Chapitre 5 : 8 Octobre 2318

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Lorsqu'Homère ouvrit les yeux, il vit un monde aux teintes orangées devant lui. Cette lumière était bien étrange, songea-t-il, avant de comprendre que son visage était recouvert des cheveux de Saule. Il sentait sa tête dodelinante et osa à peine bouger de peur de la réveiller. Mais comment avaient-ils fait pour ne pas se perdre si Saule s'était endormie? En tournant délicatement la tête il vit devant eux Perséphone qui tenait sa bride mais aussi la leur. L'âne portant toutes leurs affaires restait près d'eux, trottinant d'un pas tranquille et discipliné. Perséphone tourna la tête vers eux et vu que son petit conteur préféré s'était enfin réveillé.

_Bonjour toi! Dit-elle un brin moqueuse comme souvent quand tout allait bien. Je suis surprise que  Saule aie pu s'endormir elle aussi vu comment tu ronfles! On aurait pu être suivis par une garnison entière sans que j'en sache rien tellement tu ronfles fort!

Homère ne put que lui adresser un sourire pincé vu qu'il n'osait pas bouger avec Saule endormie dans son dos. La synthétique le comprit très bien.

_Tu sais elle va être obligé de se réveiller bientôt, le jour a commencé à se lever et ça fait deux jours que je n'ai pas rechargé mes batteries. Et puis… Vous allez devoir recharger les vôtres également!

Homère avait effectivement faim mais surtout mal aux cuisses après une nuit entière à être sur le dos de cette monture au dos aussi épais. Il essaya donc de réveiller Saule avec un maximum de douceur. Perséphone descendit de sa monture, attacha sa bride à un arbre et partit à la recherche de quelques brindilles secs pour les aider à lancer un feu.

Saule émergea de son sommeil en douceur. Elle se frotta les yeux et descendit prestement. Elle lâcha un petit cri de douleur quand ses pieds rencontrèrent le sol. Homère comprit vite pourquoi : lorsqu'il descendit de Gris à son tour il sentit une vive décharge de douleur dans ses jambes qui remonta jusque dans sa colonne vertébrale. Et ses cuisses étaient douloureusement endolories, d'autant plus qu'il n'avait vraiment pas l'habitude de monter à cheval. Non, décidément sa cabine et sa minuscule couchette lui manquaient terriblement...

_Ça va aller Homère? Se soucia Saule.

_Oui... c'est juste que j'ai très mal dans les cuisses...

_C'est normal. Essaie de te dégourdir un peu les jambes, tu verras ça va finir par aller mieux, lui expliqua-t-elle. Et au bout d'un certain temps on finit par s'y habituer.

Néanmoins elle frotta ses jambes avec vigueur. Homère se posa sur une souche. Il n'avait jamais connu un sommeil aussi chaotique et peu réparateur.

Homère balaya du regard l'endroit où ils se trouvaient : c'était un petit parc coincé entre plusieurs grandes barres d'immeubles en bétons recouverts par la végétation. Encore une ville, songea le garçon, mais il savait pertinemment que plus ils approcheraient de la citadelle et plus les villes en ruines seraient denses et vastes. Mais la plupart comme ici étaient lentement digérées par les plantes ou par la rouille, comme les quelques jeux pour enfants à côté d'eux qui n'avaient pas traversés ces deux siècles indemnes. Homère tenta d'imaginer cet endroit avant la Grande Extinction et crut un instant entendre quelques rires fantômes sortis tout droit de cette époque.

Perséphone arriva avec dans ses bras une multitude de petites branches sèches pour lancer le feu mais Saule balaya tout de suite cette idée de la main.

_Non pas de feu. On est encore trop près de la Forteresse... Ils n'auraient aucun mal à suivre notre trace si nous semons des foyers tout le long de notre route. Désolée Homère c'est pas ce matin qu'on mangera chaud.

Perséphone se contenta de hausser les épaules et de ranger une partie de ce bois dans leur barda.

Ils mâchonnèrent donc un morceau de pain, avec quelques fruits. Pour se désaltérer ils n'avaient que la tisane expérimentale, froide et fade de Perséphone dans une gourde. Saule insista fortement pour qu'Homère boive une gorgée de celle-ci car « pour soigner de telles courbatures il faut beaucoup boire crois-moi j'ai de l'expérience dans ce domaine». Malgré le dégoût qu'il ressentait envers les expériences culinaires de Perséphone, il se força à boire avant de croquer dans une pomme bien juteuse pour faire passer le goût amère du breuvage.

Pendant qu'ils mangeait, Perséphone s'occupa de son chargeur solaire. Saule la regarda faire curieuse. Voir la synthétique qui ouvrait son ventre pour en sortir quelques câbles et les raccorder à son petit panneau solaire l'hypnotisait presque.

_Arrête de la dévisager comme ça, lui dit tout bas Homère.

_Pourquoi? C'est un être fascinant!

_Simplement parce que ça la gêne. Elle n'aime pas qu'on la regarde comme une bête curieuse...

Compréhensive, elle finit par détourner son regard.

_C'est quand même incroyable de voir ce dont étaient capables nos ancêtres, poursuivit-elle en chuchotant.

_Tu sais qu'elle nous entend probablement... commenta Homère.

_Oui c'est vrai, désolée Perséphone chuchota Saule.

_Excuses acceptées, cria cette dernière.

Homère et Saule éclatèrent de rire.

Une fois le ventre plein, Saule fouilla dans son sac et en sortit une boussole ainsi qu'une vieille carte de la région. Pas assez vieille pour être un original bien sûr, mais il s'agissait de la copie d'une carte de l'Ancienne Humanité qui ne sortait pas du château de la Matriarche. Saule  expliqua que les documents et bien précieux suivraient la Matriarche dans son voyage pour le Sanctuaire. Homère lui posa des questions sur ce dernier mais Saule se refusa à toutes confidences.

_Désolée, c'est peut-être un des plus grands interdits de mon peuple : on ne doit rien dire sur notre Sanctuaire, ni sur l'endroit où il se trouve, ni décrire à quoi il ressemble. Et aucun étranger n'y est accepté. Nous avons souvent dû notre survie au respect de cet interdit.

Il n'insista pas plus, respectant les coutumes de la jeune femme. Elle se pencha sur la carte et demanda au garçon de lui indiquer l'emplacement de sa citadelle. Il fut incapable de lui donner la localisation exacte mais  lui expliqua qu'elle se trouvait au sud est de la cité de Paris, sur la rive gauche de la Seine.

_Hmm, donc elle devrait se trouver par ici, dit-elle en pointant un endroit de la carte. A vol d'oiseau ça nous fait à peu près une cinquaitaine de kilomètres à parcourir... En marchant raisonnablement et si on ne fait pas de mauvaises rencontres sur notre chemin, on peut y arriver en deux ou trois jours facilement. Une troupe de dix mille hommes est incapable de se déplacer aussi rapidement que trois personnes. Surtout avec tout le matériel de guerre qu'ils doivent traîner avec eux... je me demande quel genre d'armes de sièges ils ont avec eux...

_Tu risques de le savoir assez tôt, répliqua Homère un brin amer.

_Oh c'est vrai... Je suis désolée...

Perséphone se rapprocha d'eux pour discuter avec eux de la meilleure route à suivre. Elle tenait dans ses deux mains les câbles qui reliaient son capteur solaire. Homère détourna rapidement le regard car ça le gênait de plus en plus à mesure qu'il apprenait à connaître la synthétique. Il voyait de moins en moins en elle une machine mais une humaine un peu particulière et la voir tenir ainsi ces câbles qui sortaient de son ventre le dégoûtait un peu, comme si elle tenait ses tripes à l'extérieur d'elle même.

_A vol d'oiseau, oui. Mais si tu choisis de suivre la Seine comme hier soir, ça nous prendra bien plus de temps, tempéra Perséphone.

_Oui mais hier soir on devait marcher dans le noir. Et je ne m'aventure pas sur une route inconnue en pleine nuit, se justifia Saule.

Perséphone se pencha sur la carte et proposa de suivre les voies de chemin de fer de l'Ancienne Humanité.

_Avec l'aide de cette carte ce sera encore plus facile, affirma-t-elle. On a vu avec Homère  plus tôt que les lignes de chemins de fers sont bien détruites à certains endroits, impossible de les suivre sur de tels distances mais avec un plan comme celui-ci... Ça va grandement faciliter le voyage. D'autant plus que les voies de chemins de fer étaient construits sur des routes sans dénivelé.

_Oui, et si on avance en ligne droite on mettra encore moins de temps. Et comme on ne peut pas compter sur le soutien des chevaliers de la Forteresse, chaque heure qu'on gagnera pour aller prévenir la Citadelle nous conférera peut-être la victoire. On va faire comme ça Perséphone, c'est la solution qui me semble la plus raisonnable.

Comme tous étaient d'accord sur la marche à suivre, ils ne tardèrent pas à reprendre la route. Homère ne fut pas malheureux de quitter cet endroit au plus vite tant il lui paraissait lugubre avec ces balançoires chargées de rouilles voltigeant au gré du vent. Et puis ils étaient entourés par tant de bâtiments... Toutes ces habitations... Autant d'endroits depuis lesquels on pouvait les observer sans qu'ils ne puissent rien y faire ni même le savoir.

Dès qu'ils eurent avaler le dernier morceau de pain, la dernière gorgée de tisane amère et que Perséphone eut remit ses entrailles électriques à leur place, ils reprirent la route. Homère monta à nouveau avec Saule sur Gris et Perséphone prit à nouveau la monture que leur avait cédé Alexandre, le demi-frère. Saule, pour qu'ils ne souffrent pas du froid humide et saisissant prit à nouveau la couverture qu'elle enroula autour d'eux. Elle se serra à Homère pour qu'ils puissent conserver la chaleur de leurs deux corps. Ce contact aussi proche eut pour effet de mettre très mal à l'aise le jeune garçon qui avait une expérience des femmes qui se rapprochait du néant. Saule ne semblait avoir rien remarqué des émois du jeune homme, toute concentrée qu'elle était sur le message qu'elle allait envoyer à la Matriarche. Comment lui annoncer qu'une partie de leur plan était déjà tombée à l'eau?

_Homère, tu veux bien prendre de quoi écrire dans la sacoche qui est à ta gauche, lui demanda-t-elle.

Homère s’exécuta, tout heureux de mettre un peu de distance entre lui et la jeune femme. Il s'en voulait de ressentir de la gêne pour quelque chose d'aussi trivial. Ils avaient une mission à accomplir après tout! Eviter que d'autres meurent comme sa mère…

 Sa mère… À peine cinq jours qu'elle n'était plus de ce monde, qu'elle avait cessé de respirer pour rejoindre le Grand conteur... Rire, savourer la nourriture, s'émerveiller, rêver, tous ces actes avaient un arrière goût de cendre dans sa bouche. Un goût âcre dont seule la culpabilité avait le secret. Il continuait de vivre comme si la mort de sa mère n'avait rien changé dans sa vie... Lui qui refusait autrefois de ne serait-ce que songer  à la mort de ses proches avait du offrir au corps de sa mère les derniers sacrements. Et aujourd'hui le monde devait continuer de tourner comme si de rien n'était.

«  La vie finit toujours par l'emporter sur tout. » Cette phrase c'était sa mère elle-même qui la lui avait dite. Sa mère qui avait été une chasseresse avant d'être adoptée par les conteurs. Les chasseurs avaient une relation très proche avec la mort. De toute la Citadelle, c'était la faction qui avaient le plus l'habitude de l’administrer à leurs proies. Sa mère connaissait la réalité crue du trépas bien plus qu'aucun autre membre des conteurs.

«  Mais non voyons maman c'est l'inverse! A la fin on retourne tous au Grand Conteur! C'est donc la mort qui l’emporte! » Elle avait balayé cet argument d'un revers de la main : sans êtres vivants pas de trépas. Et si la chasse lui avait appris quelque chose c'est que la mort était au service de la vie et pas l'inverse. Quand avec les chasseurs, elle achevait les faibles et les vieux elle rendait service au troupeau : seuls les plus aptes à la survie donneraient naissance à des petits vigoureux.  Homère avait toujours pensé que cette maxime n'était pas des plus morale. « La morale c'est pour les hommes » lui avait une fois répondu sa mère. « La Vie se fout tout aussi bien de la morale que le Grand Conteur » lui répliqua sa mère un peu excédée, après une dure journée de travail aux champs.

Il farfouilla la sacoche, l'esprit ailleurs et finit par sortir un bloc de papiers et un crayon à papier minuscule déjà bien taillé. Il les tendit à Saule qui lui répondit sardonique :
_Tu es gentil mais comment veux-tu que je m'y prenne réellement avec toi devant et les rênes de Gris dans les mains? Tu sais écrire n'est-ce pas? Alors vas-y je te dicte le message.
Homère le fit sans dire le moindre mot. Saule resta très factuelle et sommaire : «   Tentative d'alliance avec le roi de la Forteresse échouée. Le roi a essayé de nous constituer prisonniers mais nous nous sommes enfuis grâce à des alliés inattendus. Peut-être un avenir pour une alliance? A trois jours de marche de la Citadelle. En route. Saule.   »
Elle lui confia les rênes le temps d'attacher solidement le message à  la patte gauche d'Ange. Ils contemplèrent tous les trois le corbeau s'envoler  et se diriger vers le sud.
Il va réussir à les trouver, demanda le conteur un peu inquiet à l'idée que tout ne se déroule pas comme l’espérait Saule.
_Ange est le plus intelligent des corbeaux. S'il ne trouve pas la Matriarche au château, il rejoindrera automatiquement le sanctuaire.  
_Et tu n'as pas peur qu'il ne parvienne pas à nous retrouver, questionna Perséphone un peu surprise par la confiance de la Cavalière.
Saule éclata de rire.
_Vous ne connaissez rien aux oiseaux tous les deux n'est-ce pas? Demanda-t-elle de manière rhétorique à ses deux compagnons. Nous sommes à quoi... Vingt, vingt-cinq, allez peut-être trente kilomètres du château de la Matriarche. A pied ça prend du temps et surtout on a pas une vue d'ensemble, la tête collée à la terre. Presque enracinée je dirais même. Mais c'est pas le cas de Ange : il va être très rapidement au château. Il va prendre plus de temps à profiter des graines qu'on lui donne et à reposer ses ailes qu'à faire l'aller. Je prends les paris. Il nous retrouvera avant ce soir.
C'est donc parfaitement sereine qu'elle regarda Ange  s'éloigner d'eux, à grand coup de ses grandes ailes noires.
Homère ne se sentait pas rassuré de traverser ces villes qui lui étaient parfaitement connues. Longer la Seine lui aurait offert la tranquillité de la familiarité : de toutes ces villes il n'avait connu que leurs berges où les péniches filaient. Il y avait un véritable No man's land après la forteresse. Les villes en ruines de l'Ancienne Humanité n'offraient un abris agréable que lorsqu'elles étaient cernées de champs cultivables. Mais tout ici n'était que grandes barres grises, pavillons réguliers, hangars et zones industrielles. Ils traversèrent ces zones pendant plusieurs heures. Homère avait mal dans les cuisses et rien ne lui offrait la moindre distraction, ni le temps nuageux, ni le paysage morne. Il se morfondait en songeant à sa mère et à la stupidité du roi de la Forteresse.
_Comment peut-on se montrer aussi con, dit-il tout bas, murmurant plus pour lui même que pour ses compagnes de route.
Saule réagit immédiatement : c'était la première fois qu'elle entendait un mot d'une telle vulgarité dans la bouche du petit garçon.
_De qui tu parles, demanda tout doucement la cavalière.
_Je parle de ces abrutis de la Forteresse! On venait en paix, tu leur offrais une alliance mais ils préfèrent se ranger à l'avis d'un gamin encore plus jeune que moi! Faut vraiment être les derniers des cons pour se choisir un roi aussi jeune et capricieux!
Saule ne put qu'abonder en son sens. Mais les traditions féodales de la Forteresse était ainsi faites.
_Saule, ils ont essayé de te capturer malgré l'accord de paix signé entre vos deux peuples depuis vingt ans. Ça ne risque pas de dégénérer? questionna Perséphone.
_Honnêtement... Je crois que tout a commencé à mal tourner avant ça, non? Enfin, je veux dire, tout l'équilibre des forces qu'il y avait en Francie a été mis à bas dès que ces guerriers du sud sont remontés au nord avec l'idée de nous massacrer. Et dans quel but? Hé ben le pire c'est qu'on en sait rien au final.
Une légère bruine avait commencé à arroser leur tête. Homère s'enfonça encore dans la couverture mais il commençait à grelotter.L'humidité semblait décidée à chasser toute la chaleur de son corps. Et ça ne paraissait pas s'arranger, bien au contraire, la bruine devenant une pluie de plus en plus épaisse, glaçante et poisseuse.
_Mais tu grelottes! S'exclama Saule. Mais tes mains sont gelées! Allez, là bas je vois le chemin de fer et un wagon abandonné. Allons nous y abriter.

En plein milieu d'une zone industrielle lugubre émergeaient des voies de chemins de fer, comme si celles-ci sortaient de nulle part. A quelque mètres, un wagon isolé, arrivé ici on ne sait comment, les attendait. Le wagon gris à deux étages faisait plusieurs mètres de longueurs. En y pénétrant, Saule vit tout de suite qu'ils n'étaient pas les premiers visiteurs à y trouver un abris : sur le sol on pouvait voir des traces d'un foyer, quelques couvertures abandonnées et les carcasses d'un quelconque animal sauvage qui avait servit de dîner. Avec l'aide de Perséphone, Saule parvint à faire entrer Gris, le cheval et l'âne au niveau du palier entre les deux étages, non sans difficulté. Elle les débarrassa de leur cargaison et les sécha pendant qu'Homère et Perséphone s'installèrent au milieu du wagon, à l'étage.
_Plus on est haut, plus on voit loin, dit simplement Perséphone.
Et elle n'avait pas tort. Si ils n'allumaient aucun feu, personne ne pourrait les voir au travers de ces vitres épaisses dont le temps avait seulement un peu opacifié le verre. Eux en revanche avaient une vue dégagée sur tout le quartier. On pourrait difficilement les prendre par surprise dans une telle position.
Une fois que Saule eut finit de sécher au maximum leurs montures, elle les rejoingnit trainant derrière elle l'odeur musqué des montures. Les trois bêtes étaient restées au rez de chaussée où de nombreux fauteuils sortis de leur emplacement libéraient un espace suffisant pour qu'elles puissent s’allonger.
Saule avait les joues rougies par le froid ambiant et vint se mettre sous la couette qu'Homère portait autour de lui. Il rougit tellement qu'elle finit par le remarquer.
_Oh! Désolé, j'oublie parfois la pudeur de ton peuple! Dit-elle un sourire au visage.
Il confia à la cavalière qu'il n'avait pas l'habitude d'être aussi proche d'une femme.
_Nous n'avons pas ce genre de problèmes chez les Cavalières, lui expliqua-t-elle. J'oublie parfois que ce n'est pas le cas pour tous...
Elle resta sous la couverture pour que la chaleur de leur corps leur permette de se réchauffer mais fit plus attention à ne pas le coller.
Ils patientèrent dans le wagon abandonné que la pluie finisse par se calmer à l'extérieur. Le temps maussade avait fait tomber la température d'un coup et la lumière également. Le bruit de la pluie battant contre le toit et les vitres miraculeusement intactes avait pour effet de bercer le jeune conteur. Les problèmes de promiscuités réglés, la chaleur du corps de Saule n'était pas désagréable.
_Perséphone, est-ce que je peux me  permettre de te poser une question très directe, demanda Saule en brisant le silence confortable qui régnait.
Perséphone tourna son visage vers la cavalière et posa son regard brun et inquiet sur sa compagne de route.
_Connaissant votre manque de pudeur et de gêne, cette question me fait redouter le pire.
Saule hésita et fidèle à elle même finit par dire exactement ce qui lui passait en tête.
_Je me demandais : pour quel raison veux-tu nous aider? Tu n'as pas toutes les raisons du monde d'haïr les humains? Enfin je veux dire... Notre tribu s'est formé parce que nous refusions de nous soumettre aux hommes et on reste méfiantes envers les hommes. C'est pour ça que même si on les tolère ils n'ont pas le droit de porter des armes ou d'avoir un poids sur nos décisions. Et toi... Enfin on t'a créée pour être une esclave et tu acceptes d'aider les descendants de tes oppresseurs?
La tirade de la jeune femme eut pour effet de sortir immédiatement le petit conteur de ce demi-sommeil si douillet dans lequel il s'enfonçait avec plaisir. Il fixa Perséphone, attentif à la réponse qu'elle allait donner. Mais elle ne semblait pas pressée de répondre, contemplant songeusement la pluie qui se déversait à l'extérieur de leur abri de fortune. Ses longs cheveux tressés masquaient intégralement son visage et ni Saule ni Homère n'auraient su dire quelle expression on pouvait lire sur son visage.
_Les gens qui m'ont conçue, commença-t-elle doucement comme pour peser chaque mot qu'elle allait prononcer, ils ont... très bien fait leur travail, je dirais. Ils me voulaient à leur image et c'est que je suis.
_Non, la coupa brutalement Saule. Non, tu n'es pas faite à notre image. Tu es meilleure que nous. Je... je ne serais pas capable de pardonner aux êtres humains si j'étais à ta place.
_Je suis incapable de rester indifférente à votre détresse. Quand j'ai vu Homère, tout près de la berge, étendu et le front en sang et ces deux hommes qui se tenaient derrière lui à discuter de comment ils allaient finir leur sale besogne... je ne pouvais tout simplement pas les laisser faire. Ils allaient tuer un gamin innocent... Je ne pouvais pas assister à ça sans rien faire. C'était réellement au dessus de mes forces.
_Merci, dit simplement Homère.
_Ne me remercie pas. Ça me fout en rogne d'avoir dû les achever... Mais ils ne voulaient rien entendre. Ils ont rigolé tout d'abord en me voyant arriver. Ils me gueulaient un tas de choses qu'ils allaient me faire si je ne passais pas mon chemin bien gentiment. Ma simple arrivée a suffit à les détourner de toi mais ils ont insisté... L'un d'eux m'a saisie et refusait de me lâcher. Alors j'ai du faire ce que j'avais à faire. J'ai pourtant toujours détesté ça...
_C'était pas la première fois que tu tuais quelqu'un? L'interrogea Saule, toujours aussi frontale.
Un bras posé contre la fenêtre, Perséphone leur tournait à nouveau le dos.
_Non, ce n'était pas la première fois. Et avec ce qui se passe ce ne sera certainement pas la dernière malheureusement.
Homère n'osait songer à ce qu'il en coûtait à la synthétique de mettre fin à une vie humaine, elle qui avait été capable de tant leur pardonner. Et lui qui vouait, il y a encore si peu de temps une vénération sans bornes à l'Ancienne Humanité... Ils avaient créé un être aussi bon pour en faire le caniveau sans âme et faussement sans conscience de leur jouissance.

La pluie ne semblait pas vouloir cesser et cela inquiétait énormément Saule. Ils avaient dû parcourir une petite quinzaine de kilomètres tout au plus depuis la Forteresse et même si la pluie avait couvert leur trace, elle aurait aimé avoir une plus grande distance entre eux et ce roi juvénile et stupide.
Quand la pluie ne devint plus qu'une légère bruine, ils se décidèrent à reprendre la route. Ce repos avait été bienfaisant pour leurs montures qui avaient marché toute la nuit pendant qu'Homère et Saule s'était endormis. Le temps était encore couvert mais ils s'enfouirent sous une bâche aux tons kakis et fixèrent la même à leur âne. Perséphone posa une grande couverture sur sa propre monture et dédaigna celle que Saule lui tendait.
_C'est une délicate attention mais garde là au sec. Je t'assure que je n'en ai vraiment pas besoin, dit-elle en grimpant avec une agilité déconcertante sur son cheval.
_Tu ne ressens pas le froid? Demanda la jeune cavalière.
_Oui et non, c'est juste une information pour moi. Le froid ne me fait pas souffrir, et l'eau non plus d'ailleurs.

Ils chevauchèrent pendant plusieurs heures sous cette légère bruine en économisant leurs montures. Perséphone avançait devant eux et avait attaché la bride de l'âne à son cheval. Saule et Homère fermaient la marche. Ils traversèrent un nombre incroyable de rues désertes, d'habitations saccagées et rongées par le temps. Partout les plantes gagnaient du terrain, s’immisçant dans les anfractuosités du béton, se fixant aux pierres, perçant le bitume. Et dire que tout cela était autrefois habité par des hommes et des femmes qui leur ressemblaient...
Homère avait l'habitude des ruines de l'ancienne humanité : la Citadelle était située en plein cœur d'une grande ville de Francie mais jamais il ne les avait parcouru dans ce silence quasi religieux. Dans la Citadelle, ils étaient nombreux et le silence n'était jamais aussi palpable et poisseux. Il ne se sentait pas comme une proie, guettant le moindre bruit qu'il pouvait entendre. Il y était chez lui : même les ruines inhabités lui étaient familières. Ici, loin de la Seine, il était saisi par les vestiges des ancêtres et comprenait de plus en plus pourquoi les maraîchers croyaient aux fantômes et ne s'aventuraient que très rarement seuls dans les villes des ancêtres. Même les Collecteurs, cette tribu de la Citadelle spécialisée dans la récupération des artefacts de l'Ancienne Humanité, n'envoyait jamais d'équipe d'un seul individu mais des groupes de trois dans les ruines. Le silence était le lourd écho de ces vies qui avaient cessé brutalement. La végétation seule était là pour rappeler que deux siècles environ les éloignaient de la Grande Extinction.
Il entendit un bruit d'ailes derrière lui et se retourna si vite qu'il mit un violent coup de tête au menton de Saule qui lâcha un juron sous l'effet de la douleur. Un coup de bec sur l'épaule vengea sa maîtresse. Ange était de retour parmi eux, et avant la fin de la journée, comme l'avait prédit Saule.
_Saloperie de bestiole, jura à son tour le jeune conteur.
Saule éclata de rire. Un rire aiguë et sonore qui était comme malencontreux dans un endroit pareil.
_Pourquoi tu crois que je l'appelle mon protecteur? lui dit-elle entre deux éclats de rires.
Le volatile aux ailes noires et massives se posa délicatement sur l'épaule de la jeune cavalière. Il portait un message attaché à sa patte. Saule l'en débarrassa et l'oiseau secoua ses plumes en poussant un croassement puissant.
_Ange, fais pas ça près de mon oreille, pesta Saule tout en déroulant le petit rouleau de papier. Je vais finir sourde à force!
Elle le lit silencieusement et son visage se ferma.
_Les enfoirés, jura-t-elle.
_Qu'est-ce qui se passe? demandèrent en cœur Homère et Perséphone.
_Les éclaireuses de notre matriarche ont vu des mouvements de troupe de la part des guerriers du Sud : ils ont mis feu à certaines de nos fermes. Mes soeurs ont décidé de précipiter leur départ pour le Sanctuaire... La Forteresse va se retrouver toute seule sur le chemin de ces guerriers. Ils vont se faire massacrer...
La voix de Saule s'était comme éteinte sur ce dernier mot, le souffle lui manquait. Perséphone s'approcha d'elle et compatissante lui dit en lui tenant l'épaule.
_Nous ne pouvons rien faire d'autre que continuer d'avancer, Saule. Former une alliance avec ceux de la Citadelle reste encore le meilleur moyen de vous sauver!
_Je peux leur envoyer un message! Gris peut leur porter un message rapidement, s'écria Saule. Si leur roi ne veut pas entendre raison, je suis sure que mon… enfin, nos alliés sauront quoi faire de cette information!

Une fois le message écrit et le messager reparti, ils reprirent leur chevauché silencieuse. Encore quelques heures tout du moins, jusqu'à ce que le soleil en décide autrement en laissant sa place à la nuit. Voyant que les ombres s'allongeaint de plus en plus autour d'eux, ils décidèrent de se mettre en quête d'un endroit sec où passer la nuit. A côté de leur route se trouvaient de grands hangars surmontés d'enseignes au néon qui n'avaient plus éclairé quiconque depuis au moins deux siècles. Ils y pénétrèrent par une porte en verre dont les éclats étaient encore éparpillés partout sur le sol. L'endroit était vaste et sombre et Saule décida d'allumer sa lanterne et de faire un tour rapide des lieux pour voir s'ils parvenaient à y trouver quelque chose  d'utile.
Il régnait dans le lieu une impression de chaos. Des rayonnages étaient mis à terre avec leur contenu répandu à même le sol poussiéreux. Le lieu donnait l'impression d'avoir été pillé un nombre incalculable de fois et saccagé tout autant. La lanterne projetait une lumière faiblarde et Homère se retourna plus d'une fois violemment en croyant voir une silhouette qui les fixait dans la pénombre, alors qu'il ne s'agissait que d'un mannequin dénudé depuis longtemps. Il restait bien quelques boîtes de conserves mais elles étaient périmés depuis un long moment et certaines avaient même éclaté sous l'effet des gaz putréfiés qui s'étaient accumulés à l'intérieur.
_On ne trouvera rien ici, affirma Saule une main au niveau du nez tant l'odeur de la pourriture et de l'humidité étaient pesantes.
Dans le fond du magasin se trouvait ce qui avait été autrefois un rayon bricolage. Homère trouva un pied de biche lourd en main et le prit avec lui se disant que ça pourrait toujours être utile. Perséphone tomba sur un réchaud à gaz, une bénédiction pour faire à manger sans laisser un foyer bien visible derrière eux. Il fallait juste espérer qu'il ne leur exploserait pas entre les mains...
Ils prirent aussi les quelques couettes épaisses et couvertures qui restaient dans le rayon literie. Elles étaient chargées de poussière mais agréablement et surprenamment sèches. Par chance ce coin du hangar était resté à l'abri des intempéries.
 Ainsi chargés de leur butin ils se rapprochèrent de l'entrée par laquelle ils étaient arrivés. Aucun des trois ne se sentait rassuré à l'idée de se cloîtrer en plein milieu du magasin.
Pour une fois ce fut Saule qui s'occupa du repas. Elle mit de l'eau à bouillir et y jeta au fur et à mesure certains des légumes qu'elle avait emmenés avec elle : pommes de terres, oignons, navets et carottes. Elle les éplucha avec une rapidité déconcertante. A la fin elle sortit d'un torchon deux saucisses fumés qu'elle coupa en morceaux et fit mijoter le tout. Une agréable odeur de potage se répandait déjà tout autour d'eux.
_Ça sent tellement bon Saule que je regrette presque de ne pas pouvoir me nourrir comme vous, complimenta Perséphone.
La Cavalière sortit deux petits bols en bois et les remplit de son potage. Homère se précipita sur celui qu'elle lui tendait et bien sur se brûla la langue.
_Soit pas si pressé, voyons, c'est brûlant! le sermonna Saule.
Elle lui montra l'exemple en soufflant sur sa propre soupe et en l'avalant tout doucement. Le jeune garçon fit de même.
Il ne savait vraiment pas à quoi cela été dû : peut-être au petit déjeuner pitoyable, au déjeuner expédié, au froid glacial et humide qu'il y avait eu toute la journée mais la soupe préparée par la cavalière lui sembla être la meilleure qu'il n'avait jamais goûtée de sa vie. Les gros morceaux de légumes était devenus fondants et un goût de sel et de gras délicieux les parfumaient à merveille. Ce potage brûlant fit entrer dans son corps une chaleur très appréciable après cette journée de pluie. Il en savoura chaque bouchée, chaque lampée.
_Je ne pensais pas que tu serais...
_Quoi? Que je pouvais être une aussi bonne cuisinière, suggéra Saule un brin ironique.
_Oui, enfin, comme tu es... une guerrière...
_Non Homère, je ne suis pas une guerrière mais une Cavalière, rectifia-t-elle. Je pensais que toi, plus que quiconque, en tant que conteur comprendrait que les mots ont un sens. Nous ne faisons pas la guerre parmi les Cavalières, mais nous savons y répondre. Combattre ou fuir, mais toujours survivre... La guerre n'est pas un but que nous poursuivons, c'est juste un moyen de survivre.
_Et tu en explores un autre, ajouta-t-il comme pour se faire pardonner sa maladresse.
Un grand sourire apparut sur le visage de la jeune fille. La petite remarque d'Homère l'avait flattée, c'était une évidence.
_Je l'espère en tout cas! Si nous voulons survivre il nous faut trouver des alliés capable de comprendre ou tout du moins tolérer notre mode de vie.
_On dirait que c'est pas le cas de la Forteresse, commenta Perséphone en s’immisçant dans la conversation.
_Oui c'est le moins qu'on puisse dire, commenta Saule dans un soupir de lassitude. J'aurais tellement aimé que ça se passe autrement. Ces gens, ces paysans... Non, dit-elle brusquement, ces esclaves plutôt! Ils vont mourir à cause de leur système stupide...
_Tu en es persuadée? Demanda Homère un espoir dans la voix.
_Homère, tu en doutes alors que tu as vu ce qu'ils ont fait à ce petit village où tu faisais escale avec ta famille? Rétorqua Perséphone.
_Non, je... Enfin, on en est pas vraiment certains... Peut-être que ton message leur sera utile.
Saule secoua sa tête de droite à gauche.
_C'est quasi-certain malheureusement. Tu as vu comme moi les charrettes pleines qu'ils transportaient dans le château? C'est toutes leurs réserves pour l'hiver. Les attaquer serait un bon moyen de se ravitailler à peu de frais... Ils sont si peu nombreux dans la Forteresse comparé aux troupes que nos éclaireuses nous ont rapporté avoir vu dans le sud... Ils sont quoi? Cinq cent chevaliers... Tout au plus... Et leurs murs sont fait de brics et de brocs, de la récupération ici et là... Non, ils vont se faire massacrer. La seule solution serait qu'ils prennent la fuite dès maintenant.
Ainsi était toujours Saule : directe, frontale. Le conteur n'était malheureusement pas très habitué à cette brutalité que pouvait parfois avoir la jeune femme. Perséphone était moqueuse et ironique mais elle faisait bien plus souvent preuve de délicatesse à son égard. Mais la cavalière jamais. Dans son esprit, le conteur voyait dans la région naître de nouvelles ruines, des feux, des villes et des villages abandonnés et rejoindre la cohorte de celles de leurs ancêtres. Plus de petites oasis humaines dans ce désert en ruines. Et il était impuissant face à cela! Que pouvaient faire les contes et les récits d'aujourd'hui et d'hier face à une armée de dix milles hommes? Rien, absolument rien. Si seulement il avait appartenu à la faction des techniciens, des forgerons ou même des chasseurs, il aurait pu être utile en créant des armes ou encore en maniant l'arc et les flèches. Mais il n'était rien qu'un conteur portant le nom d'un homme éteint bien avant la Grande extinction.
Le bien-être offert par le potage n'avait décidément été que de courte durée, songea-t-il. Peut-être devrait-il arrêter de parler tout simplement? Cela lui éviterait de sortir déprimé de toutes les conversations qu'il pouvait avoir avec Saule ou Perséphone. Il remercia doucement Saule pour ce repas et commença à s'enrouler dans une des grosses couettes chargées de poussière. Il avait chaud et il avait presque envie que demain n'arrive jamais, tout emmitouflé qu'il était. Mais il ne devait pas s'endormir de suite car il attendait un récit qui prenait place si longtemps auparavant qu'il le permettrait de s'échapper quelques instants de ce monde où il se sentait impuissant.
_Bon, j'en étais où? commença Perséphone.

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