Où l'on apprend à bien choisir ses alliés

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Chose promise, chose due. Sitôt les pieds posés sur le sol bétonné du 13e sous-sol de l’an 42, Sanchez tire droit devant lui. Son canon à impulsion fauche deux clampins, qui vont percuter la guérite anéantie, dans une pluie de gravats et de jurons colorés. L’un de ces flâneurs est Keaya ; l’autre, un lourdaud mal embouché.

- Non, mais ça va pas ? jappe, couine, braille ou les trois, la concernée en bondissant sur ses pieds.

- J’avais prévenu, répond simplement Sanchez en regardant brièvement autour de lui. Bien, en avant, j’ai pas toute la nuit.

- Quoi, attendez, c’est tout ? s’énerve Aisaan. J’vous f’rai remarquer qu’pendant qu’vous discutiez d’la braguette des anges, on s’est débarrassé de tous les salopards qui traînaient dans l’coin.

- J’avais remarqué.

- Et c’est tout ?

- De toute évidence, puisqu’il n’y a plus personne à part nous.

- Et un merci, ça vous arracherait la caisse ?!

- Ce ne seront pas les derniers barjos que vous allez déglinguer ce soir. Si je dois vous remercier pour chaque personne que vous fesserez durant l’heure qui vient, je préfère encore m’arracher effectivement la gueule au Cocoroco. Et puis pourquoi on discute là ?! Tâchez au moins de camoufler les corps au lieu de battre le quart.

Aisaan s’apprête à répliquer un propos à n’en point douter cinglant, quoique surclassé d’avance dans cette joute oiseuse, mais se contente d’un coup de poing dans le vent. Le fait est qu’on ne puisse effectivement bavasser avec les calucs aux points de vue bien arrêtés, en particulier lorsque ces derniers mènent un acte criminel, voire terroriste dans un laboratoire presque secret.

En lieu et place, il attrape la première comateuse à portée (une jeune femme atiffée comme une punk sans chien, avec des daviers en place de bras, lui donnant la grotesque apparence d’une langouste transgénique) et va la trainer dans une cavité creusée à force d’impacts diacrâniens répétés.

Le hall d’accueil aux dimensions cathédralesques, surtout niveau hauteur, est en ruine. Pas depuis longtemps au vu des trous fumants marbrant le sol cendré et les nombreuses alvéoles en train de s’effriter. La guérite bétonnée, protégée de plusieurs couches de verres blindés fissurés, les portiques de sécurité démolis et le mobilier ravagé, ne sont plus qu’un triste souvenir d’un semblant d’ordre et d’autorité. La présence des huit personnes étendues dans des positions biologiquement douteuses aux cinq coins de la pièce pyramidale, joue beaucoup sur ladite raison de cette dégradation. Tout comme l’essoufflement partiel des deux Extens unifamiliaux.

Au fond, quoi de plus normal ? Ils sont venus, ont vu puis vaincu et n’attendent plus que de se bouger le cul. C’est pourquoi Leone arrête Aisaan d’un secouement crânien, lorsque celui-ci s’apprête à aller “dissimuler” le corps d’un SuperZ stagiaire, la tête plantée dans le sol.

- On y va, déclare-t-il simplement.

Au fond du hall, passé les décombres et un affreux buste à la gloire mégalomaniaque de l’architecte du bâtiment, se trouve une porte. Leone la franchit, les autres suivent.

De l’autre côté, personne. Une pièce immense, un peu moins haute que celle tout juste traversée, et désertée de ses occupants dès les premières secousses en surface. Les plus hardis ont suivi quand le hall de sécurité s’est transformé en Waterloo souterrain quelques minutes plus tard.

Cette nouvelle salle s’apparente déjà plus à ce qu’un visiteur est en droit de trouver dans les profondeurs d’un complexe souterrain à la gloire d’une société pharmaceutique. Adieu l’antichambre treize fois plus protégée que les autres étages et son délire architectural pharaonique tout en béton rectiligne. Bonjour les néons simulant la lumière naturelle de Tchernobyl, les colonnes en carboradium et des box de laboratoires s’étendant sur plus de vingt mètres de hauteur. Au centre de la salle, entre les colonnades de bureaux et d’assises à n’en plus finir, est peint le logo d’AstraCorp : une grosse boule bleue entourée d’un anneau, au centre de laquelle brille une étoile blanche.

Visiter ce lieu, d’ordinaire grouillant de fanatiques en blouse blanche et de fous furieux au génome perturbé, dénué ici de toute vie et d’autre son que celui des pas de la petite troupe, a quelque chose de perturbant. Très similaire au sentiment qu’Aisaan éprouverait si l’envie lui prenait de pénétrer dans un parc à thème habillé en curé. Projet qui, par moment, vient titiller sa lassitude quotidienne, d’où l’analogie.

Mais personne n’est là pour jouer au touriste. Leone regarde autour de lui, imité par les autres, excepté Sanchez pour qui l’anticonformisme est un humanisme.

- Qu’est-ce que l’on cherche exactement, demande Leone après plusieurs coups d’œil hasardeux.

- Aucune idée, répond Sanchez en continuant d’avancer. Inutile de perdre notre temps ici. Les chances pour que le Noyau soit produit dans la deuxième pièce du sous-sol sont quasi-nulles. Il faut continuer d’avancer.

- Et keski vous rend si sûr de ça l’intello ? interroge Aisaan, moue narquoise et fiel dans la voix. Qui nous dit qu’on trouvera pas des indices ici ?

- Vous aussi vous avez choisi d’être encore plus stupide que ce que vous montrez habituellement ? Si pratiquement personne ne connaît l’existence du Noyau, alors cette foutue boîte ne va pas prendre le risque de laisser filer une note à l’endroit où il y a potentiellement le plus de monde ! Réfléchissez avant d’ouvrir votre gueule d’empeigne.

Encore une fois, Aisaan se retient de ne pas faire parler les poings. Une intervention bruyante de Chang vient couper court à toute velléité toxique. L’assistant a en effet trouvé l’objet que Fabiano a été infichu de débusquer les semaines passées : une carte.

Pas n’importe quelle carte, une représentation tridimensionnelle étalée dans toute sa gloire sur un immense bureau blanc, planté au fond de la pièce, entre deux escaliers menant à une même porte surélevée. L’intérêt stylique de la chose reste encore aujourd’hui en suspens, au contraire de la carte du sous-sol.

Quand Keaya pose les yeux dessus, elle manque de défaillir.

C’est grand. Très grand. Ce 13e sous-sol est supposément le dernier, son concepteur s’est donc lâché dans la gestion de l’espace. Des couloirs serpentent sur plusieurs kilomètres de longueurs, entrecroisés d’ascenseurs disposés au petit bonheur la chance, visiblement au fil de la politique expansionniste de l’endroit. Certaines pièces ont les dimensions d’un cagibi, d’autre d’un hall de gare, sans qu’aucun souci d’uniformité ne se soit manifesté un seul instant dans les esprits biscornus qui ont décidé, un beau midi, de creuser les profondeurs de la ville pour jouer les Frankenstein plein aux as.

Un endroit catalyse cependant l’attention de tout le monde immédiatement. Difficile de le rater, tant sa taille et sa structure détonne avec l’intégralité du niveau. Sorte d’immense sphère, entourée d’une structure complexe de pièces anguleuses disposées sur plusieurs étages, embastillant ce qui s’apparente au cœur d’AstraCorp.

À sa vue, Aisaan renifle.

- Parlez d’une discrétion. J’vous mets ma main à couper qu’c’est là-bas qu’y a c’qu’on cherche. Qui prend les paris ?

Personne ne se donne la peine de répondre. Sanchez presse un index sur la zone concernée de la surface vitrée. Une fenêtre apparaît. Salle du Réacteur. Rien d’autre, pas de précision sur sa nature ou son fonctionnement autre que : Accès réservé au personnel accrédité. Niveau discrétion, difficile de faire pire, effectivement. Cela dit, les personnes œuvrant ici auraient tout intérêt à ne pas trop jouer avec la liberté d’opinion.

- Je ne veux pas donner l’impression d’enfoncer des portes ouvertes, mais quand je vois un truc pareil, je me dis qu’il y a 90% de chance que le secret de leur recherche prioritaire du moment soit parqué là-dedans, dit soudainement Imo, les yeux rivés sur la carte.

Sanchez pousse un grognement, manière pour lui d’approuver la lapalissade. Alors qu’il est sur le point de gravir les marches d’un des escaliers proches, Keaya ajoute son grain de sel.

- On devrait quand même réfléchir à un itinéraire, déclare-t-elle. Pas foncer dans le tas comme vous aimez le faire. On a une carte justement pour ça et…

- On n’a pas le temps Keaya, la coupe Aisaan, agacé. Plus on discute, plus nos ennemis se renforcent et plus nos alliés perdent l’avantage de la surprise. Il faut qu’on s’bouge !

- Hyarghbil beta, zumba gwufish !

- Certes… répond Keaya déconcertée par le soudain élan volubile de Chang. Du coup…

- C’est une mauvaise idée, Chang, intervient à son tour Sanchez en revenant vers eux. T’as pas vu assez de films pour savoir que c’est la pire chose à faire dans ce genre d’opération.

- Wetash. Tamen boguyskarp della puyo.

- C’est pas faux, sans être vrai.

Sanchez se masse le menton, pensif. Keaya les observe, Aisaan aussi et au bout d’un moment, une dizaine de secondes tout au plus, les deux explosent :

- Mais de quoi vous parlez, macaques / bordel !?

- Diviser pour mieux régner, dit Imo, toujours perdu dans la contemplation de la salle du réacteur. C’est évident, non ? On se sépare, de manière à couvrir plus de distance et permettre à Sanchez ici présent de se livrer à sa razzia universitaire en toute tranquillité.

- Quoi ? tempête Keaya, puis se tournant vers son arrière-grand-père : dites-moi que c’est pas vrai !?

- C’est une partie de la vérité, je le concède, si ce n’est que je n’effectue pas de “razzia”, seulement des emprunts à durée indétermin…

- Non, mais vous croyez pas qu’on a le temps pour ces conneries !?

- Pas tous, effectivement. Sauf si on se sépare.

- Eriko, vous n’êtes pas sérieux ? demande Leone en se massant le crâne, fatigué par avance de la réponse.

- Non, je ne fais que proposer…

- Eh bien, la réponse est non ! braille Aisaan. On prend la première porte qui vient, on saute dans le premier ascenseur, on en chope un autre jusqu’à atterrir dans cette foutue pièce et on brûle tout. Voilà c’que j’en dis.

- C’est le plan le plus grotesque, sinon merdique que j’ai pu entendre en dix ans, relève doucement Sanchez, un sourire onctueux, passablement inquiétant, étiré jusqu’aux oreilles. J’espère que vous vous êtes un tant soit peu amélioré question combat, parce qu’en l’état, contentez-vous de fermer votre gueule de chiffonnier, ce sera mieux pour tout le monde.

- Kesk’vous avez dit ?!

- Vous êtes dur de la pelure ? J…

- ARRÊTEZ ! crie Keaya.

La jeune femme en a par-dessus les aisselles. D’un violent coup de poing, elle envoie Aisaan fracasser la porte vitrée d’un laboratoire, où il file s’écraser sur une centrifugeuse. De son autre main, elle agrippe et soulève Sanchez par le col de son immuable blouse. Le scientifique se contente d’enfoncer le canon de son arme favorite dans les côtes de son arrière-petite-fille potentielle, qui n’y accorde pas plus d’importance qu’à celui que braque également Chang dans son dos.

Imo s’esclaffe, donnant la furieuse envie à Leone de l’envoyer rouler un palot à la table cartographique.

- Ecoutez-moi bien grand-papy, crache-t-elle. Vous allez arrêter de vous comporter comme le parfait connard dont vous savourez la position depuis que je vous connais et arrêtez de nous rabattre les oreilles de vos piques insupportables. On nous a chargé d’une mission et si vous ne voulez pas l’accomplir à cause de votre cupidité personnelle, très bien ! On fera sans vous. Allez donc vadrouiller dans les couloirs, faire copain-copain avec les monstres dans votre genre, mais foutez-nous la paix ! C’est clair ?

Aussi surpris qu’abasourdi, Sanchez hoche la tête et Keaya le relâche. Il tombe mollement sur ses pieds, où il rajuste son col avec autant de dignité que la réprimande subie lui octroie. Keaya se replace à côté de la table, donnant au passage un coup dans l’estomac d’Imo, toujours beaucoup trop amusé par la situation.

- Voilà mon plan : on se sépare, annonce-t-elle. Puisqu’on ne peut pas discuter ou s’entendre plus de dix secondes sans en venir aux injures ou aux mains, ça me semble la meilleure chose à faire.

- C’est la pire chose à faire, rétorque Leone consterné. Aucune escouade ne se disperse de la sorte, tout particulièrement dans une infiltration d’une telle ampleur.

- Sauf que nous ne sommes pas une escouade, Leone. Juste une bande de grandes gueules pas foutue de faire ce que toute une ville attend de nous sans s’égarer sur des détails à la con toutes les cinq minutes. J’en ai assez !

- Chose que je comprends parfaitement, dit Imo entre deux quintes de toux, les mains comprimant son estomac. Trois groupes de deux. Voilà qui est mieux. On part chacun de nos côtés, vers l’un des nombreux départements qui composent ce sous-sol et on se retrouvera bien en bas. À coup sûr plus rapidement que si on se déplaçait tous ensemble. Plus discrètement aussi.

Leone rejette la proposition en bloc. Il est le seul. Les autres, eux, hochent la tête. Trois binômes un tant soit peu harmonieux, valent mieux qu’une troupe plus discordante qu’une pomme d’or. Reste que ces tandems, il faut encore les mettre au point. Heureusement, la constitution est rapide, bien que tendue.

- Vous, vous ne m’approchez même pas, s’emporte Keaya à l’intention de Sanchez.

- Je n’en ai pas l’intention, je vous rassure. Chang, on y va…

- Oh non, non, non, dit Imo en se plaçant entre le scientifique et son assistant. Vous Sanchez, vous allez venir avec moi. Ou moi avec vous. Personne ne sera assez fou ou patient pour supporter vos petites crises à venir.

- Mes crises ? Et puis certainement pas ! Je n’ai aucune intention de m’infliger votre compagnie…

- Vous me remarquerez à peine. Vous connaissez la chanson, on m’oublie assez vite. En plus, vous ne pouvez pas encadrer votre assistant et vous aurez besoin d’un allié digne de ce nom pour vous accompagner. Alors pourquoi cracher dans la soupe ? Auriez-vous soudainement peur de ma compagnie ?

- Je ne rentrerai pas dans votre petit jeu d’orgueil, réplique Sanchez en se tournant vers son assistant. Chang, on y va.

- Neeshga, répond l’assistant en secouant la tête.

- Quoi, non ? Pourquoi, non ? On n’a pas le temps avec ce petit-jeu.

Chang ne répond pas, perdant son regard dans celui d’Imo, où luit la même flamme bleuté fascinant tant le moindre individu qui s’est confronté à son éclat. L’immortel hoche la tête et pose ou plutôt serre une épaule de Sanchez.

- C’est donc décidé ! s’exclame-t-il. Mon bon Sanchez et moi-même allons vagabonder un peu jusqu’au réacteur, après tout, nous ne sommes pas les plus concernés par les enjeux qui secouent ce monde ; Keaya, ma petite princesse…

- Même pas en rêve, grince-t-elle.

- Tu vas faire ton petit bonhomme de chemin avec ton Don Juan.

- Je crois que vous n’avez pas bien compris Imo… commence à se récrier Leone.

- Ou ton grand-frère de substitution, si tu préfères. Dans tous les cas, vous allez cheminer ensemble, hein ? Et faites ça bien, le monde compte sur vous, si j’en crois ta gravité shakespearienne. Une objection ?

Sans répondre, le duo se dirige vers l’un des escaliers encadrant le bureau. Imo tapote entrepianote ses doigts.

- Merveilleux, ronronne-t-il tout joyeux. Il ne nous reste plus du coup que…

Son attention glisse de Chang à Aisaan, qui revient seulement en se massant les côtes, clairement vexé d’avoir été mis sur le banc de touche au moment décisif. Imo n’a besoin de prononcer un mot. Chang va de lui-même se positionner à côté du jeune homme, qui le regarde déconcerté, avant de noter la condition de ses compatriotes. Dans sa boite crânienne, deux fils finissent par faire l’amour.

- Vous vous foutez de moi ?!

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