Où l'on se prend la tête sur le principe de neutralité...

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Venez donc me retrouver dans les étoiles inhumées…

- Leone ! Défense !

Il fait un pas en arrière et d’un geste bloque la frappe la jeune femme. Sa paume la repousse au sol. Keaya bondit immédiatement sur ses pieds.

Pour une heure d’éternité…

Elle tente une balayette. Repoussée là encore par Leone, qui passe à l’attaque. Sa main blindée rate la gorge de Keaya qui sourit, avant de retourner embrasser le tatami synthétique d’un coup de pied crocheté. Le choc lui coupe la respiration.

Personne ne peut m’oublier.

- Ack ! Putain, hoquète-t-elle à genoux. C’est pas encore aujourd’hui que je parviendrais à te surpasser.

Pas après quarante-deux années de silence…

- Leone ! Tu m’écoutes ?

- Hum ?

Leone papillote. Keaya le scrute, tête inclinée. Elle n’est pas seule. Tout le monde l’observe. Les Pandas Roux ambassadeurs restés sur place, assis silencieusement autour du tapis, ont les yeux rivés sur lui.

Leone secoue la tête et se racle la gorge.

- Oui, j’ai entendu. Pas aujourd’hui, non. Tu es toujours trop prévisible. Tu peux y mettre autant de force que tu le veux, s’il me suffit d’un pas de côté pour te contrer, tu ne fais que te fatiguer.

- T’es pas obligé de cogner aussi fort pour autant, soupire Keaya en se relevant. Du coup, aux autres maintenant. Vous êtes pas là pour siroter des infusions et vous tourner les pouces. Allez-y, montrez de quoi vous êtes capable au sensei.

- Cesse de m’appeler ainsi, répond-il en se mettant en position défensive.

Un Panda au regard mutin se lève, échangeant des regards entendus avec l’indéboulonnable Ximon. Victoire facile pour lui, sans doute. Pourtant, c’est sans effort, ni surprise que Leone l’envoie tamponner d’un coup de rotule le mur cuirassé, contre lesquels ces jeunes élèves du jour sont nonchalamment adossés.

- Même verdict, déclare Leone en croisant les bras. Trop prévisible, en plus d’un excès de confiance. Suivant !

Ximon s’avance. Regard fermé, muscles apparents bandés. Leone discerne un éclat brillant dans ses yeux, une étincelle smalt que ses mains font brièvement crépiter. Génomité active. Bien, enfin un qui a l’intelligence de ne pas sous-estimer son adversaire.

Le jeune homme engage quand même une frontale. Un instant, il est immobile au bord du tatami, celui d’après derrière Leone, une main parcourue d’arcs électriques s’apprêtant à fondre sur la nuque à découvert. Un Panda aux yeux hyperkinétiques amorce un rictus de victoire, manquant de se froisser les lèvres quand le triomphe tourne court. Il suffit à Leone de pencher la tête en avant pour que Ximon rate sa cible et vienne écraser son nez contre le coude métallique volant à sa rencontre.

Après un craquement douloureux, le jeune homme se retrouve projeté violemment contre une paroi proche. Leone soupire. Un geste et l’affaire est plié.

- Pareil, dit-il platement en observant, mains dans les poches, le jeune homme se mettre à trois pattes et presser son nez rougi de la quatrième. Vitesse et force ne font pas tout dans un affrontement. Suivant !

Keaya laisse échapper un petit rire. Le quart d’heure suivant n’est qu’une longue succession de roustes. C’est à peine si l’un des cinq résistants parvient à effleurer le sensei biomécanique. Un coup, deux pour les plus turbulents et fin du match. Leone en est presque consterné. La fine fleur de la nouvelle génération avait claironné Martha… Quelle plaisanterie.

Il a du coup tout loisir de ressasser les paroles énigmatiques de son rêve. Un cauchemar récurrent, où le passé fusionne aux regrets, qu’aucun médicament ou infusion n’a pu éliminer. Cette nuit cependant, il a été altéré par… quelque chose.

Un Roi, un Dieu, un Démon oublié parmi les étoiles…

Peu importe ! C’est là le propre des songes, normalement. L’étrangeté, les altérations mémorielles, les réminiscences. Pourtant…

Leone cueille un nouvel adversaire au menton. Sa peau endurcie encaisse le gros de l’impact, mais montre ses limites lorsque son crâne finit écraser sur le sol tout juste molletonné. Nouvelle défaite pour les Pandas.

- Keaya, tu prends la suite si tu veux, lâche Leone en marchant vers la porte. J’ai à faire.

- Que, quoi ?

La jeune femme se redresse, esquisse un mouvement vers lui, mais il a déjà passé le sas. Elle soupire à son tour et s’avance au milieu de la pièce, entre les cadets vexés.

- Si on le fait chier, il peut le dire carrément ! grince Ximon depuis sa mâchoire disloquée.

- Il a surtout mieux à faire que vous rétamer en boucle, réplique Keaya en s’étirant. Très bien, attaquez-moi. Je vous prends tous en même temps. Moi aussi j’ai besoin de me défouler.

- Tu vas le regretter princesse.

- J’en doute, sourit-elle en lui fauchant le torse. Vous êtes même pas fichu d’égratigner un manchot, je ne vois pas trop ce que je peux regretter à part une tranche d’ennui.

S’ensuit un choc d’Extens qui fait trembler le bloc d’entraînement, au fond du labo, mais Leone est déjà trop loin pour y prêter la moindre attention et trop en simili-conversation avec Fabiano Andersen, la tête dans les éprouvettes.

- Vous avez vu Eriko ?

- Non.

Silence. Soit Fabiano lui en veut toujours pour leur altercation matinale, soit il en a par-dessus les sourcils de se faire rabaisser dans sa propre maison. Probablement un mélange des deux.

- Vous travaillez sur l’anti-Constituant Zeta ?

- Oui…

Leone attend, mais le savant n’ajoute rien, retroussant simplement ses narines à deux centimètres d’un berlin empli d’une substance auréoline. Il tente un complément de détails :

- Et vous avancez bien ?

- Pas si vous m’interrompez sans cesse, rétorque à la volée Fabiano, en se dirigeant à l’autre bout du plan de travail.

Leone demeure un court instant indécis, puis hausse les épaules. Qu’il broie du noir si ça lui chante après tout. Ce n’est pas lui qui va sur le front.


Il gagne l’ascenseur et monte au rez-de-chaussée, plus silencieux qu’au matin. Dans le séjour, il trouve Sanchez. Le professeur est assis à la longue table à tout faire, dos à l’âtre éternellement crépitant. Lieu de travail et de réflexion qu’il a eu tôt fait d’adopter, au lendemain de son arrivée. Chose étonnante d’ailleurs. Leone aurait plutôt juré qu’il se serait jeté sur le laboratoire d’Ali Baba, mais la simplicité d’une atmosphère bucolique l’a emporté sur la claustrophobie scientifique.

Encore plus étonnant, Sanchez est calme. Pas taiseux ou taciturne, mais bel et bien quiète et apparemment, détendu. Devant lui, sur la table, est étendue une ribambelle de gadgets recourbés et d’outils zinzonnant une fois activés. Préparation pour la soirée chez AstraCorps à venir ? De toute évidence.

Néanmoins, ce n’est pas à ses inventions auxquelles le savant prête attention. Plutôt aux objets détonnant qu’il soupèse entre ses mains. Un livre et une fiole pleine de ces substances à la fois aqueuses, compactes et vaporeuses. Celle-ci fluctue entre une nuance malachite délavée et une framboise profonde. Un composé de son invention ? Ou un nouveau Mirage “amélioré” ?

Puis Leone aperçoit le pistolet injecteur. Un et un font deux, mais ici, le résultat risque d’être bien plus surprenant.

- Eriko, qu’est-ce que vous avez l’intention de faire ? demande avec précaution Leone en approchant lentement.

Sanchez lève la tête, surpris. Ses yeux vert-de-gris s’égarent un bon moment dans ceux émeraude de son acolyte de fortune, avant que sa bouche ne formule le moindre mot.

- La Chouette… Je ne vous ai pas entendu arriver.

- Qu’allez-vous faire avec cette substance ? Vous l’injecter ?

Sanchez baisse les yeux vers l’objet fautif, se perd dans sa contemplation.

- Savez-vous pourquoi j’insiste pour prolonger mon séjour ici, l’emplumé ?

- Pour flatter votre ego auprès des scientifiques de votre époque ?

- Touché, mais pas seulement.

Le professeur pose doucement la fiole sur la table, le temps d’une pause. Son calme désarçonne Leone. Pas de sarcasme ou de piques passives-agressives. Rien qu’un quinquagénaire au regard fatigué, bercé par les derniers rayons de soleil.

- Savez-vous ce que c’est ? interroge Sanchez en se renfonçant entre les bras de sa chaise, l’index pointé sur la fiole pétillante.

- J’espérais que vous me le diriez.

- Un Constituant Zeta. Une pleine dose. Pure origine.

- Constituant Zeta ?

- C’est ce que je viens de dire, vous êtes bouché ?

- Non. C’est vous qui l’avez fabriqué ?

- Échantillonné plutôt. À partir du Noyau.

- Le Noyau Omeg’ ?

- Non celui d’un ramboutan. Évidemment du Noyau Omeg’, vous en voyez un autre ?

- Et vous comptez vous l’injecter ?

Sanchez ne répond pas, préférant soupeser le Composant dans sa main, le scruter dans la lumière avant de le reposer, non sans un dernier soupir.

- J’hésite. Vraiment, prononce-t-il finalement. Selon vous ?

- Comment, selon moi ?

- Je devrais me l’injecter oui ou merde ?

- D’un point de vue personnel, je ne vous le recommande pas. Toute augmentation mécanique ou biologique a toujours un prix à payer. Je sais de quoi je parle.

- Les Extens n’ont pas l’air de penser la même chose.

- Alors faites ce que vous voulez. Ce n’est pas comme si je pouvais vous empêcher de faire comme il vous plaît de toute manière. Devenez un SuperZ, invincible, voire immortel, mais tâchez de garder à l’esprit qu’il n’y a aucun retour en arrière.

- Mouais, c’est tout le problème, marmonne Sanchez. Qui sait comment une telle substance impacterait un intellect comme le mien… Connaissez-vous ce livre ?

Leone cille. Le professeur agite le bouquin que sa main engourdie tient à bout de bras depuis un bon quart d’heure. L’art de savoir changer de sujet…

- Je ne parle pas anglais, répond Leone en secouant la tête, après lecture du titre en lettre capitale.

- Neuromancien en français, si vous préférez. Déjà-vu ?

- Jamais entendu parler.

- Bien dommage, parce que voyez-vous l’avenir que nous traversons, entretient un certain nombre de points communs avec le cauchemar de Gibson. La terreur génétique en moins, les mégacorporations pharmaceutiques pareilles et la folie numérique en plus.

- C’est celui que le libraire vous avait offert ?

- C’est tout ce que vous retenez ? Soyez moins terre à terre, bordel de chiotte ! Oui, c’est celui-là même, mais vous avez écouté ce que je vous ai dit ?

- Oui…

- Bien. Devoir maison : quand nous reviendrons au XXIe vous aurez pour mission de le lire. Je refuse de continuer de travailler avec un cyborg pas foutu de connaître son maître du genre.

- Pourquoi vous énervez-vous d’un coup de la sorte ? Ce n’est qu’un livre…

- Je ne suis pas énervé !

Leone renifle. Cette discussion ne mène nulle part, déjà qu’elle n’a pas foncièrement commencé vraiment quelque part. Il ne se souvient même plus pourquoi il est venu le trouver… Ah si !

- Eriko, est-ce vous ne trouvez pas que tout cela va trop loin ? demande-t-il à brûle-pourpoint.

- De quoi ?

- Nous étions juste là pour obtenir des informations, se renseigner sur l’avenir, en analyser les tenants et les aboutissants, éventuellement ramener ou croiser les technologies passées et futures. Maintenant, regardez-nous. Nous nous apprêtons à nous infiltrer dans un complexe ultra-sécurisé pour… mettre la main, voire détruire la source d’un sérum susceptible de mettre le monde à feu et à sang. Un monde qui n’est pas le nôtre. Tout cela va trop loin. Il ne peut y avoir aucune conséquence.

- Doucement avec les doubles négations. Vous êtes en train de me dire que vous vous retirez de l’opération ?

- Eriko…

Leone s’assoit pesamment en face du scientifique, bien tenté d’envoyer voler le bazar technologique étalé entre eux.

- Vous savez pertinemment que ce n’est pas ce que je dis, soupire-t-il. Quand nous nous sommes rencontrés, vous m’aviez clairement comprendre, avec force et emphase, que vous vous fichiez complètement du sort des avenirs que vous traversez. Alors pourquoi soudainement, aller jusqu’à diriger une opération de rébellion dans les confins de la terre ?

- Parce que nous sommes à l’aube d’une révolution de grande ampleur, s’enflamme Sanchez, bondissant sur ses pieds. Sociologique, politique, historique, technologique, tout. Dans l’hypothèse où il y aurait les restes ou l’ADN d’une entité supérieure, soigneusement préservés sous nos pieds, songez donc à ce qui pourrait se passer si je parvenais à la retrouver au XXIe siècle. Près de cent ans avant tout le monde !

- Ce n’est donc que l’avidité qui vous motive ? La volonté de marquer l’Histoire de votre nom ? J’ai vu où une telle chose conduisait l’humanité. Vous aussi d’ailleurs. Nous l’observons depuis deux semaines. Et vous persistez quand même à continuer dans cette voie.

- Si vous n’êtes pas content, vous pouvez quitter cette époque. Non, mieux. Je peux vous larguer dans un avenir qui siéra à votre fragile psyché. Un dénué d’humain, où vous pourrez copuler avec les daims.

- Vous n’êtes pas bien…

- Oh que si ! s’exclame Sanchez crawlant l’air de ses bras. Parfaitement bien. Très bien même. Et rassurez-vous, ce n’est pas seulement lié à la gloire ! Le sérum que vous voyez-là ! Celui-là ou un autre, que diable ! Bien utilisés, bien répartis, ces substances ont tout pour changer l’humanité. En bien. Lui faire prendre un nouveau départ, voire un départ tout court.

- Rien ne dit que cela fonctionnera. Je sais comment est l’humanité. Mettez-lui la plus belle des inventions entre les mains, elle s’assurera d’en faire un outil pour asservir son prochain en moins d’une journée. Souvent en vampirisant la planète.

- Que vous êtes pessimiste.

- Seulement pragmatique.

- Et que pense votre pragmatisme de l’immortalité, hein ? L’immortalité de Tobias Menoj. Celle des dix autres mentionnés, ainsi que celle promise par la technologie ?

- Je n’ai pas réponse à tout, admet Leone se levant à son tour. Si l’humanité est simplette, rien n’empêche l’univers, ou les univers, de faire preuve d’une complexité que vous et moi peinons à appréhender. Peut-être même existe-t-il un Dieu au final ?

Sanchez frappe dans ses mains en s’esclaffant. Un spectacle aussi unique que troublant, tant le savant est davantage homme de piques que de rires.

- J’aurai vraiment tout entendu aujourd’hui ! braille-t-il. Finalement, vous avez plus d’humour que vous ne le prétendez, l’emplumé.

- Vous voyagez dans différents plans d’existence, dans des avenirs qui n’existent qu’à travers des équations, avez vu plus de folie en cinq ans que l’humanité en un millénaire et malgré tout, vous persistez à renier tout “mysticisme” comme s’il s’agissait du sceau de l’absurdité.

- Je ne rentrerai pas dans ce débat, renifle Sanchez avec mépris. La science gouverne le monde, pas les délires d’un vieillard pissant depuis son nuage. Toute technologie avancée est indissociable de la…

- De la nature, je sais.

- Quoi ? Non ! De la magie, sombre ignare ! Je parle de Clarke pas Schroeder. Un miracle d’ailleurs que vous connaissez le corollaire. Pour ce que j’en ai à foutre, ça ne change rien à la question de Dieu ou des dieux que vous pouvez bien fantasmer, tant que vous me laissez en dehors de vos délires pataphysiques.

- Pata-quoi ?

- Regardez sur leur toile fermée. Bref ! Ici, dans ce futur, l’immortalité tant rêvée par les puissants décadents est possible par simple injection. Donc si “dieu” il y a, déjà il n’est pas responsable de la création du monde, c’est un fait ; ensuite, c’est probablement un camé immortel qui s’est pris une cuite à la dopamine un jour d’ennui et qui doit maintenant cuver dans une cellule d’H.P. quelque part au Bangladesh.

- Non, à Bagdad, fait une voix. Mais ce n’est pas un dieu, seulement un imbécile.

Les deux hommes sursautent. À l’entrée du salon, appuyé contre un pilier d’acajou décoratif, Imo siphonne une pleine tasse de café à la paille. Depuis combien de temps est-il planté là ? Sanchez, ni même Leone, ne sont capables d’apposer une datation à cette interrogation.

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