Chapitre 9 : 11 Octobre 2318

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_Homère! Homère! Homère! Réveille-toi! Il faut que tu voies ça!

Saule secouait le pauvre conteur avec la plus grande brusquerie. La rouquine avait un regard brillant et exalté et le tenait fermement par les épaules tout en en le secouant vivement.

_Bon allez, tu te lèves, feignant où j'y vais sans toi!

Homère avait souvenir de réveils plus tendre mais l'agitation de la cavalière eut pour effet d'attiser sa propre curiosité.

_Laisse-moi enfiler une chemise et je te rejoins sur le pont. Où est Perséphone?

_Elle est debout sur le pont depuis les premières lueurs du jour. Elle a dit que la lumière du matin avait toujours meilleur goût, conclut Saule en soulevant les épaules apparemment pas convaincue.

_La lumière a un goût? Demanda le conteur dans ce qui était une véritable question théorique.

_Ha ben ça j'en sais rien. C'est pas parce que je porte le nom d'un arbre que je suis une plante verte!

Et sur cette réplique, elle tourna les talons et quitta la cabine de Homère à toute vitesse.

Homère se frotta les yeux vivement, prit une chemise propre que lui avait donné son père et sortit à toute hâte même si à cet instant tout ce qu'il aurait voulu c'était déjeuner et prendre un bon bain.

Une fois sorti, il comprit enfin pourquoi Saule était aussi excitée.

_Ha, tu es enfin sorti de ton hibernation, dit Perséphone déjà sur le pont, son panneau solaire entre ses mains. Ça aurait été dommage que tu manques ça n'est-ce pas.

Et en effet, le spectacle était impressionnant et méritait vraiment d'être vu.

Une cohorte innombrable de Cavalières marchait en longue fil en direction de la Citadelle. Elles étaient majestueuses et fières sur leurs montures, recouvertes de peintures de guerres, équipées de lances et d'épée à leurs ceintures et protégés par des armures de cuir épaisses. Une véritable meute de chiens les encadrait, trottinant à côté de leur cavalière. Mais ce qui surprit le plus Homère fut de constater qu'elles n'étaient pas seules. A leur côté marchaient également de nombreux chevaliers de la Forteresse avec leurs armures de tôles et de fers, mais la plupart avait l'air mal-en-point. Derrière eux, de nombreux villageois, de nobles aux tenues bariolés mais dans un piteux état et des paysans marchaient derrière elles.

Au milieu de cette foule, la Matriarche avançait dignement avec à ses côtés Eric Forter, l'oncle du roi de la Forteresse et père de Saule. Ces deux anciens ennemis avançaient jusqu'à la Citadelle côte à côte sans la moindre trace de velléité, même si à cette distance Homère ne pouvait pas distinguer clairement leurs traits.

_La Forteresse a du se faire attaquer, suggéra simplement Saule. Et la Matriarche a dû leur venir en aide.

Effectivement c'était le scénario le plus plausible. Un ennemi commun bien plus dangereux à tendance à calmer les passées douloureux. De plus Eric leur avait clairement montré, lors de leur bref séjour à la Forteresse, que malgré un passé fait de guerres et de rixes, il était admiratif de la valeur des Cavalières. Sinon pourquoi aurait-il pensé que sa fille batarde avait plus de chance d'avoir une vie heureuse chez elles plutôt que dans sa propre cité?

_C'est impressionnant, Saule, je n'aurais jamais imaginé que vous étiez si nombreuses! Dit Perséphone impressionnée.

_En une vingtaine d'années beaucoup de femmes nous ont rejoints. Et ce n’est pas fini, crois-moi! Quand les femmes de la Forteresse se rendront compte la liberté qu'elles peuvent avoir en nous rejoignant… La Forteresse va se vider de la moitié de sa population, finit-elle dans un éclat de rire.

Homère sentit monter en lui un vif réconfort. Voir ainsi toutes ces femmes aguerries dans l'art du combat venir défendre la Citadelle avait quelque chose d'immensément rassurant. Ça n'avait vraiment rien à voir avec la petite centaine d'ordonnateurs que comptaient les descendants. Elles dégageaient une assurance et une telle force…

_Avec cette armée et nos murailles, les guerriers venus du sud ne pourront rien nous faire, se réjouit le conteur.

Perséphone semblait complétement perdue dans ses pensées.

_Je ne sais pas. Pour le moment nous n'avons vu quelques bataillons ou des patrouilleurs… On n’a jamais vraiment vu le gros de leur troupe, excepté quelques cavalières qui ont fait leur rapport à la Matriarche. Si elles se sont toutes déplacées et ont pris la peine de sauver des rescapés de la Forteresse c'est que Frêne pense qu'elles ne sont pas assez nombreuses pour se défendre ou assez rusées pour se cacher. Et crois-moi si Frêne a peur d'eux ça n'a vraiment rien de rassurant pour nous.

Saule resta silencieuse et descendit brusquement du pont. Elle courut vers Gris, qui avait encore la tête enfouie dans la mangeoire des animaux d'halages, monta sur son dos avec agilité et chevaucha à toute vitesse vers ses sœurs.

_Je crois que je n'aurais pas dû penser tout haut, regretta Perséphone.

Homère acquiesça d'un simple hochement de tête et proposa à Perséphone de rejoindre la Cavalière.

L'immense troupe des Cavalière s'arrêta brusquement devant les portes closes de la Citadelle. Une importante faction d'ordonnateurs était présente sur les remparts contemplant avec surprise les farouches guerrières. Homère et Perséphone virent Saule aller à la rencontre de sa Matriarche, s'entretenir avec elle avec quelques instants avant de l'accompagner à la tête de ses troupes avec Eric Forter.

Perséphone héla au loin la Matriarche qui se retourna avec un immense sourire vers son ancienne amie. Homère resta quelques instants bouche bée par la prestance de Frêne. Grande et droite, elle montait une femelle alezane élancée au pelage noire, ou en tout cas une jument qui y ressemblait énormément. Elle avait revêtit la même armure que ses sœurs mais une fourrure cendrée était jetée sur son épaule. Ses longs cheveux gris étaient tressés et son front et ses yeux étaient recouverts d'une peinture noire.

Elle s'approcha de Perséphone, avant de mettre pied à terre. Un chien immense, avec un poil ras et gris, suivait chacun de ses mouvements. Elle s'approcha et saisit Perséphone dans une franche accolade.

_Perséphone, mon amie! Je me réjouis tellement de voir que toi et ta petite escorte soient sains et saufs! Que la Déesse en soit louée!

Eric Forter restait sur sa monture contemplant la scène de loin, ses yeux noisette ne quittant pas sa fille.

_Que veux-tu! Si le temps n'a pas de prise sur moi, ce ne sont pas des barbares venus envahir la Francie qui m'auront.

Frêne eut un léger sourire.

_Tout ça me rappelle ma jeunesse, sauf que notre ennemie est maintenant notre allié, déclara-t-elle en jetant un regard vers Eric Forter.

_Tu exagères. Tu n'étais déjà pas toute jeune à l'époque, rectifia l'androïde.

Cette fois ci, la Matriarche partit dans un rire franc. Homère constata qu'il existait une vraie complicité entre les deux femmes. Il aurait aimé à cet instant connaître l'histoire de leur rencontre il y a vingt ans et les détails des combats qui avaient opposés les Cavalières et les chevaliers de la Forteresse. Mais ce n'était pas le moment de demander une nouvelle histoire.

_Connaissez-vous la position de la Citadelle à notre encontre, demande Eric, vraisemblablement soucieux de recentrer la conversation.

Homère s'avança vers eux et prit la parole.

_Nous avons fait l'exposé de la situation à notre conseil hier soir. Ils vont délibérer pour se décider. Mais les connaissant, ils ne refuseront certainement pas de vous recevoir pour échanger sur la situation.

_Je ne pense pas que ton conseil se rende vraiment compte de la situation s'ils pensent avoir le luxe de perdre le temps avec autant de bavardage, dit Frêne dont toute trace de sourire avait quitté son visage.

C'était le masque de la cheffe de guerre qu'elle avait remis.

_Ça fait partie de nos us et coutumes, rappela Homère. Vous n'obtiendrez rien d'eux en tapant du poing sur la table, Matriarche, ce n'est pas comme ça que nous nous rangerons à vos côtés. Nous sommes un peuple de savants. Le plus jeune de nos agriculteurs est un véritable expert au botanique, capable de vous dire quelle plante est capable par son odeur de repousser les insectes ravageurs ou encore de déterminer quels champs doivent être laissés en jachère et combien de temps pour assurer le meilleur rendement. La seule chose que nous honorons avec dévotion c'est le savoir et la raison. Il va donc falloir que vous convainquiez notre conseil que vous êtes la meilleure solution pour assurer notre survie.

La Matriarche garda le silence quelques instants, digérant ce que lui avait dit le conteur. Saule, quant à elle, le regardait avec une nouvelle admiration : il avait sermonné sa Matriarche, la ramenant à sa place, comme si de rien n'était. Elle ne voyait pas ses poings qui étaient serrés à s'en faire blanchir les jointures, contre ses hanches. Homère avait l'impression de devoir tout faire pour que ses négociations se passent au mieux. Car lui en était parfaitement convaincu, les Cavalières restaient leur meilleur chance de réussir à vaincre ces guerriers. Sans elles, ils seraient réellement incapables de riposter, condamnés à mourir de faim derrière leurs murailles ou alors massacrés à l'intérieur de celle-ci.

_Bien, finit-elle par dire. C'est ton peuple après tout, et tes conseils sont précieux. On n'élève pas un protecteur comme un gardien après tout car ils ne raisonnent pas de la même manière. Je vais donc tenter une autre approche. Après tout avec mes sœurs, la force n'est jamais un argument.

Sur ces paroles, elle se dirigea vers les portes closes de la Citadelle et s'adressa aux ordonnateurs postés sur les remparts.

_Je vous salue, hommes de la Citadelle! Je suis Frêne, Matriarche des cavalières, et à mes côtés je vous présente Eric Forter, roi par intendance de la Forteresse. Nous sommes venus demander une audience à vos chefs.

Un des ordonnateurs eut l'air fébrile et descendit des remparts à toute vitesse sans rien dire. Les autres restaient muets attendant le retour de leur collègue.

Au bout de quelques minutes, ce fut Ernest qui apparut sur les murailles, contemplant la foule des Cavalière et toute la foule qui les accompagnaient. Plusieurs paysans étaient également venus pour débuter leurs travaux sur les champs et Homère put voir dans leur regard l'horreur et l'effroi de voir leur travail piétiné par la foule agglomérée devant l'enceinte de la Citadelle. Le conteur ressentit de la crainte : il avait peur que ce genre de détails puisse sceller le sort de cette alliance. Mais dans quels états se trouveraient leurs champs s'ils devaient faire face aux guerriers du sud? Pensaient-ils vraiment qu'il y aurait encore quelques choses à sauver après leur passage? Ces pensées sombres énervèrent le conteur, une colère nourrie par l'impression que les siens ne prenaient pas en compte l'ampleur de la menace qui leur faisait face.

_Je vous salue Matriarche Frêne, je me présente : je suis Ernest conseillé des descendants appartenant au groupe des Ordonnateurs chargés de maintenir l'ordre sur nos terres. Je suis un peu surpris de vous voir tous si nombreux. On nous avait parlé d'une proposition d'alliance, pas d'une invasion…

Le ton dur et tranchant du conseillé eut le don d'énerver Homère. Mais il n'osait rien dire. Que pouvait-il dire au conseillé élu par les siens? Si seulement, il y avait un conteur parmi le conseil des douze peut-être pourrait-il trouver une oreille attentive, capable d'entendre sa volonté d'apaisement entre les peuples de la Francie. Mais Ernest le regarderait de haut, comme la plupart des membres des castes nobles regardaient ceux des castes productives.

_Nous ne sommes pas là pour vous envahir, grand conseillé des Descendants, commença Eric Forter en s'avançant. Nous n'aurions jamais agi de manière aussi, cavalière, excusez-moi du terme Matriarche, si nous n'avions pas été pressés par l'urgence de la situation. Les gens que vous voyez ici sont tout ce qu'il reste de mon peuple. Nous avons l'habitude d'échanger quelques biens avec vos conteurs contre une partie de notre stock de fuel préservé des temps passés. Nous n'avons jamais manifesté la moindre animosité envers les vôtres.

Ce détail fit légèrement tiquer Homère, mais la situation était bien trop sérieuse pour qu'il puisse s'autoriser une remarque acerbe. Et puis après tout c'était grâce à Eric et à son fils qu'ils avaient pu fuir la Forteresse sans trop de heurts. Le conteur se demandait d'ailleurs ce qu'était devenu le jeune roi. Eric avait parlé d'intendance. Peut-être que suite à l'urgence de la situation il avait été destitué. En temps de guerre, ils avaient eu besoin d'un monarque aguerri et Eric correspondait bien mieux à ce rôle que son neveu.

Après quelques instants d'hésitations, Ernest finit par faire ouvrir la porte centrale en demandant que seuls les chefs des deux factions n'entrent. Bien entendu, on entendit du côté des cavalières de nombreuses indignations : elles ne voulaient tout simplement pas que leur cheffe se retrouve seul, elles n'avaient visiblement qu'une faible confiance dans les Descendants. Le conteur se dit alors que Frêne devait vraiment avoir un véritable pouvoir de persuasion sur ses cavalières.

Les portes massives s'ouvrirent doucement dans un crissement plaintif et aigu. Il ne fut pas rassuré de voir qu'une escouade d'ordonnateur équipés des rares armes à feu encore en état de marches encadraient l'entrée. Mais la Matriarche fit mine de ne pas les voir et entra en tenant son cheval par sa bride avec une lenteur majestueuse. Eric la suivit de suite mais il avait une mine bien moins rassuré. Perséphone, Saule et lui-même décidèrent d'entrer à leur suite. Un ordonnateur essaya de les refouler mais un simple geste d'Ernest le ramena à sa place et l'ordonnateur les laissa passer, la mine penaude.

Entre les quatre tours de la Citadelle, une véritable foule de curieux s'était massée pour voir ce qu'il se passait. Homère la trouva ridicule par rapport à celle qui se trouvait à l'extérieur de l'enceinte mais ne fit pas le moindre commentaire. Saule et Perséphone affichait une mine fermée, elles étaient aussi tendues que leur camarade.

_Suivez-moi. Je vais vous emmener rencontrer notre conseil, dit simplement Ernest.

Il les précéda et les guida jusqu'au jardin botanique au centre des quatre tours. Quelques ordonnateurs fermaient la marche. La confiance était à son paroxysme songea Homère dans un élan d'ironie. Le trajet jusqu'au conseil fut pesant, chacun gardant le silence. Quand soudain Saule poussa un cri.

_Ange! Tu es enfin de retour! Hurla-t-elle dans un élan de joie.

Le corbeau s'était posé à quelques mètres d'eux et il sautilla d'une façon si ridicule qu'Homère éclata de rire. Ce qui eut visiblement le don de réchauffer quelque peu l'atmosphère.

_Vous avez réussi à dresser un tel animal, demanda Ernest visiblement surpris.

Saule s'était penchée près du sol pour tendre son bras vers son volatile. L'oiseau sautilla et grimpa jusqu'à son épaule en s'accrochant avec son bec à son armure. Deux secondes à peine après, il trônait fièrement sur l'épaule de sa cavalière.

_Dans notre peuple, nous n'aimons pas vraiment le terme dresser mais oui. Je l'ai recueilli, nourri et élevé. Cela vous surprend?

_Dans notre caste, les ordonnateurs nous cherchons à dresser des volatiles depuis longtemps à vrai dire. Nos savants nous ont certifié qu'autrefois l'Ancienne Humanité dressait des faucons pour la chasse et des pigeons pour transmettre des messages. Ce serait un avantage certain pour nous de maîtriser le dress… l'élevage de tels animaux. Vous nous en aviez parlé hier mais constater de visu à quel point ce corbeau vous obéit, et bien, c'est très intéressant, conclut-il toute froideur ayant quitté sa voix. Nous avons bien retrouvé quelques ouvrages de zoologies mais rien de bien concluant pour parvenir réellement à élever ces animaux.

Frêne sentit là une faille à exploiter et ne s'en gêna pas.

_Saule est la première des nôtres à avoir choisi un corbeau pour protecteur. Elle est la seule à posséder ce savoir. Si mon peuple venait à disparaître, le savoir de femmes valeureuses comme Saule disparaitrait avec elles, répondit-elle avec fermeté.

_Comprenez nous bien : si une alliance profitable à tous est possible nous ferons ce choix-là. En attendant nous manquons d'éléments pour faire notre choix. Tout ce que nous vous demandons c'est répondre à nos légitimes interrogations Matriarche Frêne.

_Et je l'accepte. Mais comprenez également qu'au vu de l'urgence de la situation vous feriez mieux de ne pas trop perdre de temps. Puis-je me permettre une seule remarque, conseillé Ernest?

_Allez-y, je vous écoute.

_Vous ne devriez pas attendre la fin de ces pourparlers pour commencer à rapatrier votre peuple et vos réserves dans votre Citadelle. Mes cavalières dégageront le passage et aideront s'il le faut. Ce serait un temps précieux de gagner pour la préparation du siège à venir.

_Qu'est-ce qui vous rend tous si surs que la Citadelle est leur objectif? S'interrogea Ernest plus pour lui-même que son audience.

_C'est l'ampleur de leur armée qui nous fait dire cela, tout simplement, répondit Eric. Les éclaireuses des cavalières ont pu voir la taille de leurs troupes : ils sont des milliers d'hommes, de soldats équipés d’armes dignes de l'ancienne humanité. Rien à voir avec l'armement des cavalières, sans vouloir vous manquer de respect, Matriarche.

Frêne dégagea la remarque d'un geste.

_Ne vous gênez pas pour moi Eric, je ne serais pas venue jusqu'ici avec mes toutes mes filles si j'avais l'espoir de pouvoir gagner cette bataille seule. On ne constitue pas une telle armée pour asservir ou même détruire les quelques villages du sud de la Francie. Je crois qu'ils se préparent à une résistance bien plus grande. Et dans la Francie il n'y a que la Citadelle qui corresponde à cette description. A moins que vous connaissiez des cités plus vastes que la vôtre dans la région et qui maîtrise aussi bien les arts de l'Ancienne Humanité.

Ernest répondit par la négative avec un hochement de tête.

_Il y a la Cité des machines au Nord-ouest.

Ça avait échappé de la bouche de Homère sans qu'il ne puisse le retenir.

_C'est impossible! Contra Ernest qui ne souhaitait visiblement pas s'étendre plus sur le sujet.

Mais la curiosité de la Matriarche et d’Éric Forter avait été piqué au vif.

_Une Cité des machines? Questionna Frêne avec un froncement de sourcil.

_Nous parlerons de tout cela avec le conseil au complet, coupa court le conseillé Ernest.

En arrivant au rez de chaussée ils purent voir au travers des grandes baies vitrées que malgré l'heure très matinale, le conseil était déjà réuni au complet dans le jardin botanique. De nombreux brasero avaient été allumés pour réchauffer un peu l'atmosphère froid de ce matin d'octobre. Il régnait une grande agitation au sein du conseil d'habitude si calme et posée. Mais une menace d'attaque imminente faisait rarement des ordres du jour habituels pour eux. Jeanne était la seule à conserver un calme olympien, observant attentivement les chefs de ces deux armées, qui stationnaient en bas de leurs murailles, venir réclamer audience.

Un ordonnateur bloqua l'accès des jardins à Perséphone et Homère : leur présence n'était pas requise. Saule, qui était après tout la jeune ambassadrice leur jeta un regard désolé et rejoignit sa Matriarche qui s'était déjà avancé jusqu'au centre du conseil. Homère et Perséphone se contentèrent de regarder la scène qui se déroulait devant leurs yeux. La Matriarche exposait son point de vue en faisant de grands gestes. Eric adopta une attitude plus humble se contentant de répondre aux questions et Saule resta en retrait.

_Tu entends ce qu'ils disent? Demanda Homère à Perséphone.

_Oui et ça n'a pas l'air très bon pour nos affaires. Ton conseil a l'air sacrément divisé. Certains ont l'air de vraiment prendre l'arrivée des Cavalières au grand complet comme une agression et tous ces pourparlers pour des négociations avant invasion…

Perséphone se mordit la lèvre, soucieuse. Toute cette situation lui déplaisait grandement.

_Ça m'énerve, rugit-elle en balançant un grand coup de pied dans une poubelle en acier qui trainait dans un coin. On ne pourrait pas faire quelque chose de plus utile au lieu d'attendre ici de voir comment les guerriers du sud vont tous nous massacrer.

Homère s'adossa à un mur avant de se laisser glisser sur le sol, las.

_Je croyais que notre grand conseil, composé de grands hommes et de grandes femmes emplis de sagesse allez forcément prendre la meilleure décision pour le bien de tous, ironisa-t-il. Mais non! Ils sont tous trop effrayés pour faire un choix rationnel! Comment peut-on être suffisamment stupides pour refuser l'aide qu'on nous offre!

_Oh, ça… En fait il y a une explication toute simple : ça leur semble trop beau pour être vrai. Il y a une menace inconnue qui approche, et paf voilà qu'arrive une armée qui veut combattre à vos côtés. Vous êtes bizarre les humains… Vous passez votre vie à contempler le chaos du monde pour y trouver un sens, des signes et quand vous en voyez enfin un, s'il a le malheur de ne pas correspondre à vos attentes vous le refusez purement et simplement, conclut Perséphone lasse.

Le conteur poussa un soupir.

_Oui, enfin tu dis ça mais tu es humaine, comme moi, sauf que ton corps est fait de composants au lieu de chairs mais sinon tu es comme moi… Bon en plus forte et immortelle mais sinon c'est tout comme.

Perséphone s'installa à côté du jeune conteur, tout aussi lasse que lui de cette situation. Ils contemplaient tout deux le conseil et Frêne, Eric et Saule partirent dans des débats houleux. Les postures des corps, les mains qui s'envolaient de plus en plus violemment au fil des échanges et les voix qui grimpaient si haut qu'Homère commençaient à les entendre malgré l'épaisseur des parois vitrées n'avaient rien de rassurant pour la suite. Plusieurs fois ils virent les intendants qui étaient affectés au conseil sortirent et s'adresser aux ordonnateurs qui gardaient les accès pour leur transmettre des messages.

_Tu entends ce qu'ils se disent? Demanda Homère à la synthétique.

_Oui, apparemment ton conseil leur a demandé de commencer à faire entrer tous les descendants avec leurs réserves dans l'enceinte avec un maximum de réserves. Pour le moment, ils ne doivent laisser entrer aucunes cavalières ou affiliés ni aucun habitant de la Forteresse. Jusqu'à nouvel ordre en tout cas.

_J'ai peur que les esprits s'échauffent si le conseil prend trop de temps pour s'entretenir avec Eric et Frêne, dit Homère de plus en plus inquiet.

Il y avait une sorte d'électricité qui planait tout autour d'eux avec les intendants et les ordonnateurs qui couraient un peu partout pour transmettre de nouvelles consignes ou accomplir de nouvelles tâches urgentes. Le jeune conteur n'avait jamais vu autant de fébrilité dans la Citadelle.

_J'avais espérée autre chose quand je t'aurais ramené aux tiens, chuchota presque Perséphone.

_Moi aussi, mais tu n'es responsable de rien. Tu as beau être forte, je ne vois pas ce que tu pourrais faire seule face à une armée…

Perséphone releva la tête, ses yeux s'écarquillèrent et elle s'exclama un peu trop fort au goût du conteur :

_Mais c'est ça! Toute seule je ne pourrais rien faire! Dit-elle en se relevant brusquement.

Le conteur la regarda surpris et quelques intendants échangeant des messes basses à quelques mètres d'eux leur jetèrent un regard quelque peu méprisant.

_Oui c'est ce que je disais… Tu t'amuses à répéter tout ce que je dis maintenant, répondit Homère qui était d'humeur sombre.

_Non, tu ne me comprends pas! Seule je ne pourrais pas battre une armée mais imagine un instant : une centaine d'androïde comme moi se battant à vos côtés, à celui des cavalières et des chevaliers de la Forteresse!

Homère comprit enfin où elle voulait en venir mais il secoua la tête vivement de gauche à droite.

_C'est une folie! Chaque année, il y a toujours quelques collecteurs qui se risquent à s'approcher de la cité des machines. Soient ils en reviennent effrayés soit ils n'en reviennent jamais et tu espères qu'ils vont nous aider? C'est complètement cinglé!

_Peut-être bien mais aujourd'hui vous m'avez moi! Une authentique machine qui a traversé les âges pour venir vous sauver. Si ce n'est pas un signe, ça j'ignore ce qu'il te faut Homère.

Homère se leva et se mit à marcher frénétiquement. Il réfléchissait toujours mieux quand il était en mouvement.

_C'est vrai que ça pourrait peut-être marcher. Enfin il y a bien une petite chance. Mais même si on arrive à y entrer et à en sortir en vie, on n'a aucune certitude qu'ils acceptent de nous aider. Quel intérêt auraient-ils à aider des humains? S'inquiéta Homère en se tournant vers l'androïde. Avec tout ce que tu nous as raconté sur l'Ancienne Humanité et la manière dont ils vous ont créé pour ensuite vous réduire en esclavage, pourquoi accepteraient-ils d'aider les arrières, arrières, et encore un nombre incalculable d'arrières petits-enfants?

Il sentit bien qu'il avait posé une colle à Perséphone. Elle garda le silence pendant des secondes qui semblèrent une éternité au jeune conteur. Il attendait avec impatience une des répliques bien senties dont Perséphone avait le secret.

_Parce que moi je l'ai accepté, dit soudain la synthétique.

_Comment ça?

_Si j'ai pu t'aider, quand tu allais être tué par ces deux hommes à Mamèsé, il y a une infime chance que d'autres robots réagissent de la même manière. Peut-être pas tous mais ceux qui me ressemblent surement. Et même s'ils ne sont pas trop nombreux, ce sera toujours une chance supplémentaire d'écraser ces guerriers du sud.

C'était complètement cinglé mais avaient-ils beaucoup d’autres solutions? Homère n'avait que quatorze ans et faisait partie d'une des tribus les moins respectés de la Citadelle, même pas représenté au conseil. Quel espoir avait-il de pouvoir faire passer ses idées jusqu'à eux? Aucune… L'action était donc la seule solution qu'il lui restait pour faire bouger les choses.

_Bien, c'est complètement fou et surement dangereux mais on n’a pas vraiment le choix. Alors suis-moi!

Homère guida Perséphone dans les méandres de la tour des Savants. Elle avait été nommée ainsi car elle était leur lieu de vie, de résidence, d'expériences et aussi celles où ils entreposaient leurs ouvrages des plus basiques au plus précieux. Les étages supérieurs étaient rigoureusement interdits aux membres des autres tribus mais la bibliothèque qui se situait aux premiers et deuxièmes étages étaient ouvertes à tous. Heureusement ce que cherchait Homère était situé au premier étage, fait pour être accessible à tous et notamment à la tribu qui en avait le plus besoin : les Collecteurs.

Perséphone suivit le conteur sans rien dire, slalomant entre les rayons des étagères encombrés de livres, de rouleaux et parfois d'objets qui lui semblaient n'avoir rien à faire là comme des peintures posés sur le sol et qui avaient soufferts des outrages du temps, des cassettes dont ils ne restaient surement plus que la carcasse en plastique, de vieux tourne disques encore plus âgées qu'elle et des photos jaunies protégés par des cadres de verres fissurés.

_Tu es sur que ce que tu cherches ici? Demanda-t-elle à Homère.

_Certain, répondit-il tout simplement.

Ils finirent par déboucher sur une salle encombrée qu'un petit panneau indiquait sobrement comme suit : cartes. Au milieu d'une table, de jeunes hommes et femmes, habillés de tenues marrons contemplaient une carte déroulé devant eux dans une discussion animée.

_Je te dis que mon grand-père a déjà fouillé cette zone il y a une quarantaine d'année. Il n'y reste plus rien! S'énerva une jeune femme un peu maigre aux longs cheveux bruns et habillé de guenilles marrons.

_Mais ton grand-père est complétement sénile ma pauvre Elie! Je suis sur que personne n'y est allé, cette zone est même pas notée dans les registres! Répondit un jeune garçon blond à peine plus âgé que Homère.

Perséphone et Homère s'approchèrent du petit groupe de Collecteurs : ils étaient six tous penchés autour d'une immense carte de la Francie. C'était une vieille carte et elles ne donnaient aucune information sur les nouveaux villages qui s'étaient formés depuis l'extinction de l'Ancienne Humanité.

_Suis-moi, chuchota Homère à Perséphone. Ce n'est pas celle-là qu'on est venu chercher.

Ils passèrent à côté du groupe qui ne leur prêta qu'une discrète attention. Homère vit enfin ce qu'il cherchait, là, placardé sur un mur en plâtre usé et jaunit par le temps. C'était une copie de la carte que se partageait le groupe de jeune collecteurs. Mais celle-ci avait l'avantage d'avoir été remise à jour. On pouvait même lire en bas à droite "Mamèsé" ou encore "Forteresse" mais ce n'était pas cela qui attirait le jeune conteur. Il pointa le doigt en haut à gauche de la carte une zone hachuré en rouge et noté "Cité des machines" avec la mention juste en dessous "accès interdit".

_C'est là qu'on doit aller s'exclama le conteur.

_Vous savez pas que c'est interdit?

La jeune collectrice nommée Elie était derrière eux les regardant d'un air moqueur. Homère sentit son cœur qui s'accéléra d'un seul coup dans sa poitrine mais Perséphone se contenta de lui répondre avec la plus grande désinvolture :

_Merci pour l'information.

Et elle se contenta de retirer la carte du mur avec délicatesse avant de la rouler sur elle-même.

_Hé mais c'est interdit d'emmener cette carte! Vous pourriez avoir des soucis avec les savants! Leur dit Elie.

Perséphone poussa un soupir las. Homère comprit tout de suite qu'elle souhaitait se débarrasser d'elle rapidement.

_ C'est la conseillère Adrienne elle-même qui nous a demandé de lui ramener cette carte. Elle est en plein réunion diplomatique avec les représentants des Cavalières et de la Forteresse.

La jeune et malingre collectrice souleva un sourcil pour mimer son apparente surprise.

_Oh, mais c'est étrange ça! Pourquoi ne se sont-ils pas adressés à un de leurs serviles intendants pour venir la chercher? C'est ce qu'ils font pourtant d'habitude. Ou mieux encore : pourquoi ne sont-ils pas servis dans leurs copies privées?

Perséphone et Homère étaient coincés par une collectrice un peu trop curieuse. L'androïde fronça les sourcils visiblement agacée par la tournure de cet échange.

_Bon, on va arrêter ça tout de suite et on va la jouer franc-jeu : qu'est-ce qui te ferais tourner les yeux ailleurs pendant qu'on emmène cette carte avec nous?

Elie afficha une moue songeuse.

_Ha, je sais! Et si vous me disiez carrément pourquoi vous voulez vous rendre à la cité des Machines? Qu'est-ce qu'il y a là-bas d'assez important pour que des conteurs risquent leur vie? Je vous avoue que ça attise ma curiosité. Vous les conteurs vous avez pourtant plus l'habitude des trajets bien balisés, non?

L'ironie de la jeune collectrice commençait à taper lourdement sur le système d'Homère.

_Et qu'est-ce que tu connais des conteurs, toi? Lui répondit-il en haussant le ton. De toute façon qu'est-ce que ça peut bien te foutre ce qu'on va faire près de la cité des machines? On y va pas pour récupérer quelque chose alors c’est pas ton affaire!

Perséphone posa une main apaisante sur l'épaule de Homère. Mais la tension du jeune homme était encore palpable, l'air était comme électrique autour de lui.

_Hé, calme-toi! Je blaguais. Je ne voulais pas être insultante, dit Elie. Je suis juste un peu… curieuse. Mais c'est une des plus grandes qualités possibles pour une collectrice alors j'ai pas vraiment l'habitude de la canaliser. Et j'avais cru entendre que vous les conteurs vous étiez des vrais bavards, une fois lancé, impossible de vous arr…

Le regard noir que lui lancèrent Perséphone et Homère, conjointement, la fit stopper net ses remarques acerbes.

_Ok je m'excuse, j'arrête ça de suite. En plus, j'ai l'impression que c'est bien moi la plus bavarde.

Homère et Perséphone commencèrent à partir, la carte enroulée en dessous du bras de Perséphone. Elie s'interposa immédiatement.

_Non, non s'il vous plaît partez pas comme ça! Supplia-t-elle. Je vais la jouer franc jeu! Ok?

_Qu'est-ce que tu nous veux, répondit Perséphone dans ce qui sonnait comme un ultimatum.

_Tout ce que je veux c'est vous accompagner, je pourrais vous être utile!

Homère eut envie de l'envoyer bouler, elle et sa proposition mais Perséphone avait l'air intéressée donc il lui accorda le bénéfice du doute.

_Dis-nous en plus, répondit sobrement l'androïde.

_Bien, je peux déjà vous dire que si vous voulez vous y rendre de manière frontale, vous allez forcément tomber sur une des patrouilles d'ordonnateurs qui gardent le coin. Je crois qu'ils se méfient autant des machines que nous. Les ordonnateurs sont persuadés qu'on est que des foutus suicidaires. Mais pour les collecteurs, la cité des machines c'est le paradis des ressources!

_Et qu'est-ce que tu nous proposes alors? Insista Perséphone.

_Ce que je vous propose? C'est simple, je vous guide parmi les réseaux souterrains de l'Ancienne Humanité jusqu'à la cité des machines et en échange vous m'aidez à ramener le maximum d'engins électronique. Alors ça vous tente?

Saule sortit de l'entretien après d'interminables heures de débats, d'heurts, de tons houleux et de menaces diverses et variées. Non décidément ce n'était pas à cela qu'elle s'attendait. Mais à quoi s'attendait-elle? A des gens aussi calmes et civilisés qu'Homère surement. Certainement incapables de se battre comme le jeune conteur, mais suffisamment raisonnables pour se tourner vers le choix logique. Ils n'étaient là qu'à parler des réserves qui risquaient de s'épuiser avec un tel nombre de combattants à l'intérieur de leurs murs mais ils n'imaginaient pas que leurs réserves, même sans leur présence, finiraient par s'épuiser. Après tout, personne ne savait vraiment d'où était originaires ces guerriers. Peut-être venaient-ils de bien plus loin que le sud de la Francie. Ce serait la chose la plus logique songea Saule : une armée comme celle-ci nécessite d'être nourrie par un peuple bien plus vaste. Et une telle peuplade ne seraient pas passée inaperçue si elles vivaient à quelques kilomètres de leur forêt.

Saule se sentait complètement inutile. Sa Matriarche avait fait d'elle la première ambassadrice de son peuple mais elle se révélait incapable de tenir un tel rôle. Elle grimpa à toute vitesse les escaliers de la tour sud et accueillit l'air frais avec un plaisir non feint. Autour d'elle, tous s'agitaient. Pleins de descendants transportaient des sacs, des caisses et des tonneaux chargés à ras bord de victuailles. Elle se dirigea vers Gris qui l'attendait avec sa patience naturelle, imperturbable face à l'agitation que le cernait. Et comme à chaque fois, la cavalière eut l'impression que les mots étaient superflus avec sa monture. En la voyant, le percheron s'approcha et la bouscula tendrement avec son museau. Elle enfonça sa tête dans sa crinière, emplissant son nez de son odeur forte mais réconfortante. Le cheval hennit légèrement quand Ange, qui appâté par les quelques graines que la cavalière gardait toujours sur elle pour le nourrir était resté sagement sur son épaule, s'envola soudainement. Un protecteur, un gardien, ses sœurs, voilà à quoi se résumait la vie d'une cavalière. Essayer de faire des alliances avec des peuples incapables de comprendre l'urgence de se défendre pour sa vie était peut-être finalement un non-sens absolu. C'était peut-être les cavalières comme Bouleau qui avaient raisons : si les cavalières étaient toujours en vie malgré les épreuves elles le devaient seulement à leur tradition.

Mais la rencontre avec Homère et Perséphone, puis la découverte de sa parenté avec le peuple de la Forteresse, lui avait laissé présager un futur de possibles presqu'illimité. Cette infinité de futurs et de destins nouveaux lui avait fait presque tourner la tête. Elle avait toujours eu envie de plus que ça : plus que se battre pour sa survie. Et en cela les descendants étaient un peuple passionnant. Ils ne se contentaient pas de survivre. Ils étaient les héritiers de l'Ancienne Humanité même si l'Ancienne Humanité était bien plus douée qu'eux pour faire la guerre.

L'idée surgit dans son esprit avec une violente fulgurance. Pour convaincre quelqu'un il fallait lui parler le même langage. Pour les cavalières c'était la survie, pour les chevaliers de la Forteresse c'était le pouvoir mais pour les Descendants c'était la connaissance. Leur survie individuelle leur importait moins que l'idée de voir toutes les œuvres, les connaissances et les découvertes des Anciens disparaitraient définitivement dans le néant.

Saule caressa une dernière fois Gris et lui intima de rester ici. Elle jeta un rapide regard en direction d'Ange, qui haut dans le ciel, tournait en rond et s'engouffra dans les escaliers.

Oui, à présent elle savait ce qu'elle devait dire.

Homère et Perséphone étaient en train de vider les cales de la péniche de son père de toutes leurs ressources, quand une rouquine échevelé et le visage un peu rouge vint à leur rencontre, essoufflée mais visiblement heureuse.

_J'ai réussi! cria-t-elle dans un élan de joie.

_Et tu as réussi quoi, demanda Perséphone que l'effort n'avait même pas essoufflé contrairement au jeune conteur.

_J'ai réussi, je les aie convaincu de laisser entrer les Cavalières et les chevaliers dans l'enceinte de la Citadelle! Expliqua-t-elle euphorique.

Perséphone la félicita chaleureusement, quant à Homère, il était tellement essoufflé par les allers-retours cales pont qu'il se contenta d'applaudir vivement la jeune femme.

_Mais comment tu as fait? Questionna Perséphone, curieuse. Ça n'avait vraiment pas l'air bien partit tout à l'heure…

Alors Saule partit dans une rapide explication. Elle leur avait rappelé que les guerriers venus du sud avait ravagé plusieurs cités sur leur passage, et que le feu ne faisait pas de réelles distinctions entre les vivants et les œuvres des morts. Elle leur mima à grand renfort de gestes amples la réaction effrayée des conseillers à l'évocation de la perte de tous les ouvrages de l'Ancienne Humanité. Homère eut plutôt l'impression qu'elle mimait des animaux, mais même si son exposé était assez confus, on peut reconnaître qu'il était vivant. Les conteurs de l'aval ne la renieraient pas lors de leurs histoires mises en scène.

_Ils veulent bien que nous les aidions à organiser la défense de la Citadelle et que nous participions à la collecte des ressources. Tu m'étonnes avec tous nos chevaux on pourrait vous filer un sacré coup de main!

Saule, liant le geste à la parole, commença à leur filer un coup de main pour remonter les réserves des cales jusqu'au pont supérieur puis ensuite jusqu'à la rive. Au fil de la corvée, elle ne put s'empêcher de leur demander ce qu'ils avaient fait après avoir quitté le rez de jardin.

Perséphone attendit quelques instants qu'aucune oreille indiscrète ne les écoute et lui parla de la carte et de son idée de réclamer de l'aide à ses semblables. Saule écarquilla d’immenses yeux verts complètement ronds sous l'effet de la surprise.

_Tu crois qu'ils peuvent peut-être nous aider? S'interrogea la cavalière.

L'androïde lui dit alors qu'ils n'avaient pas réellement choix, surtout si tous ces guerriers étaient aussi armé que le groupe d'éclaireurs qui les avait surpris entre les bâtiments de l'Ancienne Humanité. Ils devaient tenter leur chance.

_Le seul problème c'est que le secteur de la cité des machines est formellement interdit! Expliqua Homère à Saule. Ça ne sert à rien d'espérer de l'aide de leur part. On a une collectrice pour guide mais un peu de soutien ne serait pas de refus.

_Je vais en parler ce soir à la Matriarche! Annonça Saule. Il nous faut également rester discret. Quatre cavalières avec nous ça sera amplement suffisant… Il nous faut impérativement Bouleau, elle a plus de flair que son protecteur!

Homère sourit à la remarque légèrement moqueuse de son amie.

_Parfait! Dit-il. On est tous d'accord. Bon maintenant ça te dérange pas de nous filer un coup de main.

La journée fut littéralement exténuante. Ce que les conteurs accomplissaient nonchalamment en plusieurs jours, voire une semaine, prit une journée rudement remplie. Saule, malgré sa réticence manifeste, attela Gris, pour ramener un maximum de denrées dans l'enceinte de la Citadelle. C'était assez étrange comme spectacle : cavalières, descendants, chevaliers, nobles, tous participaient à l'effort. Homère crut même voir un ancien paysan de la Forteresse qui donnait des ordres à un noble, visiblement trop choqué par la situation pour répliquer. Mais peu importe le passé de chacun, seul comptait l'effort à fournir pour être prêt.

Une escouade de six cavalières étaient parties en éclaireuses au sud de la Citadelle. Elles revinrent dans un état pitoyable : elles n'étaient plus que quatre, l'une était gravement blessée, une autre l'épaule en écharpe et les deux restantes étaient choquées. Saule les entendit faire leur rapport à la Matriarche dans sa tente installée à l'ombre d'une des quatre tours.

Elles avaient été surprises par un groupe de ces guerriers venus du sud. Ils avaient des armes de l'Ancienne Humanité : bruyantes et faites de flammes, leurs flèches et lances ne pouvaient pas grand-chose face à elles. Frêne afficha une mine sombre et sévère. Elle ferma les yeux et son visage peint de noir semblait se fondre dans les ombres de sa tente.

_Bien. Qu'on soigne mes filles et qu'elles se reposent, ordonna la Matriarche.

Saule s'approcha de sa cheffe et lui demande audience.

_Oui Saule, mais ne soit pas aussi formelle avec moi. Je crois que ce matin tu as nous largement prouvé ta valeur.

La cavalière remercia sa matriarche et lui soumit alors l'idée que Homère et Perséphone avait eu. Frêne garda le silence pendant de longues minutes, songeuse.

_Tu n'as aucune assurance que cela puisse aboutir sur de nouvelles alliances? Demanda Frêne.

_Perséphone semble persuadée qu'une partie de ses semblables va nous suivre, répondit Saule.

_Ce n'est pas ce que je t'ai demandé Saule… As-tu une assurance que de te fournir une escorte de quatre cavalières va nous être profitable.

Saule tenta le tout pour le tout en jouant la carte de l'honnêteté avec sa Matriarche.

_Pas la moindre. Mais je crois qu'on doit le tenter. Cinq cavalières en plus ou en moins ne changera pas l'issue de la guerre à venir. Alors qu'une centaine d'êtres comme Perséphone…

_Pourraient être une aide déterminante, finit Frêne. Bien, je te laisser chercher Bouleau, elle saura mieux que moi quelles sont les sœurs les plus discrètes et aguerries pourront vous être utiles pour cette mission. Mais Saule, fais très attention! Notre situation avec les descendants est déjà très bancale. Ne te fais pas prendre surtout. Si nous revenons avec des soutiens, les descendants ne pourront que se ranger à nos côtés et si vous ne revenez pas, eh bien, ils ne se rendront compte de rien. Mais si vous vous faites prendre à briser un de leur plus grands interdits…

_Ne vous n’inquiétez pas ma Matriarche, nous serons plus discrets que des ombres, assura Saule.

_Je l'espère ma fille, je l'espère de tout cœur.

Au crépuscule, Saule organisa une rencontre dans les cales de la péniche de Homère entre Bouleau accompagné de trois cavalières et la collectrice Elie. A la grande surprise de Saule, le fils d'Eric Forter, Alexandre les accompagnait. Saule était visiblement mal à l'aise : elle n'avait pas eu l'occasion de lui adresser la parole depuis qu'elle avait appris qu'il était son demi-frère. Homère ne put s'empêcher de demander à Saule si elle allait bien.

_Pas trop le choix, mais si la Matriarche pense que c'est une bonne idée d'impliquer la Forteresse dans cette mission…

Perséphone déplia la carte sur une caisse vide restée dans la cale de la Péniche. Elle leur expliqua alors la mission, assez simple au demeurant : se rendre à la cité des machines, voir s'il y avait là-bas des êtres susceptibles de leur venir en aide et tout cela en étant le plus discret possible. La collectrice Elia se chargea alors de leur décrire le trajet qu'ils allaient emprunter : au sud de la cité se situait un accès à tout un réseau souterrain que l'Ancienne Humanité utilisait autrefois. Le métro qu'ils appelaient ça.

_Ce que tu nous propose c'est de passer par la ligne 14 pour traverser inaperçus les patrouilles des ordonnateurs. Mais ils sont encore en état? Je veux dire… Ils ne se sont pas effondrés avec le temps ou inondés?

_La plupart sont impraticables, oui, mais l'idée c'est de dépasser juste quelques patrouilles d'ordonnateurs. On ne va faire que quelques kilomètres là dessous pour ressortir là, expliqua Elie en pointant son doigt plus au centre de la carte.

_L'ancienne gare de Lyon… Je vois… Si tu m'assure qu'on ne risque rien là dessous.

_Ben ça je ne peux pas vraiment te le garantir à cent pour cent en fait… Mais si on évite les crues annuelles de janvier ça devrait déjà être un peu plus sure au niveau inondations…

_Et au niveau éboulements? S'enquit Homère que cette expédition inquiétait de plus en plus.

Elie mit quelques secondes à lui répondre. Ce qui ne rassura pas du tout la troupe.

_Ben en fait…hésita-t-elle, non ça devrait aller, je vous le jure! Bon même si en vrai on peut jamais vraiment prévoir un éboulement.

Les quatre cavalières étaient complètement effarées. La grande brune dénommée Cèdre s'emporta complétement :

_C'est totalement fou! On va crever dans ses tunnels et nos chiens et nos chevaux avec!

_Ha j'ai oublié de vous dire : le chemin que nous allons emprunter sera bien trop étroits pour vos canassons, je le crains.

Il n'en fallut pas plus pour que les cavalières, à l'exception de Bouleau qui gardait obstinément le silence, s'emportent tout à fait. Elles se mirent à évoquer leur serment qui ne comportait pas l'idée de mourir bêtement et la stupidité de ce plan dans des termes peu amènes.

_On est venu jusqu'ici pour se battre à l'air libre! Pas pour mourir enfermées et étouffées par un tas de boue! Cria Pin une petite Cavalière à la chevelure blonde.

_La Matriarche nous a confié une mission! Si vous n'êtes pas capables de l'accomplir dites le maintenant que je ne perde pas plus mon temps et que j'aille chercher des cavalières plus valeureuses.

Bouleau était enfin sortit de son silence et sa voix forte fit soudainement régner le silence parmi les trois cavalières. Elles affichaient une mine un peu penaude. Finalement l'honneur avait chez elle une place bien plus importante qu'elles ne se l'avouaient réellement songea Homère.

_Si certaines ne veulent pas de cette mission qu'elles le disent tout de suite, dit Bouleau dans ce qui sonnait comme un ultimatum.

Aucunes d'entre elles ne fit le moindre geste pour s'en aller.

_Bien! Elie, connais-tu bien ces tunnels? S'enquit tout de même Bouleau.

_Je pourrais m'y orienter dans le noir, certifia la jeune femme.

_Peut-être mais nous allons quand même nous équiper comme il se doit pour cette entreprise. Nos chevaux resteront avec nos sœurs. Mais je ne vois aucune raison pour que nos chiens ne nous accompagnent pas. N'est-ce pas Elie?

_S’ils ne sont pas claustrophobes, je ne vois pas ce qui les empêcheraient de nous suivre là dessous.

La petite troupe révisa pendant une bonne demi-heure tous les détails de leur plan. Ils se donnèrent rendez-vous le lendemain matin à la première heure devant la péniche de la famille de Homère et partiraient de suite pour l'ancien métro. Si tout se passait bien, et en marchant à un bon rythme, ils devraient être dans l'après-midi à la cité des machines. Mais il demeurait dans leur plan un trou béant d'incertitude : ils ignoraient tous réellement ce qui allait les attendre une fois arrivées là-bas.

Perséphone espérait qu'elle ne les emmènerait pas tous vers une mort certaine. Peut-être était-il plus sage qu'elle y aille seule après tout? Mais elle avait besoin au moins d'Elie pour la guider dans ces dédales souterrains. Et Homère et Saule ne lui pardonneraient certainement pas si elle partait seule. Mais pour leur bien peut-être vaudrait-il mieux qu'elle se passe de leur affection… Elle connaissait le chemin pour aller à l'ancienne city parisienne, aujourd'hui devenue cité des machines et elle arriverait certainement à se faufiler au nez et à la barbe des patrouilleurs ordonnateurs grâce à ses sens dépassant les capacités humaines standards. Mais ça voudrait dire revenir et affronter la colère de ses amis et peut-être retourner à son ancienne vie solitaire. Et même si ça la bouffait littéralement de se l'avouer retourner à cette vie faites d'errances dans des ruines du monde qui l'avait vu naître l'effrayait encore plus de perdre ses amis.

Ce soir-là, Homère mangea de bon cœur avec sa famille et Perséphone. Saule était partie retrouver ses sœurs cavalières pour les aider à préparer l'équipement nécessaire à cette mission. Le repas se déroula dans un silence pesant. Le jeune conteur répondait aux questions de sa famille par le minimum de mots, ce qui était complétement inhabituel pour un conteur. Mais heureusement son père crut seulement que son fils était épuisé par sa journée de travail. Il le laissa aller se coucher sans plus insister. Perséphone le rejoint dans sa cabine.

_Tu ne veux pas attendre demain soir plutôt? C'est dommage que Saule n'entende pas cette partie de mon histoire.

_C'est à moi que tu as fait cette promesse, Perséphone. Tu me dois une histoire tous les soirs. Je veux savoir ce qui t'es arrivé après ton éveil, quémanda Homère.

_Non, ça je vais le réserver à demain. Ce ne serait pas juste que Saule manque ça, répondit-elle avec un sourire. Je vais plutôt te raconter une histoire que Saule pourrait entendre de la bouche même de sa Matriarche : mon éveil.

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