Chapitre 6 : 9 Octobre 2318

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Homère eut beaucoup de mal ce matin-là à s’extirper de son épaisse couverture. Il aurait aimé que le monde ne se résume qu’à cette massive et moelleuse couette dans laquelle il s’était emmitouflé et où régnait une douce chaleur. Il n’avait pas le courage d’ouvrir les yeux et de briser cette délicieuse torpeur mais il perçut un léger bruissement de tissus. Surement Saule qui se réveillait. Perséphone, égale à elle même, avait veillé toute la nuit laissant les deux jeunes humains s’endormir sereinement.

_Bien dormi? Demanda la jeune cavalière d’une voix toute pâteuse.

_Non, enfin tu sais bien, commença Perséphone avant de se stopper. Ha oui… C’est une blague…

_Les meilleures sont celles qu’on n’a pas besoin d’expliquer, rétorqua Saule. Je me suis donc viandée.

_C’est parce que tu n’es pas bien réveillée, tu veux de la tisane?

_Heu… Ton truc c’est tout sauf une tisane Perséphone. Remarque c’est tellement mauvais qu’après avoir bu ça c’est sur et certain que je serais bien réveillée, ou morte rectifia-t-elle.

Perséphone éclata de rire.

_Chut! Tu vas réveiller le petit, Perséphone! Gronda en chuchotant Saule.

_Arrête de l’appeler le petit, tu n’es pas centenaire, t’as à peine cinq ans de plus que lui.

_Certes… répondit Saule cherchant ses mots. Mais à un certain age cinq ans c’est le bout du monde! Laisse moi faire, j’ai toujours un petit sachet d’herbes et de fleurs aromatiques sur moi. Rien de mieux pour se réveiller!

En sentant l’odeur qu'exhalait la concoction que préparait Saule, Homère se décida enfin à ouvrir les yeux et demanda à la cavalière ce qu’elle préparait.

_C’est une tisane de thym, de menthe et un peu de verveine. Si j'avais eu un peu de miel ça aurait été excellent mais il faudra s’en satisfaire comme ça.

Elle fouilla leurs réserves et ramena un peu de pain, de viandes séchées et quelques fruits. Saule avait vu gros : ils avaient encore de quoi tenir une semaine avec ce qu’elle avait pris mais elle préférait charger leur âne que de manquer de nourriture. Bien sur, elle pouvait toujours chasser, mais loin des siennes elle ne pourrait pas se fournir de nouvelles flèches. Mieux valait se montrer raisonnable et les économiser au maximum. Et puis faire cuire un animal supposait un foyer bien plus grand que le feu produit par ce petit réchaud. On ne savait jamais, moins ils laissaient de trace de leur passage moins on les retrouverait facilement.

Homère s’approcha du petit déjeuner servi par Saule sans sortir de sa couette. Ce qui fit beaucoup rire Perséphone.

_Hé Saule je crois que notre chenille est devenu un cocon!

Il lui tira la langue et lui sourit.

Ils déjeunèrent tranquillement et Perséphone s’éloigna un peu, profitant du soleil matinal pour recharger ses batteries. Le temps était certes frais, mais bien meilleur que celui de la veille.

_S'il fait aussi beau toute la journée, commenta Saule sereinement, on pourra arriver à la Citadelle dès demain.

Homère craignait un peu de rentrer chez lui, de voir les siens et de se confronter à la vérité. Est-ce que ses cousines, sa tante, son oncle et son père avaient pu fuir? Étaient-ils tous en vie et en sécurité entre les quatre tours de la Citadelle, derrière ses épaisses fortifications? Il craignait tant que ce ne soit pas les cas...

Saule vit le regard du jeune conteur s’assombrir d’un seul coup et comprit que ses propos étaient pas si anodins.

_Hé! Ça va aller Homère! Voulut-elle le réconforter. Je suis sure que tout va bien se passer! Les cavalières et la Citadelle vous s’allier, elle mima le mot en serrant ses deux mains l’une contre l’autre, et on va botter le cul à ses crétins du sud et leur apprendre qui c’est les patrons en Francie! Mais votre chef a pas dix ans au moins.

Saule avait espéré lui arracher un sourire mais elle n’eut droit qu’à un faible rictus de la part du conteur.

_T’es quand même vachement moins bon public que Perséphone, je te…

Elle fut coupée par l’arrivée en trombe de la synthétique en question.

_Vite! Enfoncez-vous aussi loin que possible dans le magasin! Il y a des gens qui arrivent et je vois pas qui c'est!

Les coeurs des deux humains s’emballèrent d’un coup. Saule se redressa en un éclair, et peu soucieuse de suivre Perséphone et Homère, sortit dehors à toute vitesse.

_Mais quelle idiote! Qu'est-ce qu'elle fout? s’énerva Perséphone.
Ils se précipitèrent tous les deux à la suite de la Cavalière pour la ramener à la raison. Elle était déjà à l’action, détachant le cheval donné par son demi-frère, l’âne et Gris. Elle attacha les rênes de l'âne et du cheval à Gris. Sur son dos, il y avait Ange, sûrement revenu pendant la nuit, qui lâcha un bruyant croassement. Saule lui fit signe de s’éloigner et elle revint vers le magasin avec son percheron Gris. L'âne rechignait à avancer mais un coup sur sa croupe suffit à le décider.
_Tu es folle, tu vas risquer nos vies pour des chevaux! S’emporta Perséphone.
_C’est toi qui est stupide, s’emporta la jeune cavalière. Qui que soient ces gens, tu crois qu’ils vont penser quoi si en passant par ici ils voient trois montures harnachées et chargées d’équipements et de nourritures?
La bouche de la synthétique s’écarta de surprise; elle s’excusa précipitamment et tous ensemble s’enfoncèrent un maximum dans le magasin.
_J’ai vu qu’il y avait des fenêtres à l’étage, suggéra Homère. On les verra arriver de loin comme ça!
Saule et Perséphone l’approuvèrent et la synthétique, qui était la seule capable de voir dans le noir, se mit à balayer du regard le magasin pour voir s'il y avait des escaliers pour leur permettre de grimper.
_Là-bas, suivez moi! S’exclama-t-elle d’un coup.
Elle prit par la main les deux humains et les pressa jusqu’au fond du magasin. Homère était vraiment surpris que Gris les suive sans se plaindre. Il s’attendait à ce que, trainé ainsi dans le noir, il rechigne un peu plus mais le cheval avait apparemment une confiance aveugle en sa cavalière. Les deux autres montures renâclaient mais le percheron les trainait sans trop de mal. Arrivée en bas des escaliers que Perséphone avait repéré, Saule se contraignit à abandonner les montures au rez de chaussée, avec juste un petit mot chuchoté dans le creux de l’oreille de Gris. Ils montèrent à toute vitesse l’escalier en colimaçon et Homère manqua plusieurs fois de chuter. Ce fût un miracle que l’escalier ne cède pas d’un coup sous leurs pas tant les grincements qu’il poussait à leur passage étaient bruyants.
Une fois à l'étage, la lumière les éblouit. Homère avait vu juste : de nombreuses fenêtres leur offraient une vue dégagée tout autour de l’immense hangar qu’était ce magasin. La salle à l’étage était une sorte de bureau dont chaque meuble croulait sous une épaisse couche de poussière qui était régulièrement balayé par le vent, qui s’engouffrait par quelques vitres en morceaux. Combien de temps personne n’était-il entré ici? Le jeune conteur, en traversant les bureaux, essaya de ne pas regarder les portraits jaunis et vieillissants qui trônaient sur les bureaux : des femmes souriantes, des hommes en costumes d’époques et quelques bambins le visage resplendissant et soufflant des gâteaux décorés de bougies… Homère balaya ces pensées, ce n’était pas le moment de songer aux Ancêtres mais plutôt à un moyen de se sortir de cette situation.
_Baissez-vous. Il ne faut pas qu’il y en ait un seul qui nous voie! Leur chuchota Perséphone toujours aussi alerte.
Saule et Homère s’approchèrent des fenêtres en se baissant au maximum, les genoux rapidement maculés de poussières, ils regardèrent par dessus le rebord pour tenter de voir les hommes qu’avait aperçus Perséphone au loin. Homère les vit marchant en une longue cohorte à quelques mètres d'eux. Mais le spectacle qu’ils offraient n’avait rien à voir avec celui auquel il s’attendait : des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants accompagnés de bêtes de sommes à l’allure miséreuse et grisâtre avançaient en silence.
_On dirait presque des spectres, susurra Homère en jetant un regard à Saule.
_Leurs tenues, répondit songeusement Saule, on dirait celles des habitants de la Forteresse…
Et ce n'était pas uniquement dans leur tenue que l’on pouvait reconnaître le signe de cette cité : ces hommes et ces femmes avançaient le dos courbé, le regard fixé au sol. Mais Homère en les observant de loin remarqua quelques détails qui lui firent comprendre qu’un nouveau poids s’était ajouté sur leurs épaules : leurs vêtements n’étaient pas seulement ternes, mais véritablement gris. A certains endroits ils semblaient même avoir été dévoré par les flammes. Certains n'avaient même plus que de simples lambeaux qui pendaient sur leur membres.
_Ils ont des blessés, commenta Saule en pointant du doigt un homme qui était sur une mule, bringuebalant et recouvert de bandages tachés de rouges.
Le rouge était la seule couleur qui ressortait parmi cette sombre et miséreuse cohorte : des tâches rouges qui émergeaient sur des bandages de fortune ou qui coulaient de blessures toute fraîche.
Perséphone se retourna et se laissa choir contre le mur et jeta un regard plus qu’inquiet vers ses deux compagnons de route.
_C’est vraiment, mais alors vraiment pas bon tout ça, dit-elle avec un soupir de fatigue.
_Je ne pensais pas que les guerriers s’attaqueraient aussi tôt à la Forteresse, soupira Homère inquiet.  Ils ont du attaqué le jour même de notre départ...
_A moins qu'il ne s'agisse pas des habitants de la Forteresse, dit songeuse Perséphone. Regardez bien : il n'y a aucun en armure, aucun de leur chevalier ne les accompagne.
_Bon si on veut en savoir plus il n'y a pas trente six solutions, répliqua Saule, qui tout en parlant, se précipita vers les escaliers avant qu'Homère ou Perséphone n'ait eu le temps de la stopper, une nouvelle fois.

Saule était déjà en bas à interpeller un des membres de cette sinistre procession. Perséphone se jeta après elle, en pestant et l'invectivant. Mais ses craintes sur leur animosité s'envolèrent très rapidement quand elle et Homère virent leurs traits s'étiraient de frayeur en apercevant les trois étrangers sortant de nulle part.
Ils sont apeurés, pensa Homère.
_Hé! Calmez- vous ! Tenta de tempérer Saule. Nous ne vous voulons pas le moindre mal !
Un vieil homme s'approcha d'eux, plus courageux que la plupart des siens. Les années avaient tracé de très nombreux et profonds sillons sur les traits lourds de son visage mais au fond de ses orbites brillaient encore deux petits yeux verts pleins de curiosité.
_Ha bon et quelle preuve en avons-nous? Rétorqua-t-il avec un rire méprisant. Si vous saviez ce que nous avons traversé, vous ne seriez pas aussi surpris par notre prudence.
Sa voix était fluette et légèrement éraillée. Peut-être que lui aussi aurait une voix comme celle du vieillard quand il aurait vu défiler autant d'années sous ses yeux, songea Homère.
_ Nous avons déjà eu à faire avec vos agresseurs! rétorqua Homère mais avec toute la délicatesse possible. J'ai déjà vu ceux qui vous ont attaqué réduire en sang et en cendre un village d'amis de mon peuple. Vous êtes des habitants de la Forteresse?
_Non, répondit le vieil homme de sa voix chevrotante. Nous venons d'un village à quelques kilomètres au sud mais nous avions un accord avec cette bande de lâches! Leur expliqua-t-il la voix pleine de colère et de ressentiment. Plus de trente ans que mon village leur fournit du blé et parfois même des bêtes bien grasses en échange de leur protection. Et regardez nous à présent, fit-il en pointant tout ce qu'il restait des siens. Nous nous sommes rendus à la forteresse pour réclamer la contrepartie de notre traitée et nous n'avons même pas pu traverser les ponts de leur cité! Toutes les portes nous ont été claqué au nez! Ils se sont complètement barricadés avec leurs nobles et leurs serfs. Nous par contre on peut crever! Elle est belle leur putain de protection! finit-il en s'emportant tout à fait.
Saule et Perséphone demandèrent au vieil homme plus d'explications mais ils devaient aussi poursuivre leur route. Le jeune conteur leur demanda quelle était leur destination.
_Nous nous rendons au seul endroit qui peut résister à ces monstres : la cité des Chasseurs! S'exclama une femme vêtue de haillons bruns.
Homère fut surpris car il ignorait que les chasseurs descendaient autant vers le sud lors de leur transhumance. C'était une des tribus des descendants les plus à part et la plus secrète au sujet de ses traditions. Il en connaissait très peu sur eux à vrai dire, sa mère étant resté étrangement toujours discrètes au sujet de la tribu qui l'avait vu naître.
A cette simple évocation il vit surgir, de manière si tangible dans son esprit qu'il eut cru presque l'avoir encore sous les yeux, la vision de sa mère mutilée. Il ne devait pas se laisser aller à songer ainsi à sa mère. Non, il ne devait pas se laisse submerger par cette vision horrible qui lui sciait littéralement les jambes. Il n'en avait absolument pas le luxe s'il désirait que le reste des siens ne subissent pas un sort équivalent au sien. Concentre-toi sur ceux qui sont encore en vie, se fustigea mentalement le jeune homme. Il chassa autant qu'il le put l'image de sa mère et dit au vieil homme un peu brusquement qu'il s'agissait également de leur destination.
_Nous n'avons qu'à faire un bout de chemin ensemble dans ce cas ! Leur répondit l'ancêtre.

Une fois leurs affaires rassemblées et leurs montures prêtes, ils prirent la route en compagnie des rescapés. Homère se rapprocha du vieil homme pour marcher à ses côtés et l'écouta raconter l'attaque sur leur village. Les guerriers avaient détruit en à peine quelques heures des familles et leur lieu de vie. La maison que le vieil homme avait bâtie de ses propres mains, en collectant des matériaux en plus ou moins bon état dans les maisons en ruines des Ancêtres, cette maison faite de pierres, de tôles et de bois, abritait alors fidèlement ses enfants et petits enfants, avait été réduit à l'état de tas de cendres fumantes.
_Je ne sais même pas ce qu'il avenu de mon fils et de sa femme, expliqua-t-il à Homère, une larme fugace passant dans les lits qu'offraient ses rides. Aucun parent ne devrait avoir à survivre à ses enfants, finit-il en chuchotant plus pour lui même que pour le jeune conteur.
Son regard se dirigea vers ses deux petits enfants qu'il avait réussit à emmener avec lui lors de sa fuite. Un tout petit garçon au visage encore rond et une fille brune au regard gris. Saule leur avait offert sa monture pour que les deux jeunes enfants puissent un peu se reposer. Gris ne semblait même pas se rendre compte du poids supplémentaire des deux enfants sur son dos tant les deux enfants étaient chétifs.
_Peut-être sont-ils en vie ? Lui répondit le garçon pour adoucir la peine du vieil homme.
Le conteur rencontrait déjà des difficultés pour consoler ses deux petites cousines pour quelques broutilles alors apaiser le chagrin d'un vieil homme qui venait de perdre tout ce qui lui était cher…
_Non, chuchota le vieillard pour que ses petits enfants ne l'entendent pas. Si tu avais vu l'état de ma maison tu n'aurais pas le moindre doute là dessus.
Le vieil homme se prénommait Jean, et comme ses parents et les parents de ses parents avant lui, avait travaillé la terre toute sa vie jusqu'à ce que les douleurs d'arthrose dans ses mains ne l'empêchent de tenir une bêche. Son fils, sa plus grande fierté, avait repris la gestion des champs. Sa belle-fille s'occupait si bien des bêtes qu'ils n'en avaient perdu que quelques unes depuis qu'elle avait emménagé sous leur toit. Comme il n'était plus apte aux travaux dans les champs, il s'occupait de ses petits enfants avec grand soin.
_Quand je suis arrivé dans la région, j'ai construit cette ferme pour qu'après ma mort mon fils puisse vivre confortablement avec sa famille. C'était ça ma raison d'être... Léguer quelque chose de bien aux miens et… En une petite, ridicule, minuscule matinée j'ai tout, sa voix se brisa, tout perdu dans les flammes. Tout...
Perséphone s'approcha du vieil homme avec un regard empreint de douceur et d'empathie. Elle posa sa main sur l'épaule du vieille homme.
_ Sachez que je compatis à votre douleur. Je sais, hésita-t-elle, oui je sais ce que ça fait de se réveiller dans un monde où l'on a tout perdu...
Le vieil homme contempla quelques instants la femme inconnue qui lui exprimait avec ces tous petits mots son soutien. Homère crut bien voir au coin de ses yeux quelques larmes qui commençaient à se former.
_Vous, dit-il la voix légèrement tremblotante, vous lui ressemblez tellement... À la mère de mes petits enfants...

Comme pour le village maraîcher de Mamèsé, ces hommes venus du sud avaient frappé sans prévenir, sortis de la forêt par centaines, armés de torches, de lances, d'épées et avaient tout saccagé à une vitesse effarente. En à peine quelques heures, le village avait été mis à sac, ses habitants morts ou en fuite, leurs récoltes pillés, leurs bêtes tués ou emmenés. Les maisons et les fermes avaient été saccagé puis brulé presque méthodiquement.
Les villageois étaient arrivés à la Forteresse aussi vite que possible. Et leurs portes étaient déjà closes.
_À mon avis ils ont du être prévenu par des éclaireurs, supposa Jean un brin amer. Et au lieu d'honorer leur pacte ils ont préféré se barricader comme des lâches... dit-il en toussant violemment avant de reprendre, des lâches! Des couards! Où il était leur putain d'honneur quand mon fils se faisait massacrer!
La colère semblait lui avoir fait oublier la présence de ses petits enfants non loin, mais les deux bambins étaient si amorphes qu'ils n'avait même pas réagi au juron du grand-père.
_On a été obligés d'emprunter l'ancien pont un peu plus à l'est. J'ai bien cru qu'il allait lâcher avant que nous l'ayons traversé. Et nous voici à présent, à quémander l'hospitalité du peuple des chasseurs. Je ne sais même pas s'ils voudront nous ouvrir leur porte. Nous avions un pacte avec les habitants de la Forteresse et ils ne l'ont pas respecté alors un peuple qui ne nous doit rien...
_ Ils vous accueilleront! certifia le jeune conteur avec vigueur. J'appartiens à la Citadelle moi aussi! Je suis de la tribu des conteurs! Faites-moi confiance ils vous protégeront!
Homère constata que la nouvelle se répandit dans tout le groupe. Des chuchotements timides se propagèrent avant de se faire tumulte et les questions fusèrent dans sa direction.
“C'est vrai que tu es l'un de ces descendants?”
“On nous a dit que la Citadelle était mille fois plus grande et vaste que la Forteresse!”
“Il paraît que les vôtres utilisent encore cette magie des Ancêtres, c'est quoi déjà son nom? L'électricité je crois... C'est vrai?”
“Un de vos chasseurs nous a dit que vous étiez des milliers dans votre cité... J'y crois pas... J'ai jamais vu autant de gens!”
Et ainsi de suite, sans arrêt. Saule commença à disperser la foule curieuse qui se massait autour d'Homère, qui avide de répondre à tous et de certifier que les siens les aiderait, se laissait lentement submerger par la foule.
_Allez, on arrête avec les questions, de toute manière nous y allons, vous la verrez de vos propres yeux! leur dit Saule tout en les dispersant.
La curiosité de la petite foule se tourna alors avec autant d'intensité sur la jeune rouquine. Qui était cette jeune femme mystérieuse armée d'un arc et vêtue d'une armure de cuirs et de fourrures? Saule, que cette curiosité mettait rudement mal à l'aise,  leur dit être une cavalière : elle voyageait en compagnie d'Homère vers la Citadelle pour former une alliance.
_ Les Cavalières qui veulent former une alliance, s'exclama Jean qui pouffa à cette idée. Voilà que le monde tourne à l'envers!
_Je crois que ces hommes venus du Sud nous laissent pas vraiment le temps de songer à respecter nos traditions, répliqua une Saule légèrement piquée au vif par l'hilarité.
Après tout c'était elle qui avait soumis cette idée à sa matriarche.
_Et vous madame, vous ne vous êtes pas présentée! Vous êtes une Cavalière ou une membre de la tribu de ce jeune garçon, questionna Jean que cet étrange trio intriguait.
_Je suis une simple étrangère qui me suis retrouvée sur la route de ces envahisseurs du sud, répondit-elle rapidement avec sa manière de s'exprimer toujours un peu différente,  ce léger accent qu'Homère savait venir du passé.
_Elle est bien trop modeste, ne put s'empêcher de compléter Homère. Elle m'a sauvé la vie quand mon convoi s'est fait attaquée! Sans elle, je serais mort aujourd'hui. C'est un peu ma protectrice! s'emballa le jeune conteur qui se rendit compte que jusqu'alors il n'avait exprimé sa reconnaissance que bien timidement.
_C'est une bonne chose! Clama le doyen. Croyez moi jeune dame, certains parviennent à survivre seul en ce monde mais ils mènent une existence bien triste, conclut-il en laissant vagabonder son regard vers ses deux petits enfants.

Saule, Perséphone et Homère choisirent de guider ce convoi d'une trentaine de personne avec eux jusqu'à la Citadelle. Homère était sur et certain qu'ils pourraient y trouver leur place : on ne manquait pas de nourriture et d'un abris chaud pour les honnêtes travailleurs, ne serait-ce que pour l'hiver. Une fois sur place, le choix leur appartiendrait! S'intégrer parmi eux ou reconstruire leur village. Mais les villageois ne semblaient pas aussi emballés. Ils doutaient que même les habitants de la Citadelle puisse défaire ces mystérieux hommes venus du Sud qui détruisaient tout sans même piller.
Homère se réjouissait d'être tombé sur ces gens. La perspective d' aider d'autres êtres à survivre l'avait grandement ragaillardi. Ce n'était pas le cas de Saule qui regardait cette nouvelle situation d'un plus mauvais oeil : même avec les trois nouvelles montures qu'ils apportaient au groupe de villageois il n'y en avait pas assez pour porter tous les blessés. Et ces blessés allaient notablement les ralentir sur leur route.
_ Même s'ils étaient tous en pleine forme un groupe d'une trentaine de personne ne se déplace pas aussi vite que trois personne avec des montures fraiches, chuchota la Cavalière à l'adresse de ses deux compagnons afin qu'aucun des villageois ne l'entendent.
Perséphone en convint : le reste du trajet aurait pu se faire en deux jours mais avec ce groupe trois jours seraient au minimum nécessaires.
_Mais enfin on ne peut quand-même pas les abandonner! Répliqua Homère choqué par ce que suggérait ces compagnes de routes.
C'était surement là une différence essentielle entre lui et Saule et Perséphone : il avait toujours grandi au sein d'un cocon familial rassurant où l'entraide était au coeur de tout. Saule, quant à elle, avait toujours été éduquée dans l'idée que ceux qui n'étaient pas une de ses soeurs pouvaient être un ennemi. Et Perséphone... Hé bien elle devait encore s'accoutumer à l'idée d'être considérée comme un être humain.
_Je vais envoyer un message à mes soeurs, dit Saule pour changer de sujet. Si les hommes du sud ont attaqué la Forteresse j'aimerais savoir si mes soeurs sont en sécurité.
Elle savait qu'il était vain de tenter de convaincre le jeune conteur, tout pétri qu'il était de sacro-saint principes.

La journée se déroula sans qu'Homère, Perséphone et Saule ne s'adressent la parole. Perséphone regardait songeuse le jeune conteur qui écoutait, presque hypnotisé, le récit des paysans. Ils n'avaient pas l'habitude qu'un étranger manifeste autant de curiosité à leur sujet. Elle le regardait avec mélancolie : il y avait quelque chose dans son regard, lorsqu'il il écoutait ces étrangers conter leur petite vie quotidienne, qui lui évoquait Rachel. Oui, c'est parfaitement ça! Se dit-elle, on dirait Rachel qui l'écoutait parler de son existence dans le bordel. Une curiosité avide de connaître les gens, de les saisir au moins dans un aspect de leur existence. Il les fixait avec intensité comme pour graver chacun des traits de ces gens dans sa mémoire. Perséphone eut un léger rictus irrésistible. L'époque où elle n'avait plus d'émotions était bien loin derrière elle.
Parfois cela l'épuisait. Elle savait pertinemment que tout en elle avait été conçu pour imiter les hommes, tout, de sa peau à ses gestes, en passant par ses émotions ou son regard. Et la copie était si parfaite qu'elle trompait aisément les gens de ce siècle. A son époque, les gens étaient si habitués aux machines et aux androïdes qu'une légère rigidité dans ses mouvements, une minuscule hésitation avant d'afficher ses émotions sur son visage la trahissaient immanquablement. Mais comme une idée qu'on ne peut concevoir car juste on ignore le mot la définissant, les humains de cette époque, ignorant tout des prouesses techniques de leurs aînés, étaient incapables de concevoir qu'elle n'était pas un être humain comme eux. Et ce petit mensonge l'arrangeait tellement. C'est pour cela qu'elle avait dissimulé sa main à Homère quand elle lui avait sauvé la vie. Car elle l'avait appris à ses dépens : les humains ont une fâcheuse tendance à l'ingratitude. Il aurait très bien pu la rejeter alors qu'elle venait de lui sauver la vie. Combien de fois avait-elle vu des hommes haïr leur sauveur parce qu'il n'avait pas l'allure qu'il leur souhaitait.
Non, même si Saule revenait à la charge pour abandonner ces hommes et ces femmes, elle refuserait. Elle suivrait Homère. Qu'aurait-elle fait si elle ne l'avait pas croisé ? Aurait-elle continué sa vaine errance sur les traces d'un passé qui peu à peu s'effaçait? Se serait-elle rendue comme elle l'avait planifié dans les ruines du manoir de Rachel sur les bords de Seine? Mais que comptait-elle y trouver au juste? Il n'était même pas sur qu'il soit encore debout après tout ce temps...
Son regard se porta alors au loin. Sa vue était plus perçante et précise que celle de n'importe quel humain. Son champ de vision englobait quasi tout l'horizon. Et que voyait-elle à part Saule, Homère et leurs nouveaux compagnons en guenilles? Elle voyait ce qui avait  sûrement été une zone pavillonnaire autrefois. Elle semblait se dérouler à l'infini autour d'eux. La nature avait repris peu à peu ce terrain abandonné par l'être humain. Certaines constructions, aux toits complétements défoncés par la mousse ou par un arbre qui avait décidé de pousser ici, avaient déjà abandonné cette bataille contre le temps. D'autres habitations faites de pierres solides et massives grises, bien que recouvertes de lichens, gagnaient un peu de répit face à cette nature charognarde qui  finissait toujours par engloutir les hommes dans l'oubli. Et toujours sur leur route, ces carcasses de voitures rouillées qui gênaient leur progression.
_Vous étiez donc si nombreux dans le temps, pesta doucement Saule en contournant une nouvelle voiture.
_Tu ne parviendrais même pas à le concevoir, lui répondit Perséphone toujours un peu perdue dans ses souvenirs.
_Quand tout ça sera fini, fit Saule en faisant un geste ample comme pour englober leur situation dans son ensemble, tu me promets que tu me racontera tout.
D'un hochement vertical de la tête, Perséphone y consentit. De toute manière elle allait bien devoir un tel récit à Homère.

Quand le jour commença à décliner doucement, ils virent le bout de la zone pavillonnaire. Devant eux s'étendait une grande prairie dont quelques arbres venaient briser la plate monotonie.
_Nous devrions nous arrêter ici pour la nuit dit Saule à voix haute.
Jean accueillit cette nouvelle avec plaisir, mais avant qu'il puisse aider ses deux petits enfants à descendre de Gris, un des hommes de son groupe s'opposa à la proposition de Saule.
_Non, nous devrions plutôt poursuivre et traverser cette plaine, répliqua-t-il. Plus vite nous atteindrons la cité du jeune garçon et plus vite nous serons à l'abri de ces monstres du sud.
Quelques acclamations dans la troupe des paysans vinrent renforcer les propos de ce dernier.
_Et ben laissez moi vous dire que vous êtes stupides! Balança une Saule de plus en plus acerbe et de mauvaise humeur après une longue journée de marche.
L'homme se rapprocha de Saule, le teint cramoisi par son insulte. Grand et massif, il faisait penser à une sorte d'ours. Il allait passer un mauvais quart d'heure, se dit Homère, pas réellement inquiet pour la Cavalière.
_ Je ne vois pas pourquoi nous devrions écouter l'avis d'une sorcière qui dévore ses fils !
Les yeux de Saule roulèrent : les rumeurs sur ses sœurs étaient d'un ridicule consommé et leur manque d’originalité avait tendance à la désespérer quelque peu.
_Peut-être parce que mes sœurs et moi sommes le peuple le plus doué pour la survie de toute la Francie  ? Parce qu’on n’a jamais eu à se vendre à ceux de la Forteresse  ? répondit-elle avec un calme et une froideur qui cachait une colère incandescente.
Elle sortit alors d'une de ses couches de vêtements un poignard. L'homme passa du rouge au blanc en une fraction de seconde. La lame étincelante était pointé sur son ventre sans qu'il n'osa plus rien dire, ni faire. Elle retourna avec agilité la lame vers elle et lui tendit la poignée pour qu'il la saisisse.
_Tu vas en avoir besoin pour vider les lapins que j'aurais attrapé pour ce soir. S’il y en a parmi vous qui savent poser des collets qu'ils n'hésitent pas ! Une rude journée de marche va nous attendre demain et on avancera plus vite bien reposé et le ventre plein.
Elle avait une voix ferme, directive, qui ne souffrait aucun commentaire. Saule s'approcha de l'homme qui l'avait invectivée et lui répondit assez fort pour que tout le monde l'entende.
_Bon pour ceux qui aurait encore des doutes sur moi je vais vous expliquer pourquoi nous ne devrions pas traverser la plaine alors que la nuit va tomber dans quoi, deux heures je dirais? Parce que nous ne traverserons jamais cette plaine dont on ne voit même pas le bout en une nuit avec les blessés, les enfants et les personnes âgées qui nous accompagnent. Et qu'être en terrain découvert avec ces hommes venus du sud peut-être sur nos traces, c'est vraiment une idée de merde ! Crois-moi la précipitation ne nous permettra pas d'arriver plus rapidement.
Homère commençait à cerner la jeune femme  : tout cela, finalement, ce n'était que de l’esbroufe. Parler fort, faire démonstration de son agilité, remettre les gens à leur place… Tout ce qu'elle voulait c'était de défendre les siennes. Mais ses conseils n'en demeuraient pas moins justes et les villageois valides commencèrent à fabriquer des collets et à les placer au hasard dans la prairie pendant que d’autres commençaient à monter un camp sommaire dans une grande maison faite de pierres aux fenêtres brisées mais aux murs encore bien solides. Comme bien souvent c'étaient celles là qui étaient encore debout pour les abriter, bien que les pierres grises étaient humide et recouvertes de mousses à de nombreux endroits.

Homère proposa à Perséphone de l’accompagner pour chercher un peu de bois sec dans les bâtisses délabrées tout autour d’eux. La compagnie de l’androïde rassurait grandement le jeune garçon. Malgré ces quelques jours de marche, il ne parvenait pas encore à s’habituer à ces lieux désolés et emplis de fantômes. Il se rendit compte que lorsqu'il voyageait avec sa famille sur le fleuve, il ne traversait pas réellement ces anciennes cités, il ne faisait que les effleurer. Le fleuve créait une sorte de barrière infranchissable, comme si les rives n'étaient plus que des tableaux dénués de toute profondeur matérielle. Ce n’était alors pour lui que des paysages étranges et déserts qu’il contemplait pensivement, assis sur le pont entre deux corvées. Des paysages qui nourrissaient des songes sur la manière de vivre des Ancêtres. Seraient-ils heureux que les Descendants de la Citadelle poursuivent ainsi leur oeuvre? Ou simplement triste que la mémoire de tant d'entre eux soient juste tombée dans le néant?
Mais voilà où il était à présent, accompagné de Perséphone et traversant ces lieux, vestiges d'un autre temps et hantés par les spectres des anciens. Il enjambait avec difficulté le béton de la route qui avait éclaté à tellement d'endroits sous la pression souterraine de nombreuses racines. Chacune des brèches était à présent comblée par quelques mauvaises herbes résistantes aux vents froids de l'hiver qui commençaient à souffler. Et excepté le vent, sifflant entre les rues encombrés de verdures, on ne pouvait entendre rien d'autre qu'un épais silence.
Homère avait déjà lu des récits datant du 21ème siècle où l'Ancienne Humanité imaginait sa propre fin. Peu importe la raison qui précipitait celle-ci, maladies, guerres nucléaires, invasions extraterrestres, zombies ou bien d'autre, il y avait toujours une petite poche de survivants qui se battaient contre l'adversité et la mort. Leur disparition signifiait la fin pour eux et l'oubli pour tous les autres hommes. Peut-être tentaient-ils d'exorciser ainsi leurs fantômes? Ils devaient savoir inconsciemment ce qui allait leur arriver...
Homère trébucha sur une racine épaisse et s'étala de tout son long. Perséphone, impressionnée par le bruit de la chute d'Homère, vint d'abord vers lui inquiète. Mais à part quelques écorchures aux genoux il n'avait rien. Alors soulagée, elle éclata dans un de ses rires francs, ses longs cheveux noirs s'agitant à chacun de ses hoquets de rires. Ses éclats brisèrent tant et si bien ce silence angoissant qu'Homère ne fut même pas vexé par le rire tonitruant de l'androïde.
_Allez viens, j'ai trouvé ce qui semble être un vieux bar. On trouvera peut-être de quoi allumer un feu et désinfecter ces écorchures sur tes genoux.
Homère la suivit, frottant ses genoux vigoureusement pour chasser cette sensation de douleur et les quelques cailloux qui collaient à sa peau abimée. Ils avancèrent jusqu'à un minuscule bâtiment au-dessus duquel on pouvait lire dans une peinture bien écaillée « Bar-tabac café des sports ». Comme souvent une partie de la vitrine en verre crissait sous leur pied lorsqu'ils s'y engouffrèrent. Malgré les nombreuses feuilles mortes qui tapissaient l'intérieur de l'endroit, celui-ci était en plutôt bon état : quelques tables étaient bien entendu cassées, la peinture absente à de nombreux  endroits et quelques fissures étaient un peu inquiétantes mais les murs tenaient toujours bon. Homère décida de jouer le jeu et s'accouda au zinc songea-t-il pas à fait sûr de lui, peut-être influencé par les histoires que sa mère lui avait contées sur son homonyme.
_Un grand crème garçon s'il vous plaît! Dit-il d'une voix rapide et un peu hautaine qu'il imaginait être la manière de parler de ses ancêtres.
Perséphone sauta par-dessus le comptoir, se baissa et farfouilla parmi les étagères encombrées avant de lui tendre une tasse minuscule et ébréchée emplie de terres et de cailloux. Voilà qu'elle jouait à la dinette avec le gamin, se sermonna-t-elle un sourire aux lèves.
_Désolée, m'sieur on a plus que d'l'expresso! Lui dit-elle rapidement en mangeant au passage quelques voyelles.
Le jeune conteur éclata de rire en lui demandant si les ancêtres parlaient vraiment comme elle. Pas tous, lui répondit-elle sans s'étendre plus un brin nostalgique d'une époque qu'elle même n'avait pas réellement connue. Peut-être que ses cités fantômes pesaient bien plus sur son morale qu'elle ne l'avait pensé...
_Oh! Regarde-moi ça! S'écria Perséphone soudainement.
Elle se baissa sous le bar et en sortit une bouteille en verre toute poussiéreuse.
_C'est quoi? Demanda le jeune conteur, les yeux pétillants de curiosité.
_Ça mon cher monsieur ça m'a tout l'air d'être une bouteille de whisky. Je ne saurais pas te donner la marque, l'étiquette est complètement illisible. Tant pis! Tu veux y goûter ?
Elle lui tendit la bouteille.
_Du whisky? J'en ai entendu parler dans des livres mais je n’en ai jamais goutté. C'est une boisson alcoolisée, c'est ça?
_C'est pas simplement une boisson alcoolisée mon p'tit bonhomme! C'est le nectar des dieux. J'adorais ça avant ! Expliqua Perséphone.
_Avant quoi? Questionna Homère curieux. Tu peux te nourrir comme nous? S'enquit-il toujours fasciné par le fonctionnement du corps d'androïde de Perséphone.
_C'est plus compliqué que ça... Alors ça te dit?
Le jeune conteur hocha la tête, toujours avide d'en apprendre un peu plus sur la manière de vivre de ses ancêtres. Perséphone dévissa le goulot, prit un des rares verres encore à peu près intactes, souffla dedans rapidement pour enlever la poussière et lui servit une minuscule rasade. Le gosse l'engloutit et le recracha aussi sec.
_Rhaa mais c'est immonde! S'éructa-t-il. Et puis ça brûle comme l'alcool que font les maraîchers!
Il recracha tout ce qu'il put et se frotta vigoureusement la langue avec la paume de sa main : toutes les traces de cette immonde boisson devaient à tout prix disparaître. Perséphone prit ce qui restait dans le verre et en huma l'odeur. Voilà le dernière plaisir lié à la nourriture qui lui restait. Enfin… Qu'il restait de son modèle.
_Mais comment vous faisiez pour boire un truc aussi dégueu! Sérieusement? Cracha-t-il entre deux postillons.
_Voyons, ce n’est pas aussi immonde que tu le dis! Rit Perséphone. Ou alors peut-être qu'il n'est plus bon dit-elle en regardant la bouteille un peu songeuse.
Elle se souvenait d'une vie où elle avait aimé s'accouder à un bar et déguster un bon whisky. Elle s'amusait souvent des hommes qui la prenaient de haut jusqu'à la voir nommer l'année et la distillerie qui avait vu naître le breuvage en ne se trompant qu'en de rares occasions. Car si les femmes qui aiment le vin sont relativement nombreuses celles capables d'apprécier un bon whisky se faisaient bien rare, s'était-elle rendue compte. Enfin elle... Pas tout à fait... Pas réellement.
Elle garda la bouteille, même si elle n'avait pas remporté le succès escompté. L'alcool pouvait toujours servir à allumer un peu plus rapidement un feu après tout. Elle arracha aussi quelques lattes de bois à deux vieilles chaises à la peinture complètement écaillée. Homère en prit quelques-unes sous le bras. Il était encore à pester contre ce fameux «  nectar des dieux » qu'elle lui avait fait goûter se plaignant que la brulure de l'alcool lui restait sur la langue. Elle l'écouta râler en silence, un sourire aux lèvres, heureuse de la compagnie du jeune homme.
Heureuse?
Hé merde, se sermonna-t-elle...

Lorsqu'ils revinrent au camp, les rescapés et Saule avaient déjà pris possession d'une maison immense aux grandes fenêtres multicolores qu'un grand jardin bordait. Quelques buissons étaient encore recouverts de quelques fruits bien mures à l'arrière du jardin. Le visage barbouillé de rouge du petit fils de Jean en était une preuve suffisante.
_On va être un peu serrés, leur expliqua la cavalière en leur faisant visiter la maison. Mais je pense que ça vaut mieux que de se disperser dans plusieurs maisons. C'est plus prudent si on doit donner l'alerte et s'enfuir rapidement. Et puis sa reste la maison la plus grande que j'ai trouvé dans le coin!
_Ce n'était pas une maison, rectifia Perséphone en passant une main sur une des pierres massives qui composaient l'édifice. C'était une église.
Tout avait été soigneusement vidé. Du passé religieux de cette bâtisse, il ne restait que quelques vitraux encore debout et une grande croix si solidement fixée qu'elle était toujours au dessus d'eux à les jauger.
_Une église? Répéta Saule. Hé ben j'espère que ses fidèles ne nous en voudront pas si on s'en sert comme d'un abri pour cette nuit.
Elle avait réussit à prendre la tête de tout ce petit monde très rapidement. Les bancs avaient été écartés, placés contre les murs afin de laisser un maximum de place aux blessés allongés à même le sol. Au niveau de l'autel, un feu ronflait. Quelques trous dans la toiture au dessus faisaient office de cheminée.
_Je n'ai pas réussi à leur dire non, s'excusa presque Saule. Ça risque de nous faire repérer, je le sais bien tu sais…
Perséphone posa sa main sur son épaule, rassurante.
_La nuit la fumée ne se verra pas. Et puis, les nuits sont froides et je ne sais pas si certains vont le supporter vu leur état.
Perséphone marqua une pause mais vit que ses mots ne rassuraient toujours pas la jeune cavalière et poursuit donc :
_Je monterais la garde toute la nuit si ça te rassure. Après tout, c'est moi qui aie la vue la plus «  perçante  », conclut-elle avec un sourire espiègle.
Saule afficha une petite moue dubitative.
_ Je ne sais pas si c’est une aussi bonne idée que ça, commença-t-elle en chuchotant et en les traînant à l’extérieur de la bâtisse.  
_Puisque Perséphone n’a pas besoin de dormir, elle serait parfaite pour monter la garde, corrigea le conteur.
_Moins fort  ! Intima Saule. On ne sait pas comment ils peuvent réagir en apprenant…
_En apprenant quoi  ? demanda Perséphone qui attendait que la cavalière finisse sa phrase.
Sans le vouloir son ton avait quelque peu grimpé dans les aigus  : cela faisait bien longtemps qu’on ne la traitait plus comme une machine. La plupart des humains de ce siècle ignoraient tout des androïdes, l'idée même qu'elle ne soit pas humaine n'effleurait pas leur esprit. Voilà vingt ans qu'elle arpentait ce monde incognito et traversait des régions entières sans que sa véritable nature ne puisse même être imaginée. Seuls Saule et Homère étaient au courant. Rien de surprenant en ce qui concernait la cavalière : Perséphone avait été sortie de son grand sommeil par sa matriarche elle-même. Mais pour Homère... Il avait manifesté si peu de surprise lors de leur rencontre...
_Que tu es une création des ancêtres! Répliqua Saule qui sortit ainsi Perséphone de sa torpeur.
La réponse surprit beaucoup Perséphone.
_Quoi?
_Quel est le problème avec ça? Demanda Homère.
Saule poussa un soupir, elle n'avait visiblement pas envie de leur expliquer ça.
_Hé bien... commença-t-elle un brin hésitante, je ne sais pas comment te le dire mais les Ancêtres  n'ont pas partout une aussi bonne réputation que parmi les tiens Homère. Chez les cavalières on a tendance à s'en moquer un peu : le monde est tel qu'il est et nous faisons avec. Mais pour beaucoup les Ancêtres sont responsables de tous leurs malheurs.  Certains de ces gens qui nous accompagnent trouvent les tiens déraisonnables de vouloir maîtriser leur savoir et leur technologie...
Homère prit une teinte cramoisie, il semblait réellement choqué par ce qu'il entendait de la bouche de la cavalière.
_Hé ben, bafouilla-t-il en s'énervant, c'est comme ça ! Ce sont les miens qui vont les accueillir! Pas un autre peuple! Les miens!
_Je sais tout ça Homère, dit Saule sur un ton qu'elle voulait apaisant , je le remet pas en doute, mais c'est pour ça que je pense qu'il ne serait pas très prudent de la part de Perséphone de leur révèler sa véritable nature.
La synthétique éclata de rire.
_Va falloir qu'ils s'y fassent. Je vais pas nous mettre tous en danger pour ménager les superstitions de quelques villageois!
La discussion s'arrêta là net, avec Saule persuadée qu'il s'agissait d'une mauvaise idée et Perséphone décidée de ne plus mentir sur sa nature.

Heureusement pour Homère, que cette conversation avait laissé de mauvaise humeur, la soirée se déroula merveilleusement bien. Un bon feu crépitait dans la cheminée et tous tinrent, bien qu'un peu serrés, dans ce qui avait du être autrefois un salon. Le repas fut très succinct : dans leur fuite les villageois n'avaient pas pu emporter grand chose et les pièges posés ne pourrait être efficacement relevés que dans plusieurs heures. Saule, Perséphone et Homère décidèrent donc d'un commun accord de partager avec eux leurs vivres : après tout si tout se passait bien ils devaient être arrivé le lendemain en fin de journée à la Citadelle. Mais les rescapés risquaient de les ralentir.
Homère se contenta donc de mâchonner doucement un bout de pain rassis et un morceau de viande séchée. Le sel rendit sa bouche pâteuse et il fut donc heureux en voyant qu'il lui restait encore une pomme bien juteuse dans ses provisions. Mais le regard que jetèrent sur lui les deux petits enfants de Jean le décida à couper sa petite pomme en quatre quart. Tout en croquant dans sa part, il proposa le dernier au vieil homme qui l'accueillit avec un plaisir non feint.
_Merci jeune homme, elle est presque aussi juteuse que celles que me donnent le pommier à l'arrière de ma maison.
Le sourire qui illuminait son visage ridé poussa le jeune homme à lui poser la question qui le tourmentait depuis le désaccord entre Saule et Perséphone.
_C'est vrai que certains parmi les vôtres méprisent les miens, demanda-t-il d'un seul souffle.
Le vieil homme finit de mâcher tranquillement son minuscule quart de pomme sans se presser particulièrement  pour répondre au jeune conteur. Rien au monde ne semblait pouvoir l'empêcher de savourer le fruit sucré et juteux. Il attendit donc d'avoir avalé sa dernière bouchée avant de lui répondre.
_Oui c'est vrai. Bien que dans l'esprit de beaucoup certaines de vos tribus, comme les chasseurs, se situent à part, mes compatriotes vous méprisent avec vos folies des grandeurs et votre amour des anciens.
La colère monta en Homère comme une bile brûlante.
_Oui et regardez qui est en mesure de vous secourir aujourd'hui…répliqua-t-il acerbe.
Un sourire un peu songeur éclaira le visage du vieil homme.
_C'est vrai mon garçon. Voilà ce qui aurait pour effet de faire changer d'avis un bon nombre d'entre nous. Mais pas le mien.
_Mais pourquoi?
_Parce que nous vivons dans les ruines de nos ancêtres dit-il, en montrant de ses deux bras ouverts la bâtisse qui les cernait. Et qu'aujourd'hui nous sommes si peu de leurs enfants à pouvoir regarder leur création. Ça prouve bien qu'ils ont fait fausse route quelque part.
_Vous ne savez rien d'eux et vous ne savez rien des miens, cracha presque le conteur en se levant pour aller le plus loin possible du vieil homme.

A l'extérieur, la nuit était déjà presque tombée. Homère sortit en toute hâte de l'église, avec l'espoir que l'air glacial de la nuit naissante apaiserait ses tourments. Qui était ce vieillard pour mépriser les siens? Sa mère n'aurait pas fait le choix de changer de tribu si elle ne croyait pas au bien que pouvaient faire les conteurs! Elle n'était pas le genre de personne à prendre cette décision à la légère. Non?
Quelques cris de bêtes nocturnes commençaient à se faire entendre dans les ténèbres environnantes. De toute manière au travers des végétaux et des ruines il était impossible de voir plus loin qu'à quelques mètres. Le jeune conteur ne vit donc pas Saule sortir des sous-bois avec Gris à ses côtés. La silhouette de la cavalière se détachant des ombres le fit sursauter.
_Tranquille petit, ce n'est que moi, lui dit-elle avec un sourire un brin moqueur aux lèvres.
Mais en voyant le regard empli d'amertume et de colère que lui jeta le jeune homme, son sourire tomba.
_Hé ben, ça a pas l'air d'aller toi? Demanda-t-elle sans plus la moindre once de moquerie dans la voix.
Le garçon n'osa pas tout de suite se confier, se souvenant encore de ce que Saule avait dit à Perséphone sur la crainte et la méfiance qu'inspiraient les inventions des ancêtres. Que pourrait-elle lui dire? Qu'elle se doutait bien de leur réaction?
Les conteurs échangeaient avec de nombreux peuples sur les bords de Seine tout le long de l'année. Jusque là il avait toujours cru que tous, à l'image des maraîchers de Mamèsé, étaient emplis de bienveillance à l'égard des siens. Il se rendait compte à présent que le monde était bien plus vaste et qu'il ne se résumait pas aux habitants des bords de Seine, que certains pensaient que les descendants étaient dans l'erreur.
_Je sens bien qu'il y a quelque chose qui te travaille, commença Saule doucement. C'est à cause de ce que j'ai dit tout à l'heure à Perséphone? C'est ça, hein? Tu sais je voulais pas être blessante ni envers elle, ni envers toi.
Les quelques digues qu'Homère tentait de mettre en place dans sa tête se brisèrent au son des quelques mots plein d'empathie et de douceurs que lui destinait la jeune femme. Et comme bien souvent, la rage fit place à une grande tristesse. Il était minuscule et pétri de peurs. Il lui dit tout : l'image de ce corps qui avait été autrefois sa mère si abimé par ses monstres, l'angoisse tenace que sa famille et son convoi n'aient pas eu le temps de fuir, ces villageois craintifs à l'égard des ancêtres, et enfin sa naïveté, à lui, qui promettait à tous que la Citadelle pourrait les protéger!
_Je n'en sais rien, éclata en sanglot le jeune homme. Je suis un conteur pas un stratège, même pas un chasseur capable de manier un arc et des flèches. Si demain on se fait attaquer par ces guerriers du sud, je ne serais qu'un poids mort pour toi et Perséphone…
Saule resta songeuse quelques instants, songeant à la réponse magique qui pourrait effacer d'un simple revers de la main les doutes du jeune garçon. Elle voulait répondre à toutes les angoisses du garçon qu'elle voyait pleurer pour la première fois. Elle savait pourtant, bien qu'il n'y ait pas beaucoup de jeunes hommes parmi les cavalières, qu'à cet âge l'orgueil leur commandait de ravaler leurs larmes en toute occasion. Stupide avait-elle toujours pensé. Quelqu'un de réellement fort ne craignait pas ses émotions mais les affrontait de face comme l'on affronte une tempête ou les saisons, inéluctablement. Elle le prit alors dans ses bras.
_Vas-y si t'en as besoin! Pleure. Tu verras, une fois que tes larmes auront séché tu te sentiras mieux!
Et Homère pleura pour sa mère défunte, pour ses proches si loin, pour ses illusions perdues et son enfance achevée. Au bout de quelques minutes, les sanglots s'apaisèrent et refluèrent, de moins en moins bruyants, de plus en plus discrets.
_Et puis tu sais, je ne pense pas qu'ils aient raison ces péquenauds.
Le mot fit pouffer le jeune conteur. Il allait déjà un peu mieux, songea la jeune cavalière.
_Regarde. Les ancêtres ont créé un être comme Perséphone! s'exclama Saule sûre que cet argument finirait de rassurer le conteur.
_Oui, ils lui ont donné la vie, une conscience, tout ça parce que l'illusion était meilleure pour les hommes qui manquaient de compagnie.
Nouvelle moue de la cavalière.
_Bon c'est vrai, ce n'est peut-être pas mon meilleur argument pour défendre les ancêtres, concéda Saule en cherchant dans son sac une brosse afin de s'occuper de Gris à la lueur du jour de plus en plus déclinant.
Un silence apaisé s'installa entre les deux pendant que Saule s'occupait de Gris avec une infinie méticulosité. La brosse passait contre la croupe du massif Percheron en émettant un bruit de frottement apaisant.
_Dis-moi Saule, les cavalières pensent quoi des Ancêtres?
Elle releva la tête dans sa direction. Dans la pénombre, il n'aurait su dire si son visage exprimait un léger agacement ou une intense réflexion.
_Je ne sais pas si nous avons réellement un consensus sur cette question parmi les cavalières… dit-elle lentement comme pour peser chacun de ses mots. Je dirais que la plupart des nôtres ne se posent pas la question car nous n'en savons pas assez sur eux. Chez nous on n'aime pas trop palabrer sur des choses qui nous dépassent. On a suffisament de problèmes avec le reste… Personnellement, j'ai tendance à penser qu'ils étaient comme nous, ni meilleurs, ni pires.
Homère réagit vivement :
_Mais enfin comment tu peux dire ça! Tu vois comme moi tout ce qu'ils ont pu construire. On vit dans leurs ruines.
_Oui, leurs ruines… S'ils étaient vraiment meilleur que nous ils n'auraient peut-être pas disparu ainsi, dit-elle songeuse.
_Combattre ou fuir mais toujours survivre, c'est ça? Dit Homère en se rappelant de la maxime des cavalière.
Un sourire radieux lui répondit. Saule était contente de voir que d'autres étaient capables de comprendre ses us et coutumes sans les délires habituels.
_Saule, est-ce que les cavalières croient en quelque chose d'autre, un dieu, des esprits? Un Grand Conteur?
Un léger bruissement derrière eux les avertit de la venue de Perséphone. Elle les regardait avec un brin de curiosité.
_Saule t'initie aux rites des cavalières à ce que je vois, dit-elle en voyant les deux enfants en train de causer.
Car pour Perséphone, ils étaient tous deux des enfants. Qui avaient grandi dans un monde bien plus vaste et cruel que celui dans lequel elle avait été créé mais tout de même des enfants qui avaient encore vécu si peu d'années.
_Hé ben c'est vrai que vous les conteurs vous aimez ça les histoires, s'exclama Saule un brin sarcastique. Allons prendre un morceau à nous mettre sous la dent et je te raconterais tout ça, même si je te promets rien en ce qui concerne mes qualités de conteuse.

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