32.

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Passé la porte, le duo s’enfonce dans les profondeurs du complexe d’AstraCorp. Le couloir qu’ils suivent est à peine éclairé ; tantôt étroit, tantôt plus haut ou large, mais toujours veiné d’une tuyauterie épaisse et gargouillante. Câbles électriques hydrofuges, tubulure à n’en plus finir, tous convergent vers un seul et même point : l’immense salle du réacteur.

À mesure que les deux hommes progressent, la chaleur augmente. Le ronronnement d’une machinerie complexe se propage à l’intérieur des murs, donnant la sensation d’évoluer dans l’organisme de quelque léviathan monstrueux. L’odeur aussi change. Elle délaisse les relents chimiques pharmaceutiques, pour s'imprégner d’effluves collantes, gangrenées d’un mal ancien. En effet, plus ils avancent, plus la structure semble fragile, rongée par l’humidité, envahie d’une forme de mucosité sombre s’accrochant à la plomberie.

Par réflexe, Sanchez plaque une main devant son nez. En tête, Imo n’en a que faire. Occasionnellement, il annonce un conduit bas de plafond, un parpaing mal fixé ou usé par le temps. Il ne marque aucun ralentissement. Sa démarche est fluide, décidée. Au détour d’un coude cependant, il s’immobilise et Sanchez lui rentre dedans.

- Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi vous vous arrêtez ? C’est un cul-de-sac ?

- Silence.

Le scientifique obtempère et tend l’oreille. Rien. Que se soit contre ses tympans usés ou sur son brassard temporel, il n’y a rien que le gargouillement des canalisations.

- Je n’entends rien. Vous vous faites probablement des films, allez on av…

- SILENCE !

Imo pousse le même son inhumain qu’auparavant, excepté cette fois, qu’il se réverbère dans les profondeurs pour revenir, distordu, griffer les tympans de Sanchez, qui n’a d’autre choix que de se plaquer les mains sur les oreilles.

- Ah non, pas encore ! Fermez-là, qu’est-ce qui vous prend ?

Pour toute réponse, l’immortel l’envoit bouler contre la tuyauterie derrière lui. L’impact est rude, mais il n’y a pas grand mal. Sanchez demeure quand même immobile. Il a croisé le regard d’Imo et a tout sauf l’envie de titiller la bête qui visiblement sommeille en lui.

Comme pour le confirmer, un grognement guttural s’échappe de sa gorge et son oeil palpitant s’embrase. Son corps tremble, convulse, est traversé d’une décharge électrique qu’aucun être humain ou augmenté ne saurait normalement encaisser. Il fait quelques pas titubant puis se force à s’adosser contre un mur poisseux, luttant pour ne pas fracasser la moindre surface de ses poings brûlants.

Jamais, dans toute son existence, il n’a ressenti une douleur aussi atroce. Aussi longue. Similaire à s’envoyer des millions de volts dans le palpitant, sans parvenir à mourir, cloué sur la Terre par sa malédiction. Et soudain, alors qu’il sent toutes ses forces être aspirées dans le néant et sa conscience s’égarer, un flash de lumière l’emporte.

Un instant, un très bref instant inquantifiable, il n’est plus dans le tunnel rongé par l’obscurité et l’humidité. Un court instant, il flotte. Un liquide chaud, presque poisseux, l’enveloppe, soulage sa peau nue de la fureur de la foudre. Ses yeux papillonnent, essaient d’attraper une once de réalité. Il la discerne, mais pas du bon côté. Un cri de suprise lui échappe. Ou croit lui échapper. Dans cet environnement liquide, ses lèvres ne bougent pas. Pas au début. Quand il observe ses membres, il ne les reconnait pas. Puis il sent un sourire déformer son visage. Un sourire exagérément large, déchirant ses joues, laissant pénétrer l’eau poisseuse dans sa bouche pleine de crocs acérés. Des voix résonnent, un oeil se braque vers elles, brisant leur échange, cristallisant la peur, la vérité…

- … Menoj !

Imo ouvre les yeux. Il est de retour dans le tunnel. Il ne l’a jamais quitté. Son corps est lourd et brûlant, affalé en travers du couloir, à demi-trempé par les infiltrations d’eau croupie. Lentement, il porte une main à sa tempe gauche. La douleur a disparu, l’éclat s’est amoindri. Malgré tout, il se sent nauséeux, pris dans un étau vaseux qu’un décès ne lui ôterait guère.

En face de lui, agenouillé, Sanchez l’observe, sourcils froncés. Beaucoup plus inquiet que son agressivité ne le laisse entendre ou qu’il ne veuille le laisser transparaître. Les sentiments ne sont vraiment pas son truc. Imo sourit, ou plutôt grimace.

- Qu’est-ce qui m’est arrivé ?

- Vous avez eu votre petite crise. Et dire que c’est moi qui étais supposé en avoir, vous travaillez pour l'hôpital qui tringle la charité tordue.

- Qu’est-ce que j’ai fait ?

Bien tenté de lui sortir une pique de son plus beau crû, Sanchez se retient. Son compagnon est clairement secoué, ce qui n’est pas rien lorsqu’on a plus de cent ans au compteur. Il se redresse et se tourne vers l'extrémité du couloir, vaguement discernable.

- Vous avez convulsé, explique Sanchez. Grogné et hurlé à la lune, puis vous vous êtes effondré comme un sac. Ça faisait près d’une bonne minute que vous étiez dans le sirop. Au point que j’ai hésité à vous injecter ça.

Imo lève la tête. Dans une main, Sanchez tient un flacon-injecteur emplie d’une substance grenat, à peine identifiable dans l’éclairage précaire.

- Je l’ai trouvé dans votre poche gauche, indique-t-il. Vous mettez tout à gauche, vous. Vous étonnez pas si la vie vous déboite la rondelle. Bref, je vous injecte votre Mirage ou je le garde ?

- Rendez-le moi, c’est tout, répond Imo en tendant sa main… gauche, l’habitude sûrement.

Sanchez hésite. Une seconde, tout au plus. Une seconde pendant laquelle, il imagine le jeune immortel augmenté, à la force décuplée, pris d’une crise au milieu des ténèbres. Au bout du compte, il le lui fourre dans la paume, qui a tôt de le faire disparaître dans sa poche gauche, puis, réflexion faite, droite.

- Je sais qui est le spécimen zéro, déclare Imo en se relevant maladroitement. Il faut qu’on se grouille d’aller au réacteur.

- Je n’attend que vous depuis tout à l’heure. Qui est-ce ?

- C’est compliqué… dit Imo après une pause. Très compliqué… Sachez juste que nous partageons un lien et que je m’attendais à tout sauf à le trouver ici.

- Eh bé nous v’là bien. Comme si j’avais envie de me retrouver dans un remake foireux d’Harry Potter. Non que si le vieux barbu m’avait un peu plus ressemblé, le box-office aurait été plus cohérent.

- Pensez ce que vous voulez, rétorque Imo en se remettant en marche. Il faut qu’on se dépêche, j’encaisserai pas une charge de plus sans devenir dingue.

- C’est bon à savoir. Vous êtes sûr de ne pas vouloir que je garde le Mirage ?

Imo secoue la tête, se reposant un instant contre un tuyau biscornu.

- Non, répond-il finalement. Je veux l’avoir à portée si ça venait à empirer. Et puis, ne vous inquiétez pas. Quand je m’injecte cette saloperie, mon Lien se stabilise, ma présence aussi. Vous ne risquez rien.

- Dit celui qui m’a envoyé baiser la plomberie.

- Et je ne regrette rien. Vous l’aviez forcément cherché.

Sanchez renifle et emboîte le d’Imo.

Les deux hommes marchent, s’enfoncent toujours plus loin dans un dédale de corridors, qu’Imo traverse sans l’ombre d’une hésitation. Contre toute attente, sa présence ne s’efface pas de l’esprit de Sanchez, qui ne va pas s’en plaindre. Errer seul dans ce labyrinthe de câbles envahi par la moisissure, très peu pour lui.

Enfin, après de longues minutes de déambulation, ils finissent par se heurter à une surface lisse, dure, encadrée d’un rai de lumière. Une porte à l’évidence. Lourde également et proclamant un danger de rayonnements ionisants. Ils sont arrivés, on dirait.

Imo pose une main sur la porte, ferme les yeux pour en percevoir le chant des vibrations. Sans se retourner, il déclare :

- Vous devez savoir, Sanchez, que ce que vous risquez de trouver derrière cette porte, va secouer votre monde rationnel.

- Parfait, je suis là pour ça. Ouvrez, maintenant.

Imo se tourne vers lui, son œil bleu palpitant doucement.

- Je suis sérieux. C’est assez rare, donc je le souligne. Il ait des choses qui transcendent votre simple mortalité, voire le temps lui-même. Il en fait partie.

- J’ai bien compris, répond Sanchez agacé. J’ai d’ailleurs hâte de le rencontrer. On y va ?

L’immortel le fixe un moment. Sa pupille le sonde, dénude son âme, jusqu’à ce qu’il se détourne, un soupir bloqué dans la gorge. D’une poussée, la porte s’ouvre, grinçante, scindant les ténèbres alentours d’un rideau de lumière artificielle.

Sanchez le traverse le premier, Imo suit. Ce que le scientifique découvre en passant l’embrasure, changera à jamais la mélodie de l’éternité. Son avenir également. Celui du monde aussi (28).

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