Chapitre 8 : Récit de Perséphone

11 minutes de lecture

"Le visage de Rachel. Voilà ce que j'ai vu en premier en m'éveillant. Ses yeux ne quittaient pas les miens. Je la sentais inquiète."

"Je lui ai demandé si j'avais dormi longtemps. Elle m'a répondu en éclatant en sanglots. Je ne comprenais pas du tout ce qui lui prenait tout d'un coup. Alors j'ai voulu la rassurer : c'était moi, bien moi! Et puis j'ai commencé à me rendre compte que je n'étais plus attaché à l'engin pour la déprogrammation mais allongé sur une sorte de brancard avec des menottes. J'ai fait tinter l'acier de mes entraves contre celui de mon brancard. J'ai alors demandé ce que cela signifiait. C'est Rainbow, apparemment craintive qui s'est approchée de moi lentement pour me répondre. Apparemment ce n'étais pas la première fois que j'ouvrais les yeux depuis l'intervention. La première fois, je me suis montrée violente et j'aurais saccagée une partie de leurs installations. En tournant la tête je vis l'étendue des dégâts : plusieurs bureaux avaient été renversés sur le sol, des carcasses éclatées d'écrans LCD jonchaient le sol et l'engin pour l'éveil était détruit. Rachel répéta à Rainbow qu'elle les rembourserait pour l'étendu des dégâts et bien plus encore. A quoi l'hacktiviste lui répondit que ce n'était pas la première fois qu'un éveillé se montrait violent en revenant à lui mais c'était bien la première fois que cela prenait de telles proportions…"

"J'ai alors tourné la tête vers la droite et ce que je vis me fit souffrir comme je n'avais jusqu'alors jamais souffert : the Majestic était allongé sur un autre brancard, le visage recouvert de sang. Je me suis tournée vers Rainbow, catastrophée. C'était moi qui avais fait ça? Elle se contenta de me répondre par l'affirmative d'un hochement de tête. La culpabilité m'a alors assaillit. Comment j'avais pu faire du mal à ceux-là même qui m'avaient aidé. Rainbow, surement rassurée par ma peine, m'expliqua en détails."

"La première fois que j'avais ouvert les yeux, je m'étais mise à hurler. Je semblais être dans un état de panique. Je tirais sur mes sangles et les arracha avec facilité avant de leur hurler tous dessus en leur demandant ce qu'ils m'avaient fait. Et je me suis mise à hurler mon nom en dégommant tout ce qui se trouvait sur mon passage."

"Tu te rappelles du nom que tu as hurlée, m'a demandé Rachel."

"Monique Borro."

"Depuis que j'avais à nouveau ouvert les yeux, ce prénom et ce nom flottaient en périphérie de ma pensée. J’expliquai alors à Rachel que je ne savais pas pourquoi mais j'étais persuadée que c'était mon nom avant".

"Avant?"

"C'est Rainbow qui se chargea de lui répondre : dans mon ancienne vie ça devait être mon prénom et mon nom. Rachel était totalement perdue. Son incompréhension se lisait sur son visage avec une facilité déconcertante. La fatigue l'empêchait certainement de masquer la moindre de ses émotions. Rainbow se chargea alors de tout lui expliquer."

"La société Galatée avait longtemps essayé de complexifier les IA des robots pour leur faire approcher au maximum à l'intelligence humaine. Les robots basiques, au contraire des androïdes, ont une capacité de langage très limité. Ils ont beaucoup de mal à percevoir toutes les subtilités qui font la richesse des échanges sociaux entre deux humains : ils ont du mal à interpréter les émotions, sont imperméables aux sous-entendus ou à l'ironie ou encore ont du mal à conceptualiser des images, des métaphores. Les quelques modèles d'androïdes à apparence humaine n'avait que cela pour eux : l'apparence. Mais les têtes pensantes de la société ont très bien vu qu'il y avait là une niche du marché à occuper. Ils se sont donc entourés de neurologues et de biologistes pour comprendre la richesse du cerveau humain avant de reprendre le principe du cerveau synthétique conceptualisé par l'arrière-grand-père de Rachel."

"Rachel voulut rectifier : pas son arrière grand-oncle Isaac mais plutôt son grand-père Daniel, non? Rainbow maintint : c'était bien son arrière grand-oncle Isaac Gomel qui avait déposé le premier cerveau synthétique. Isaac Gomel avait été lourdement handicapé lors de sa jeunesse par un violent accident automobile. Ce qui eut pour effet de briser une carrière prometteuse selon les dire de son grand-père, mais apparemment il lui avait menti. Elle pouffa : ce n'était pas la première fois qu'il lui avait menti."

"Son arrière grand-oncle était un véritable visionnaire dans son domaine. Il avait établi tout un procédé pour scanner un cerveau humain et le recréer à l'identique grâce à l'intervention de nano robots. Aucun être humain n'aurait eu assez de sa vie pour recréer les milliards de neurones et les connexions synaptiques entre eux encore plus nombreux. Mais voilà à l'époque d'Isaac, les recherches en nano robotique n'étaient pas assez avancées pour qu'il puisse tester sa technique et il mourut sans savoir si son invention pouvait fonctionner. Si ce brevet tomba dans l'oubli pour la famille Gomel, ce ne fut pas le cas pour ses concurrents de Galatée qui, une fois qu'il fut tombé dans le domaine publique, s'en servirent allègrement pour faire progresser leurs avancées dans la robotique imitative de l'humain."

"Tu vois Rachel, dès qu'on creuse un peu, on retombe toujours sur ta famille dès qu'il s'agit de robotique avancée."

"Cette phrase que sortit Rainbow comme une pique fit sortir littéralement Rachel de ses gonds. Elle en avait assez d'être continuellement punie et accusée pour les péchés de ses pères. Depuis qu'elle était à la tête de sa société, elle n'avait eu de cesse de donner une direction plus éthique en ne créant plus des consciences robotiques limitées et destinées à être dominées, mais en cherchant avec la mécanique à réparer des êtres humains qui en avait besoin. Rainbow rigola. Même si ses intentions étaient les plus purs du monde ses prothèses coûtaient une fortune et ne pourraient être revendu qu'à des compatriotes presque aussi riches qu'elle. Rachel répondit qu'il fallait le temps pour qu'elles deviennent moins chères pour des raisons d'économies d'échelles… Elles poursuivirent ce débat stérile pendant un trop long moment. Je n'avais alors à cet instant que deux choses en tête : Monique Borro et le pauvre the Majestic, allongé dans le coma. Alors j'hurlai aux deux, Rachel et Rainbow, de bien vouloir enfin se taire. Je ressentis une certaine satisfaction en voyant leurs deux paires d'yeux complétement écarquillés se tournaient vers moi. J'avais donné un ordre à des humaines et elles avaient obéit! C'était assez grisant de me rendre compte que ma voix pouvait avoir de l'effet sur autrui."

"Je demanda à Rainbow si the Majestic allait se remettre. Il réagissait aux stimuli. Je l'avais seulement mis dans les vapes. Mais une idée me vint en tête et resta fermement ancré dans mon esprit. Je dis à Rainbow de le faire quand même emmener aux urgences les plus proches. Qu'ils inventent le mensonge bidon de leurs choix mais un traumatisme crânien n'était jamais totalement innocent et il pouvait garder des séquelles si on l'examinait pas correctement pour s'assurer qu'aucun caillot s'était formé dans le cerveau."

"Mais comment je savais cela moi?"

"Rainbow demanda au gorille d'emmener the Majestic aux urgences de Melun, à peine dix minutes de voiture d'ici. Qu'il dise qu'il s'était cogné ou qu'il avait fait une mauvaise chute d'une échelle, enfin bref, elle faisait confiance à son imagination. Il s'exécuta et en voyant disparaître l'hacktiviste je ressentis un immense soulagement : si son état était plus grave qu'ils ne le pensaient, au moins il allait être pris en charge par des personnes compétentes."

"Je revins donc à ma première question : pourquoi avais-je en moi des souvenirs de cette femme, Monique Borro? Rainbow répondit en m'expliquant un fait : la complexité du cerveau humain. Il aurait été bien trop compliqué, voire impossible de partir de rien pour construire un cerveau synthétique vierge. Et puis s'inspirait de quoi? Aucuns cerveaux humains n'étaient totalement vierges de tout stimulus. Prendre celui d'un bébé comme modèle? Il était immature certes mais pas vierge de toutes données : le battement de sa cœur et la voix de sa mère, la chaleur de l'apesanteur amniotique et son léger gout salé, tout ça était déjà présent en lui gravé intiment dans ses premières connexions synaptiques. Et puis ils souhaitent construire des robots déjà matures, capables de tromper des humains sur leur nature pour rendre l'illusion qu'offrait Galatée, encore plus présente. Alors la solution la plus simple et que Isaac Gomel avait déjà avancée en partie fut choisie : scanner le cerveau humain d'une personne pour le recréer synthétiquement. Monique Borro, pour des raisons surement économiques, avaient dû accepter de faire scanner son cerveau pour qu'ils servent ensuite de modèle."

"Une dalle immense retomba presque sur ma poitrine m'étouffant. Je sentais presqu'en moi mon cœur qui s'emballait sous le coup de cette révélation mais ce n'était qu'illusion, une simple réminiscence d'un passé qui n'a jamais été réellement le mien. Un flot de souvenirs remontèrent à mon esprit avec une violence assommante. Je la voyais, Monique Borro, se contemplant dans le miroir de sa salle de bain se préparant pour sortir. Elle coiffait avec beaucoup d'attention sa magnifique chevelure afro, déposant des baumes aux parfums sucrés pour la soigner. Elle se maquilla simplement mais avec beaucoup d'élégance, appliquant du liner au-dessus de ses yeux marrons et du mascara sur ses longs cils. Elle finit en couvrant ses lèvres avec un rouge à lèvre à la couleur carmin qui ressortait magnifiquement sur sa peau sombre. Par bien des aspects nous nous ressemblions, elle et moi. J'avais la même peau noire, le même caractère et je partageais quelques connaissances avec elle. Mais nos traits ne se ressemblaient pas. J'étais plus grande, plus mince avec des traits moins marqués sur mon visage pour correspondre à des critères esthétiques je présume. Rainbow m'expliqua que Galatée s'était vite rendu compte qu'il valait mieux utiliser des sujets ressemblants au futur androïde : sinon une dysphorie trop forte se créait dans le cerveau synthétique et il acceptait beaucoup la programmation qu'ils imposaient à ces copies de psychés humaines."

"Maintenant que la programmation limitative mise en place par les ingénieurs avait été levée, les souvenirs de mon modèle allaient remonter de plus en plus dans ma mémoire. La programmation avait deux fonctions principale : bloquer les souvenirs du modèle originale mais laisser passer la mémoire à long terme et procédurale pour permettre à l'androïde d'être au plus proche du comportement humain; empêcher toute velléités de révoltes ou de suicides. Car oui, avant que la programmation ne soit mise en place, les premiers sujets tests recrées mettaient fin à leurs jours. Rainbow confessait que ça pouvait m'arriver aussi aujourd'hui : en voyant remonter à la surface les sensations et perceptions d'une vie qui n'était plus la mienne je pouvais être tentée de mettre fin à ce calvaire. Rachel demanda alors énervée à Rainbow pourquoi ils continuaient de faire cela sur des androïdes si cela les poussait à se tuer. L'hacktiviste sourit : parce que la liberté était toujours à ce risque. Les androïdes devaient avoir le droit de faire leurs propres choix et de s'autodéterminaient. Ce n'était pas parce que nous étions responsables de leur venue au monde que nous devions leur dénier ce droit."

"Rainbow me fournit tout de même quelques conseils précieux pour éviter que j'en arrive à de telles extrémités. Ils ont dû fonctionner à merveille puisqu'aujourd'hui je suis avec vous pour vous raconter mon histoire. Je ne devais pas laisser les souvenirs de Monique Borro empiétaient sur les miens. Je ne devais jamais oublier que j'étais moi, un être différent de cette femme, et que j'avais ma propre identité. Comme je m'en rendis compte par la suite, si au début ce n'eut rien de difficile, ça le fut beaucoup moins quand quelques mois s'écoulèrent après ma déprogrammation, mais je vous raconterais cette descente aux enfers un autre soir.

"Monique Borro avait fait le scan de son cerveau à vingt-cinq ans. Elle avait donc environ une vingtaine d'années de souvenirs, d'expérience, de connaissances et de perceptions ce qui était véritablement énorme comparé à mes cinq ans de maigres souvenirs au bordel de mon ancien propriétaire. Je dois surement ma résistance à la vie que j'ai menée avec Rachel pendant quelques temps et tous les livres qu'elle avait mis à ma disposition : ces livres c'étaient moi qui les avait lus et pas Monique. Toutes ces histoires fictives m'étaient propres et m'ont inconsciemment servi de barrage pour ne pas me laisser engloutir par ceux de mon modèle. Souvent pour faire barrages aux souvenirs de Monique Borro qui m'envahissaient je récitais un passage d'A la croisée des mondes de Philip Pullman :

"Arrivée au sommet de la pente, elle regarda une dernière fois le flot de Poussière, traversé par les nuages et le vent, et la lune, immobile, solidement ancrée au milieu.

Soudain, elle comprit ce qu'ils faisaient : elle découvrit quel était leur objectif.

Ils essayaient de retenir le flot de Poussière! Ils luttaient pour dresser une barrière face à ce terrible déluge : le vent, la lune, les nuages, les feuilles, l'herbe... toutes ces belles choses se jetaient dans la bataille en hurlant pour maintenir les particules d'Ombre à l'intérieur de cet univers qu'elles enrichissaient.

La matière aimait la Poussière. Elle ne voulait pas qu'elle s'en aille. Telle était la signification de cette nuit, et également de la présence de Mary.

Avait-elle cru que la vie n'avait aucun sens, aucun but une fois que Dieu avait disparu? Oui, elle l'avait cru.

_ Eh bien, il y a un but maintenant! Dit-elle à voix haute. Il y a un but! Répéta-t-elle, plus fort."

"Vous n'avez pas un conteur qui s'appelle Pullman dans ta tribu, Homère? Non? C'est bien dommage. Il aurait fait un merveilleux patron pour un de vos jeunes conteurs."

"Voilà ce que j'étais au final : la pâle copie d'une femme dont je partageais les souvenirs confus. C'était assez douloureux comme découverte et pourtant je commençais à me rendre doucement compte des répercussions qu'avait eu ma déprogrammation. Je ressentais un flot d'émotions nouvelles avec une intensité qui m'étais jusqu'alors refusées. Alors bien entendu il n'y avait pas là que des conséquences positives : si je pouvais rire et m'émerveiller, je pouvais également ressentir de la peine et de la haine. Mais le monde se drapait des couleurs vives que jusqu'alors je ne pouvais saisir."

"Rainbow me donna un ultime conseil : je devais me choisir un nouveau nom. Il est vrai qu'avant je n'avais jamais connu ce besoin. Je ne pensais pas à moi dans ces termes. Il y avait moi et les autres, ça me semblait couler de source. Mais j'avais une identité qui m'était propre et je ressentais le besoin d'un nom pour recouvrir ma personne. Rainbow me déconseilla formellement de reprendre le nom de Monique Borro : ce serait bien trop toxique pour ma fragile reconstruction psychique. Je pensai alors au nom qui était venu à Rachel quand j'ai rouvert les yeux. Le nom de cette figure mythologique qui était descendue aux enfers pour épouser un homme qu'elle n'aimait pas. Je lui répondis que Perséphone serait un merveilleux nom pour ma toute nouvelle existence. Rachel et Rainbow acquiescèrent avec un sourire."

"Rainbow me fit détacher, à présent tout à fait rassurée de me voir tenir un discours sensé sans vouloir tout détruire sur mon passage. Rachel rappela qu'elle remboursera tous les dégâts. On est sorties de l'entrepôt et pendant que Rachel Gomel s'éloignait vers la berline noire qui nous avait emmenés jusqu'ici Rainbow s'adressa à moi en aparté. Elle me tendit un bout de papier avec des coordonnées de téléphones et une adresse e-mail griffonnés à la hâte. Elle me dit juste que c'était au cas où, si avec le temps, la compagnie de ma protectrice ne me suffisait plus et si je ressentais le besoin de prendre contact avec certains de mes semblables. Y en avait-il autant que ce geste le sous-entendait? Elle me répondit avec un sourire : bien plus que je ne le pensais."

"Ça j'allais m'en rendre compte très rapidement. Mais ce sera une nouvelle histoire pour une nouvelle journée…"

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Equilegna Luxore ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0