Chapitre 8 : 10 Octobre 2318 (1er jet)

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Homère était tellement saisi par le récit de Perséphone qu'il n'entendit même les trois membres du conseil et leurs assistants s'approchaient d'eux. Il sursauta presque lorsque l'un des membres du conseil, Joseph mais il en était pas tout à fait sûr, s'adressa à eux.

_C'est bon nous avons fini l'entretien avec Ibou-Na. Si vous le voulez bien, tout le conseil aimerait s'entretenir avec vous tous.

Homère, King et Saule se levèrent pour les suivre.

_Vous tous, même vous madame. Ibou-Na nous a parlé de votre spécifité et de votre rôle majeur dans le sauvetage d'un des Descendants. Et pour ça, vous mérité notre gratitude et nous avons le devoir d'écouter ce que vous pourriez nous dire aujourd'hui!

Perséphone se leva alors un peu gauchement. Elle se cogna le bras à sa chaise et poussa un soupir de douloureux.

_Par ailleurs, reprit le conseiller Joseph, si nous pouvons vous aider en quoi que ce soit pour soigner cette blessure…

_Je vous remercie mais je ne suis pas réellement sûr moi-même de savoir ce dont j'ai besoin pour la soigner. Mais merci quand même.

Ils suivirent le conseiller jusqu'au jardin botanique. Homère n'avait jamais vu le jardin en été mais il savait qu'il offrait déjà un meilleur visage au printemps, lors du départ des conteurs pour le sud-est de la Francie pour leur voyage le long de la seine. Les arbres étaient quasi nus et aucunes fleurs ne s'épanouissaient grassement. Il n'y avait que les douze conseillers, chacun dans leurs sièges respectifs. La nuit était déjà bien tombée et quelques braseros immenses avaient été allumés et réchauffaient un peu l'atmosphère. Les visages des conseillers étaient fermés et songeurs. Ibou-Na était encore là, juste à côté de Jeanne. Elles discutaient entre elles à voix basse. Dans la lumière orangée des braseros les rides de ces douze hommes et femmes étaient encore plus prononcé. Il y avait quelques choses de grotesque dans la forme de leurs visages, éclairés par les flammes dont les traits étaient exacerbés par le jeu d'ombre et de lumière. Un peu comme une de ces vieilles caricatures que lui avait déjà montré sa mère dans un des romans de son patron conteur.

_Bien, commença Joseph, les nouvelles sont loin d'être bonnes. Ibou-Na cheffe de la tribu des chasseurs, ici présente, nous a raconté l'attaque que vous avez subit. Après le témoignage de King de la tribu des conteurs, nous devons nous résigner : la réalité est que nous allons certainement subir une attaque dans les prochains jours de la part de ces mystérieux barbares venus du sud, au-delà même de la Francie. Pour que notre jugement soit le plus juste possible nous aimerions que le jeune conteur Homère, fils de King, nous raconte son histoire également. Après tout, et même si c'est certainement difficile pour lui mais il a vécu l'attaque du village de Mamèsé, un partenaire commercial de longue date avec la Citadelle je le rappelle pour mes confrères et consœurs conseillers, au cœur même de la mêlée.

Le conseiller Joseph lui fit donc signe de s'avancer au milieu du cercle des conseillers, avant de s'assoir lui-même à son siège. Homère s'avança timidement au milieu de l'assemblée. Il connaissait sans réellement les connaître tous les membres de ce conseil. Il y avait bien entendu Jeanne la transfuge des chasseurs appartenant maintenant à la tribu des juristes, petite bonne femme aux cheveux blancs et courts et à la peau noire et son ami depuis toujours Joseph, conseiller appartenant aussi aux Juristes au teint olivâtre et au sourire un peu doucereux. Il y avait le conseiller Lambert, toujours tiré à quatre épingles pour défendre l'honneur de la tribu des Intendants et son proche ami Victor représentant la tribu des Techniciens à la barbe très fourni et au regard toujours ailleurs. A leur droite les trois représentants des tribus les moins représentés en nombre mais certainement les plus respectés dans la Citadelle : Emile aîné des conseillers et représentant de la tribu et caste des médecins et les deux savantes inséparables Marthe et Adrienne. Un peu plus à leur droite se trouvait Ernest de la tribu des ordonnateurs, qui conservait de son passé un physique musculeux et une stature impressionnante et son alliée, Sofia, conseillère à la mine sévère, représentant la tribu des bâtisseurs. A l'extrémité de l'arc de cercle, les deux derniers juristes conseillers, Mathilde et Nathan, s'entretenaient activement avec Sylvia, la dernière conseillère élue en date et représentant pour la première fois la tribu des collecteurs. Plusieurs tribus n'avaient pas de représentants au conseil bien que par leur nombre elles représentaient la plus grande partie de la population de la Citadelle : les Agriculteurs, les Artisans, les Conteurs du nord et du sud de la Seine ainsi que les Chasseurs. Pour toutes ses tribus industrieuses, la voie de la toute jeune Sylvia contait énormément : être un Collecteur de ressources dans les ruines de l'Ancienne Humanité n'avait rien de facile et demeurait une tâche aussi éreintante que de travailler le sol et de traire les bêtes, de se tenir courber sur les métiers à tisser ou de battre le fer pour fabriquer les outils indispensables, de traverser toute la Francie pour échanger biens et histoires au risque de voir son convoi se faire attaquer ou encore de se tenir courber dans la bois, de vivre dans le froid et la nature sauvage pour ramener viande et peaux de bêtes indispensables pour endurer l'hiver.

C'est surement pour cela que le jeune conteur fixa son regard sur la jeune Sylvia. Il se souvint de l'estime que portait sa mère pour la, toute relative, jeune conseillère. Ces yeux, légèrement bridés, le fixait avec curiosité et sérieux. Homère se mit alors à conter son histoire.

Les mots, au début saccadés et lents, se fluidifièrent au fil de son récit. Les mots, les verbes, les adjectifs se succédaient dans un ordre presque mécanique dans sa bouche. Il fut surpris lui-même de voir avec quelle rapidité il expédiait la narration de ces derniers jours. Oh, bien entendu il omettait quelques détails dans son récit. A quoi aurait servi la description du corps sans vie de sa mère à ses femmes et ses hommes? A rien. Il se contenta du combat acharné de sa mère vaillante au combat. Il vit que sa tante s'écarta quelques instants du groupe à ce moment du récit. Mais il poursuivit, il était lancé. Il raconta sa rencontre avec Perséphone, le soutien que leur avait offert les cavalières, l'arrogance des seigneurs de la Forteresse, la fuite de leur cité, leur rencontre avec les rescapés d'un village attaqué par les guerriers venus du sud, l'escorte que leur avait offert les chasseurs et enfin l'attaque des éclaireurs. Le récit fut succinct mais toutes les informations étaient là.

Lorsqu'il eut enfin fini, il se sentit épuisé mais fier. Il était un conteur digne de sa tribu. Il se rendit compte avec quelle facilité il parlait de ce qui le touchait et de ce qu'il avait vécu lui-même.

_Merci jeune homme, dit Joseph. J'ai retenu une chose importante dans votre récit : les cavalières, ces fières combattantes nous offrent une alliance. Elles sont représentées ici par la dénommée Saule. En ces temps de chaos, une alliance est un luxe que nous nous devons d'accepter. Je vous demanderais donc de l'écouter avec la plus grande attention.

Saule s'avança au milieu de l'assemblée. Elle frottait nerveusement ses mains contre son pantalon. Elle était tout sauf à l'aise au milieu de ces hommes et des ces femmes aux apparats prononcés. Chez les Cavalières, on ne retrouvait pas ce goût pour la théâtralisation : la Matriarche était la Matriarche non pas parce qu'elle parlait mieux et était mieux habillée que ses sœurs mais parce qu'elle était la plus sage, la plus apte au combat, la plus rusée, la plus à même de faire entendre raison à ses sœurs et de pouvoir les fédérer. Sa matriarche n'avait pas besoin de ce genre de lieu et de mise en scène. Les descendants étaient vraiment un peuple aux mœurs étranges...

_Bonjour membres du conseil. Je me nomme Saule et j'appartiens à la tribu des cavalières...commença-t-elle un brin hésitante.

_La tribu de femmes guerrières... la coupa un des membres du conseil. J'ai entendu des folles rumeurs sur les vôtres, il paraît que vous émasculer vos hommes? Si cela est bien vrai comment pouvons-nous envisager une alliance avec de tels barbares! Nos murs nous protégerons aisément!

Les poings de Saule se serrèrent dans un spasme nerveux. Ses joues rougissaient et ses yeux brillaient de colère.

_Monsieur le conseiller avez-vous vécu un siège? Savez-vous comment ça s'organise et comment on s'y prépare le mieux.

La seule réponse à laquelle elle eut droit fut un froid silence. Jeanne souriait toutes dents dehors et invita, d'un petit geste de la main, la jeune femme à poursuivre son récit.

_J'en étais certaine. Vous avez beau vivre au milieu de tout ce savoir des ancêtres aucun de vous ne connait rien à la guerre...

_C'est faut jeune cavalière, nous avons dans nos bibliothèque beaucoup d'ouvrage de stratégies militaires, voulut se défendre un des membres du conseil.

_Et? La guerre évolue sans cesse. Vous ne pouvez pas vous fier à un ouvrage vieux de trois cents ans ou de mille ans. Et lire la Guerre c'est bien diffèrent de la faire soi-même! La Matriarche l'est devenue parce qu'elle a su vaincre la forteresse et même si notre peuple n'a plus vécu de tels conflits depuis une vingtaine d'année nous vivons toujours dans la peur qu'un nouveau conquérant souhaite nous soumettre à son autorité. C'est pour cela que nous sommes tous entraînées à prendre les armes et à nous défendre, nous et nos sœurs!

_C'est donc un échange assez équivalent que vous nous proposez jeune Cavalière, résuma Jeanne. Nos murs contre votre expérience au combat? C'est cela?

Un hochement de tête verticale fut son unique réponse.

_Mais savez-vous quand arriveront vos compatriotes? Questionna Joseph.

Saule baissa la tête. Il n'y avait pas besoin d'être un excellent juge de la nature humaine pour se rendre compte qu'elle était très mal à l'aise.

_J'ai envoyé mon oiseau, mon gardien selon nos termes, il y a deux jours. Il ne m'est toujours pas revenu avec des nouvelles de mon peuple.

Un grand brouhaha se saisit alors du conseil. On entendit surtout la voix d'Ernest, le conseiller ayant appartenu à la tribu des ordonnateurs, s'élever.

_Alors c'est ça l'alternative que l'on nous propose? C'est ridicule mes amis! Je vous l'ai dit tout à l'heure mais nos Ordonnateurs repoussent sans cesse les bandes de piaillards qui nous attaquent, pourquoi pas ces barbares venus du sud! Tonna-t-il fièrement.

_Ernest a raison! De plus nos murs sont hauts et solides. Les piaillards ne peuvent s'en prendre qu'à nos concitoyens vivant au-delà du mur d'enceinte, s'exprima Sofia la conseillère et ancienne bâtisseuse.

_Sofia, je t'assure que ce n'est vraiment pas le moment de remettre ce nouveau mur sur le tapis, s'énerva Adrienne conseillère de la tribu des Savants tout en se massant les tempes dans un geste de lassitude.

_Et quand est-ce que cela sera le moment? Dit le moi! Toi et toute l'éminence grise de ce conseil! Mais il est vrai que je ne représente que la masse des bâtisseurs et bâtisseuses de la Citadelle…

_Vous allez arrêter ces enfantillages!

C'était la conseillère Sofia qui s'était soudainement emporté. Sa peau bronzé avait viré au ocre et sa voix avait complétement séché l'auditoire de toute son animosité.

_Oui, il y a de nombreux problèmes à régler entre nous! Mais croyez-vous réellement que le moment est bien choisi?

Aucun membre du conseil ne répondit à la question rhétorique de la jeune femme. Ils s'étaient certes emportés mais ils n'étaient pas stupides. Elle tourna son regard vers Ernest, apparemment pas du tout impressionnée par la stature de l'ancien Ordonnateur.

_Croyez-vous réellement être capable de repousser une troupe d'envahisseurs organisés et très bien armés venu pour nous détruire tout ça parce qu'à l'occasion vous réussissez à repousser quelques bandes de piaillards en étant bien à l'abri derrière des murs?

Le conseiller Ernest ne répondit pas mais son teint commençait à rejoindre les couleurs de celui de Sofia, il bouillait littéralement.

_Je vous le dis à tous conseillers et sans prendre de pincettes, mais vous ignorez tous la difficulté de vivre à l'extérieur de ses murs. Et je ne vous porte aucun jugement en disant cela. Moi-même je l'oublierais facilement si mes confrères et consœurs de la tribu des Collecteurs n'étaient pas là pour me le rappeler sans cesse : la vie en dehors de ces murs est rude et injuste. Il ne s'agit pas d'une question de force mais d'aptitude dans un contexte donné. Quand vous êtes dehors être grand et fort est surestimé contrairement à ce que peux en penser un ancien de la tribu des Ordonnateurs. Il vaut mieux être rapide, agile et malin. S'il y a bien une chose que m'a appris mon existence en tant que Collecteuses dans les ruines de l'Ancienne Humanité c'est qu'il ne sert à rien d'être plus fort que mon ennemi si celui-ci a plusieurs coups en avance.

_Merci pour cet exposé, coupa Joseph. Mais pouvez-vous en venir au fait Sylvia.

_Je dis juste qu'il ne suffira pas de nous retrancher derrière nos murs si notre ennemie a décidé de nous affamer. Ils ont attaqués et dévalisés la plupart des villages sur leur route et attaqué nos convoies ravitailleurs de conteurs, expliqua Sylvia avec une infinie patience au vu des circonstances. Pourquoi avoir fait cela si ce n'est pas constituer des réserves suffisantes pour tenir un siège?

La discussion se poursuivit encore pendant quelques heures avant qu'on les libère de leurs obligations. Demain matin à la première heure, toutes les réserves de nourritures devraient être rapatriées derrière les murs. Et les descendants devraient se protéger dans son enceinte. Des patrouilles d'ordonnateurs allaient être mises en place la nuit même pour patrouiller dans les environs de la Citadelle. Ibou-Na proposa d'offrir son soutien avec ses plus discrets chasseurs et chasseresses. Le Conseil accepta l'offre généreuse même si elle dépassait les prérogatives de la tribu des Chasseurs : mais à circonstances extraordinaires, réponses extraordinaires.

Homère avait été épuisé par cette session du conseil et accepta l'idée de son père d'aller retrouver les siens dans le convoi de Péniche, non loin de la Citadelle. Ce n'était pas la solution la plus prudente mais ils ne pensaient pas que l'attaque se produirait dès le lendemain. Bien entendu, il offrit la charité à Saule et Perséphone qui acceptèrent volontiers. Il voulait leur présenter autre chose de sa culture qu'un Conseil incapable de mettre leurs différends de côté pour traiter un problème grave.

En chemin, son père évoqua leur départ précipité de Mamèsé. Il raconta à son fils l'angoisse qu'il avait ressentie en entendant la cloche de village se mettre à résonner. Son frère lui avait dit de partir chercher son épouse, il se chargerait de faire monter les chevaux d'halage sur le pont et d'allumer les moteurs à fioul d'urgence si la nécessité s'en faisant ressentir, le carburant étant d'une rareté absolue. Il était donc parti à toute vitesse dans les rues du village et le spectacle qu'il vit…

Un frisson saisit son père. Homère comprit alors et mit sa main sur l'épaule de son père en le rassurant. Rien ne le forçait à lui raconter si cela était trop douloureux pour lui. Mais King secoua la tête, comme pour dissiper des démons encore trop présents, et poursuivit son récit.

Le village de Mamèsé, autrefois si paisible et prospère, s'était muée en une scène digne de la Divine Comédie de Dante, le patron de son propre père. Les maisons étaient en flammes, des villageois hurlaient et des bêtes sauvages les massacraient comme des créatures misérables et sans défense. Et le pire, c'est que tout en taillant la chair et en éviscérant ses hommes et ses femmes, ses barbares rigolaient à s'en faire exploser le bide. Le massacre en cours était visiblement un moment de liesse pour ses hommes. King se dépêcha de faire demi-tour pour que ses hommes ne se jettent pas à sa poursuite et se cacha à toute vitesse dans une grande bâtisse.

Comme un lâche, lâcha-t-il soudainement. Homère eut envie de saisir son père par les épaules et de le secouer vivement. A quoi cela lui servait d'ainsi culpabiliser? Il était en vie après tout lui et il y avait bien plus précieux à faire avec sa vie que de se lamenter sur son misérable sort. Son fils lui intima de poursuivre son récit bien qu'un peu plus sèchement que d'habitude.

Son père poursuit alors. Dans le bâtiment se trouvait de nombreux villageois qui se cachaient ainsi que le chef lui-même. Il s'est alors jeté sur lui l'inondant de questions sur sa femme : elle était en train de négocier des accords commerciaux avec lui avant que l'attaque ne se déclare. Où était-elle à présent? Où se cachait-elle? Est-ce que Homère était toujours avec elle? Le chef, blessé par une flèche fiché dans son flanc droit, parlait en émettant un horrible sifflement. Son poumon droit poumon avait dû être percé par la pointe de la flèche…

Mais il parvint quand même à lui dire qu'il les avait vus s'enfuir en direction des péniches mais un groupe de ces barbares les avaient poursuivis et ils s'étaient dirigés vers les bois derrière les vergers. Ils devaient être probablement morts à présent…

Le père commença alors à s'épandre en excuses auprès de son fils : il n'aurait pas dû le croire, il aurait dû se jeter à leur poursuite dans les bois, les défendre contre ses barbares. Mais une froide vérité s'était révélée en lui : Zola avait toujours été une meilleure combattante que lui. Si elle n'avait pu se défendre contre eux que pourrait-il, lui, le pacifique conteur, éduqué toute sa vie dans l'idée que la violence mettait fin trop tôt aux histoires des femmes et des hommes?

Alors, avec tous les villageois capables de se déplacer rapidement il se dirigea vers les péniches. Les deux fils du chef du village trainèrent leur père dans un ultime espoir de pouvoir le soigner mais il poussa son dernier souffle quand les péniches furent en vues. Les moteurs à fiouls étant lancés, ils remontèrent la seine à toute vitesse, laissant derrière eux le village en flamme.

D'un regard en coin, le père scruta le fils. Homère ne disait rien. Et que dirait-il d'abord? Lui aussi s'était révélé incapable de sauver sa mère et sans l'intervention de Perséphone, il l'aurait surement rejoint auprès du Grand Conteur.

_Tu sais sans Perséphone, le chef du village aurait surement eu raison papa, se radoucit un peu Homère.

La vue du convoi de péniches amarrées sur le bord de la Seine eut de quoi l'apaiser. Plus d'une vingtaine de navires se succédaient aux couleurs bariolés faites de bric et broc accumulés et entretenues par les conteurs eux-mêmes dont l'ingéniosité pour soigner ces navires n’avait vraiment rien à envier à celle des Techniciens. La tribu des Conteurs se divisait en deux parts : celle qui partait en amont et celle qui partaient en aval. L'amont, le groupe de Homère, célébrait les histoires sous formes de récits fait par un narrateur, quand celui de l'aval lui préférait une forme plus… directe : ils incarnaient les personnages de leurs histoires, chantaient, dansaient, jouaient des instruments pour donner à voir plus qu'à raconter.

Le groupe de l'aval n'était visiblement pas encore rentrés. Homère ignorait si cela était une nouvelle positive ou négative. Peut-être avaient-ils été attaqués? Peut-être que les guerriers venus du sud avaient-ils aussi mené des attaques au nord de la Francie? Ou alors peut-être commençaient-ils à peine leur voyage de retour? Il était impossible de le savoir. Tout cela n'était que vaine conjecture…

Homère reçu alors un choc violent dans son ventre et fut jeté à terre. Deux petites têtes blondes étaient surgies de nulle part pour venir l'attaquer. Ses nièces le serraient si fort qu'il crut bien qu'il allait étouffer. Après tout ça, il n'aurait jamais pu imaginer une manière plus stupide de mourir.

_Les filles, vous allez me tuer, laissez-moi respirer.

_ça c'est hors de question! Lâcha Jane en larmes.

_Non tu mourras plus jamais même si on doit plus te laisser respirer pour ça, s'égosilla la petite Wendy.

Saule, un peu en retrait, ne put s'empêcher d'éclater de rire.

_C'est qui ces deux petites cavalières en herbe, Homère? Demanda la jeune femme encore légèrement hilare.

_Je te présente Jane et Wendy, mes deux cousines, répondit Homère en se relevant et en époussetant ses vêtements.

Les deux jumelles tournèrent leur regard vers la grande rouquine. Jane était visiblement émerveillée par la présence de la Cavalière quant à Wendy, elle affichait une moue de colère qui ne présageait rien de bon.

_Tes cheveux! Ils sont beaux! Se contenta de dire Jane.

_T'as dit qu'on était quoi! Pesta Wendy. Des cavalières? C'est quoi ça? Une insulte?

Homère fit les présentations et ils montèrent tous ensemble dans la péniche familiale.

La soirée se déroula dans un quiétude presque irréaliste. Homère avait une impression étrange : tout cela, le repas pris autour de la table dans le calme, la soupe de légume, la miche de pain au milieu de la table et le fromage, les conversations calmes et posé avec son père, son oncle et sa tante, avaient un goût d'irréalité sans la présence de sa mère. Il crut discerner sa présence dans l'ombre du couloir donnant sur les cabines comme si elle était dans sa cabine, se préparant tranquillement avant de les rejoindre à table.

Saule discutait avec entrain avec la famille de Homère. Le léger tangage de la péniche l'avait légèrement déstabilisé au début mais elle semblait s'y être mieux adaptée que la règle d'or chez les conteurs de ne jamais couper la parole de l'un d'entre eux. Homère crut voir sa tante et son oncle grincer des dents plusieurs fois à table en l'entendant leur couper la parole pour poser de nouvelles questions sur leur mode de vie, toujours plus nombreuses.

Egale à elle-même, Perséphone gardait le silence, observant et écoutant tous les convives avec une extrême attention. A moins qu'elle soit juste légèrement jalouse de ne pas être en mesure de partager le repas? Cela était bien possible après tout. Au fil du repas elle cessa de tenir son bras gauche. Barrie lui avait donné des bandages et n'avait rien dit envoyant le sang blanchâtre qui s'épanchait doucement de sa blessure. Perséphone avait apprécié cette discrétion de la part de la conteuse et se sentait bien parmi cette tablée : il y avait quelque chose de paisible et de doux chez les conteurs qu'elle n'avait pas senti au milieu du conseil des descendants. Peut-être était-ce simplement parce qu'après ces quelques jours auprès d'Homère les habitudes des conteurs et leur sens de l'écoute lui étaient devenus plus que familier mais également agréable. Elle s'était sentie bien également au début parmi les Cavalières, surtout grâce à son amitié envers Frêne, mais il y avait une absence de jugement et une douce naïveté parmi eux qui lui réchauffait le cœur, ou plutôt les circuits dans son cas. Oui, peut-être que lorsque tout cela sera réglé elle demanderait à Homère et à sa famille si elle pouvait rester vivre avec eux…

Les deux petites jumelles s'accaparaient la Cavalière avec poigne. Elles n'arrêtaient pas de manipuler ses cheveux et de lui poser mille et une questions qui faisaient rire aux éclats la jeune femme. Elles voulaient tout savoir sur elle et sa tribu.

_T'as vu ça Homère, chez les Cavalières c'est les filles les plus fortes! S'enorgueillit Wendy.

Son cousin répondit avec un simple sourire. Saule était aux anges avec les gamines. Il y avait si peu de jeunes enfants parmi les cavalières… La plupart étaient des enfants abandonnées, des enfants non désirés et laissées là. Il y avait bien quelques couples parmi les villageois attachés au château de la Matriarche mais les cavalières se mélangeaient rarement avec eux. Leurs filles pouvaient commencer à être formés par les sœurs cavalières vers l'âge de dix ans si elles le souhaitaient. Aucune contrainte, la Matriarche avait insisté là-dessus. Oh, il y avait bien sur quelques Cavalières qui tombaient enceinte de villageois célibataires. Elles haïssaient toutes le mariage, pas les hommes et ses jeunes filles prenaient leurs leçons dès le plus jeune âge auprès des aînées.

Saule expliqua aux deux jeunes filles que devenir une aînée était un des plus grands honneurs pour une Cavalière prenant de l'âge : on n'en devenait une seulement si l'on s'était révélé une cavalière, une chasseresse ou une éleveuse hors pair. Devenir une aînée était la preuve que tous reconnaissait son autorité et son talent dans son domaine.

_Et toi tu feras quoi quand tout sera fini et que tu rentreras chez toi? Demanda innocemment la petite Jane.

Saule prit un air songeur pendant quelques instants et eut un regard dans la direction de Perséphone et de Homère.

_Pour être tout à fait honnête, commença-t-elle avec une lenteur qui ne lui était pas caractéristique, je n'y ai pas encore vraiment réfléchi. Mais je crois que j'aimerais bien continuer ce que j'ai fait en venant ici… Voyager et rencontrer d'autres peuples et forger des alliances. Notre peuple grandit de plus en plus. Au départ, il n'y avait qu'une seule faction de Cavalières, aujourd'hui nous sommes quatre factions et tout un village d'hommes et de femmes vivent avec nous sans être vraiment des Cavalières. Peut-être que pour survivre nous allons devoir explorer d'autres chemins. Vivre dans notre coin dans les bois ça pouvait encore aller lorsque nous étions cinquante, cent ou même deux cents mais rapidement ça ne va plus suffire.

Homère se rendit compte à cet instant qu'il ressentait une grande admiration pour Saule : elle était une pionnière parmi les siennes! La première à ne pas avoir pris un chien pour protecteur, la première ambassadrice à vouloir faire des alliances entre son peuple et d'autres possiblement amicaux… Elle avait eu le courage d'aller jusqu'au bout de ses choix même si cela lui avait valu quelques moqueries ou remontrances de la part de ses sœurs. Et même si elle sous estimait elle-même souvent son propre mérite, en préférant mettre en avant l'esprit d'ouverture et d'innovations de la Matriarche, c'était bien elle qui avait été la source de ces idées brillantes.

Et lui que fera-t-il après tout ça? Il continuerait surement sa petite vie de conteur : les belles saisons en remontant le cours de la seine et l'hiver à la Citadelle à étudier son patron conteur et ses œuvres… Mais son patron n'avait que deux ouvrages à son actif alors il se rapprocherait surement d'un membre de la tribu des Savants pour en apprendre plus sur son identité : qui avait réellement été Homère, le conteur grecque né des millénaires avant lui? Tout cela attisait furieusement sa curiosité mais ne lui semblait pas suffisant. Bien que son voyage avait été guidé avant tout par la crainte et la fuite d'un danger, il se demandait comment cela pourrait être de parcourir paisiblement, à cheval ou même à pied, les routes de la Francie et pourquoi pas même au-delà. Il savait qu'il y avait tant de nouvelles choses à découvrir dans ce monde que les ancêtres n'auraient pu imaginer. Il y avait assez de savants, de juristes, de médecins, de techniciens et d'artisans occupés derrière les murailles de la Citadelle à déterrer le savoir de l'Ancienne Humanité pourquoi lui ne pourrait pas découvrir et rapporter aux siens les merveilles et les ingéniosités de la Nouvelle Humanité? Est-ce qu'un seul conteur en moins leur manquerait tant?

_Homère, tu ne nous racontes pas grand-chose ce soir, commenta avec douceur sa Tante Barrie.

Elle tenait dans ses bras blancs cette toute petite chose fripée et endormie qui était son bébé. Elle venait tout juste de finir de lui faire sa tétée, et le jeune enfant dormait à présent avec une quiétude qui n'était propre qu'aux nouveaux nés.

_Je… je suis juste contente d'être parmi vous ce soir, répondit un brin déstabilisé le garçon. Et puis Saule parle suffisamment pour dix, non?

La Cavalière fit mine de lui balancer un morceau de pain, ce qui les fit sourire tous les deux.

_Oui et c'était très intéressant! Merci Saule de nous avoir fait un tel récit sur son peuple.

Sa tante, même épuisée par la suite de son tout récent accouchement, ne faisait aucun écart à l'étiquette des conteurs.

_Mais je suis sure et certaine que tu as tant de choses passionnantes à nous raconter toi aussi, poursuivit-elle.

Chez les conteurs, il n'y avait rien de malpoli à se montrer un brin trop curieux.

_Barrie, coupa son père, il a déjà fait le récit de son périple en détail auprès du conseil. Je pense qu'il a assez raconté pour ce soir. Je suis sûr et certain qu'il te racontera tout ça un autre jour.

Homère se sentit reconnaissant envers son père. La perspective de faire une seconde fois le récit de son aventure l'épuisait par avance. Il préférait encore se coucher de suite. De toute manière il n'avait plus vraiment faim.

Il se leva donc en s'excusant auprès de tous et dit qu'il allait se coucher. Son père proposa à Saule de lui montrer la cabine dans laquelle elle allait dormir et demanda à Perséphone si elle avait le besoin de dormir.

_Non pas réellement mais j'aime bien aller me coucher tout de même. Et puis il y a une éternité que je n'ai pas eue l'occasion de me coucher dans un vrai lit.

Ils se dirigèrent tous les quatre en file indienne dans le couloir qui donnait sur les cabines. Homère eut un petit pincement au cœur en jetant un regard à l'intérieur de la première cabine sur sa droite : c'était celle de ses parents, celle de sa mère. Et il avait beau sonder l'obscurité, plus aucune ombre ne serait celle de sa mère. Quant à son père, il dépassa la cabine sans même y jeter un regard, la tête obstinément droite. Homère se demandait même s'il dormait encore dans cette cabine à présent.

Il retrouva sa petite cabine avec deux lits au fond du couloir, toujours à sa place. Sur sa tablette, toujours à sa place, trônait son exemplaire de l'Odyssée d'Homère, son patron. Il passa une main distraite sur la couverture. La reliure de cuir n'avait pas bougé d'un iota. D'ailleurs, rien dans cette pièce n'avait changé, tout était parfaitement à l'identique, c'était la même pièce qu'il avait laissé en partant. Et étrangement, elle lui semblait à présent beaucoup plus minuscule que dans ses souvenirs.

Son père montra sa cabine à Saule et demanda à Homère si ça ne le dérangeait pas que Perséphone couche dans la couchette au-dessus de la sienne. Il lui dit simplement non et son père lui répondit par un fugitif bonne nuit. Le jeune conteur s'allongea de tout son long. Malgré l'étrangeté de ce repas, il n'y avait pas à dire : retrouver un vrai lit avait quelque chose de formidable. Tous ses muscles se détendirent et il commença à chercher le sommeil. Sa sensation d'apaisement ne suffit pas. Le sommeil se fit presqu'aussi fuyant que l'horizon.

Au bout de quelques instants, la porte de sa cabine s'ouvrit tout doucement sur la silhouette de la cavalière.

_Bon alors, tu l'a poursuit ou pas ton histoire Perséphone? Chuchota-t-elle.

De là où il était Homère vit juste les deux jambes de Perséphone pendre de sa couchette. Elle s'était surement assise dans sa couchette.

_Vous l'avez déjà eu tout à l'heure, répondit un peu surprise Perséphone.

_Non non non, tu ne vas pas t'en tirer à si bon compte! On sait tous les trois que le deal ce n’est pas ça. C'était une histoire avant d'aller se coucher. Tout ce que tu racontes avant c'est ton problème! N'est-ce pas Homère?

Le conteur insomniaque abonda dans le sens de la cavalière.

_C'est bon, pas la peine d'insister plus, leur intima Perséphone en chuchotant. Tu es sacrément dure en affaire Saule. Bon asseyez-vous confortablement nous allons reprendre le fil de mon histoire…

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