... et le chou sur Dieu, l'Univers et le Temps

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- C’est toujours un grand débat parmi nous, déclare le jeune immortel en s’approchant. Qui est l’être originel ? Qui est le premier immortel. Et comment est-il né, pourquoi ? Pour le coup, l’existence d’une entité supérieure n’est chez nous pas quelque chose d’invraisemblable. Les trois-quarts des immortels sont humains, pourquoi pas plus d’animaux ? Pourquoi l’immortalité est apparue en même temps que l’humanité ? Pourquoi à des époques différentes ? Il y a de quoi alimenter toute la bibliothèque d’Alexandrie jusqu’à la fin des temps avec ça.

- Il y a des animaux immortels ? interroge Leone, plus pour lui-même que pour Imo.

- Et des plantes. Est-ce pour autant plus surprenant qu’un humain ?

- Et du coup, il y a un “dieu” ? questionne à son tour Sanchez.

- Vous n’êtes pas obligé de mettre de grosses guillemets, non que j’ai une vraie réponse à vous apporter, parce que je n’en ai aucune idée. Sauf pour ce qui est du Dieu unique, aussi bienveillant que jaloux et feignant. Pour le coup, lui non. Il n’existe pas, ni maintenant, ni avant. Aucune chance. Par contre des types avec des… particularités physiques comme bordéliques, ça il y en a. Pas seulement grâce aux génomités. Ce sont des choses transcendant votre simple existence, c’est tout. Vous-même en avez eu un petit aperçu durant notre aller-retour.

Sanchez cligne des yeux, Leone un seul. Ils n’ont pas bien compris et regardent Imo avec une forme d'expectation, matinée impatience. Il soutient leur regard, sifflant avec nonchalance une gorgée de café tiède.

- Quoi ? demande-t-il finalement

- De quoi est-ce que vous parlez ? dit Sanchez, agacé.

- Comment ça ?

- Vous avez dit, “durant notre aller-retour”. À quoi est-ce que vous faites allusion ? Au Samourai mal torché ?

- Non, je parle des Limbes ou du creux dans l’espace-temps, répond Imo, avant d’ajouter devant leurs expressions perplexes : le monde dépourvu de son, de vie, de tout. Le Vide, quoi.

Sanchez et Leone échangent un regard. Non, ça ne leur évoque rien. Rien du tout.

- Vous êtes pas sérieux ? continue Imo. Vous ne vous souvenez pas ? L’immense soleil blanc, le sol inclassable, votre langage des signes de chimpanzés ?

- Non et à moins que cela ne soit une blague que vous avez laissé macérer ses deux dernières semaines, vous allez nous faire le plaisir de vous montrer plus clair !

Ce qu’Imo fait, résumant en trois doigts dans la confiote, l’intégralité de leur excursion à la fin ou l’aube du Temps sans maître. Sanchez avale le flux de paroles et quand Imo a terminé, ô surprise, il sort de ses gonds.

- Et vous avez gardé ça pour vous pendant deux semaines ! Qu’est-ce qui va pas chez vous ?!

- Mais comment j’aurais pu savoir que n’en gardiez aucun souvenir ?

- Croyez-moi, si j’avais vécu une telle chose, jamais je n’aurai joué au Zazen sans avoir disserté sur la question. Vous m’avez regardé ?

- Plus que vous ne l’imaginez.

- Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ?

- Oubliez. Les cadets sont là ?

- Ne changez pas de sujet, avorton !

- Ils sont au labo, répond Leone. Normalement remouchés par Keaya.

- Je parle là !

- Ah, parfait, réplique Imo, sans plus se soucier du professeur soupe au lait. Vous ne pouvez pas savoir combien ces têtes à claques me donnent envie de tuer des chiens par moment. Une bonne correction, il n’y a que ça de vrai par les temps qui marchent.

- C’est ce qui va vous attendre si vous continuez de m’ignorer.

- Qu’est-ce que vous voulez, à la fin ? dit Imo, un début d’irritation dans la voix. Discuter de la vie, l’univers et le reste ? Tout le monde connaît la réponse, donc tout est dit, non ?

- Il y a encore des gens pour tomber dans ce genre de blague au XXIIe siècle ?

- Plus que vous ne l’imaginez. Encore. Maintenant, à plus tard.

C’est le propre d’Imo, ça. Faire des révélations ou des annonces en grandes pompes et planter les gens là où ils sont à la poudre d’escampette. Une nonchalance qui le caractérise et que l’étreinte de l’éternité ne risque pas de dissiper.

Alors qu’il se dirige vers l'ascenseur, poursuivi par les imprécations d’un Sanchez en roue libre complète, Leone le rattrape.

- Tobias, puis-je avoir un mot ?

- Sans problème, mais en chemin. On ne s’entend plus à cause de votre maboul.

- Je ne suis pas sourd ! beugle Sanchez depuis le séjour.

- Nous non plus, rassurez-vous, réplique Imo, invitant d’un geste Leone dans l’étroit élévateur.

Il accepte d’un hochement entendu l’invitation et se glisse entre les portes, hermétiques au flux acerbe, un brin querelleur, du professeur.


- Quel personnage, exprime Imo, une fois les portes closes. Ça lui arrive souvent ?

- Hum, hum, répond Leone, les épaules moitié haussées.

Un curieux silence s’installe. Entre malaise et paix soudaine. En l’espace de quelques secondes, où la gêne asticote la relativité restreinte, Leone a l’impression d’être à nouveau seul avec lui-même.

Une impression seulement, car il peut sentir la présence glaciale de son étrange compagnon d’ascenseur. D’ailleurs en se tournant vers lui, il est clairement là. Pas d’aura nébuleuse ou d’invisibilité chelou. Un adulescent d’un siècle, mais physiquement du quart, aux cheveux bruns emmêlés et les fripes d’un libertin un peu trop bambochard.

- Donc… de quoi vouliez-vous me parler, M. Leone ? s’enquiert celui-ci lentement, sifflant une nouvelle gorgée de café d’un long bruit de succion.

Leone ne dit rien, ni ne fait mine de le reprendre. Il a horreur de cette appellation, mais la conversation qu’il pourrait potentiellement avoir le bloque. C’est un peu gênant en définitive… Puis croisant le regard du “jeune” homme, il presse le bouton d’arrêt d’urgence. L’ascenseur stop quasi-net d’un grincement sinistre, manquant d’envoyer Leone faire la bise aux portes en titane.

- C’est à ce point secret ?

Imo n’a pas bougé d’un pouce, solidement planté au sol, le dos à deux centimètres de la paroi blindée. Même son café, qu’il touille de sa paille, n’a osé s’égoutter hors de la tasse.

- Non. Seulement gênant, annonce Leone.

- L’histoire de ma vie. Allez-y donc.

- Est-ce que…

De nouveau, il enraie le flot de pensées. Ridicule, c’est ridicule. Se livrer, lui, à un lunatique comme Imo est plus qu’embarrassant.

- C’est à propos de la descente de demain soir ?

Leone s’arrache à sa réflexion. L’immortel est maintenant tourné vers lui, une épaule appuyée sur la paroi.

- Plus ou moins…

- Pourtant vous êtes soldat. Un bon. Que craignez-vous ?

- Pratiquement rien, sinon d’altérer le cours du Temps.

- Ah le Temps…

Imo souffle, fait glouglouter sa boisson. Une seconde, il paraît se perdre dans les imperfections des parois, puis l’un de ses yeux (le gauche, en vérité) considère Leone. Une curieuse lueur y scintille. Un bref instant.

- Croyez-moi, M. Leone, le Temps se porte très bien de lui-même. Il faut plus que les délires spatio-temporels d’un scientifique irascible pour le dérégler. Mais ce n’est pas de ça dont il s’agit. Quelque chose vous préoccupe, n’est-ce pas ?

- Oui… Les étoiles inhumées.

- Quoi ?

- Est-ce que vous avez déjà entendu cette formule ?

- Non. Pas que je sache. Vous avez entendu ça ici ? En 42, je veux dire.

- Oui, enfin…

C’était vraiment ridicule. Un rêve, un foutu rêve voilà tout. Pourquoi s'appesantir dessus, surtout prisonnier de cette prison de métal ? Ils ont tous deux des projets plus urgents qu’un cours de psychanalyse… Et puis flûte !

Sans plus réfléchir, sinon risquer de finir moisir entre terre et sous-sol, Leone se vide en quelque sorte le cœur, parlant onirisme et divinité au supercentenaire, mais gardant pour lui un certain nombre de réserves et une pointe d’obscurantisme quant aux détails d’ordre plus personnel.

Sa confession terminée, il se sent plus léger. Un peu géné aussi. Cela étant, Imo demeure silencieux, grattant son menton de sa tasse éclusée durant l’écoute et trépignant légèrement sur place.

- Intéressant, annonce-t-il finalement. Je n’envie pas vos nuits si elles sont toutes comme ça.

- Vous n’avez jamais connu de choses similaires ?

- Si, des tas ! Dans le jargon, on appelle même cela des cauchemars. Il n’y a rien de plus à tortiller.

- J’ai l’intuition qu’il s’agit plus que d’un simple songe.

Imo hausse les épaules. Nonchalance affichée contrastant sévèrement avec l’éclat particulier de son œil de nouveau réveillé. Sorte de palpitation bleuâtre au fond de la pupille gauche. Cette curiosité mise à part, pas besoin d’être devin pour savoir qu’Imo ment. Ou tout du moins occulte une partie de la vérité. Laquelle ? Très bonne question.

- Vous l’avez déjà vu, vous aussi, dit Leone en faisant un pas en avant.

- De quoi ?

- Ne faites pas l’innocent. Après plus d’un siècle d’existence, vous n’allez pas me faire croire qu’avec une condition comme la vôtre, vous n’avez jamais été confronté à une… je ne sais même pas comment qualifier cela. En tout état de cause, une chose similaire, voilà ce que je veux dire.

- Comme je l’ai dit, c’est un cauchemar…

- Que je vis toutes les nuits. Pour autant, jamais je ne me suis senti aussi vivant, aussi réveillé que pendant cette variation. Je pouvais sentir la tempête balayer le ciel, la pluie ruisseler sur ma peau et cet œil… me fixer depuis les profondeurs de l’orage… comme le vôtre en ce moment même.

- Vous ne manquez pas de toc. Donc parce que je vous regarde, je suis responsable de votre délire cauchemardesque ?

- Non, cessez d’être plus stupide que vous ne l’êtes. C’est vous-même qui avez dit un peu plus tôt qu’il existe des êtres particuliers, plus complexes que ce que l’Homme veut admettre.

- Évidemment. Si vous préférez penser qu’une des nombreuses anomalies dans mon genre est responsable de votre insomnie, alors Banko ! Qu’il en soit ainsi. Mais moi je n’y suis pour rien. Je suis incapable de faire preuve d’énigmes ou d’inventer des charades, alors mystifier qui que ce soit à coups “d’étoiles inhumées” ou “d’heure d’éternité”, très peu pour ma santé mentale.

- Pourtant, vous mentez.

BAM

Le poing d’Imo s’est écrasé à une dizaine de centimètres de la tête de Leone, gondolant la paroi, pourtant à l’épreuve de la plupart des impacts. Aux dires de Fabiano, seulement.

Bien que Leone ne laisse rien paraître, jetant seulement un regard bref au bras tendu de son interlagresseur, il n’en demeure pas moins beaucoup plus surpris qu’il n’y parait. La frappe a été si rapide ! Imo lui-même semble être aussi surpris que lui.

- Pardon, s’excuse le jeune homme en se reculant.

Il presse un bouton sur le panneau, libérant l’ascenseur de l’immobilité, et va se radosser à côté de Leone.

- Je me suis emporté, ajoute-t-il après un blanc. Vous savez ce que c’est.

- Sans doute, répond Leone, prudemment.

Puis aucun d’eux ne pipe mot, jusqu’à ce que les portes s’ouvrent à nouveau sur le laboratoire. Alors que Leone s’apprête à sortir, Imo pose une main sur son épaule. Il sursaute, en manque presque de lui envoyer son coude entre les yeux, tant il a de nouveau failli oublier sa présence.

- Leone.

L’interpellé se retourne. C’est bien la première fois que cet excentrique l’appelle par son prénom seul.

- Vous avez probablement rencontré une entité quelconque dans votre rêve. Quelle qu’elle soit. Je ne pas vous en dire plus, puisque moi-même n’en sais pas plus. Cependant, n’essayez pas de partir à sa recherche. Si vraiment cette chose à besoin de vous, elle viendra directement vous trouver. Dans le cas contraire, considérez qu’il ne s’agit là qu’un, disons, frottement lié à votre passage et celui de votre professeur ici.

- Et l’invitation ?

- Mieux vaut l’ignorer. Si mon existence m’a bien appris une chose, c’est que parfois, il est préférable d'éviter de jouer avec des forces qui nous dépassent. Si le Temps est un fleuve, dites-vous bien que de nombreuses créatures doivent s’y baigner. Peut-être que l’une d’elle vous a repéré finalement. Mais qui suis-je pour prétendre avoir une réponse ?

À ces mots, il sort.

Leone l’observe s’éloigner. Il est venu chercher des éclaircissements, éventuellement un semblant de réponse, au final, il se retrouve encore plus confus que lorsqu’il a quitté le rez-de-chaussée.

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