Avec l'aide de Déros et de Tiron, ils ramenèrent la stèle sur la terrasse. Après l'avoir installé aux côtés de la tombe du sage, Cicéron quitta immédiatement les lieux, s'appuyant sur l'épaule de Tiron.

- Vous ne voulez pas rester davantage, maître ? S'étonna le serviteur. Avec un sourire mélancolique, Cicéron lui répondit :

- Tous ceux qui se souviennent de ce grand monarque demeurent ici, mon ami. Laissons-les donc en paix pour admirer Syracuse. Peut-être qu'ainsi, ils pourront à nouveau imaginer de magnifiques choses pour cette cité, un jour la plus belle d'entre toutes.



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