Année 42

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Le couvercle cède sans difficulté. Des vieux chiffons, des pelures avariées, de vieux journaux lacérés, de vieilles bricoles, une odeur de vomi et de pourriture. Rien, ni d’intéressant, ni récupérable. Thierry pousse un profond soupir et jette le couvercle contre le mur poisseux. Les temps sont durs. Rien à grailler, pas un vêtement qui traîne dans les poubelles, juste des gargouillis et le début d’un rhume.

Le sans-abri ramasse son sac de jute usé et boite jusqu’à la benne au bout de l’allée. Les eaux usagées s’infiltrent dans sa semelle rapiécée, trempent ses pieds à chaque pas, pendant que les résidus des gouttières lui martèlent sa condition à grands coups de caillots visqueux. Les nuits sont dures.

La gueule de la benne est inaccessible. Trop haute, trop profonde. Maladroitement, il se hisse sur la pointe des pieds, plonge un bras dans les entrailles de détritus, fouille du bout des doigts. Sa main se referme sur un fragile pan de tissu. Il tire. Les coutures craquent, le textile glisse entre ses doigts gourds, mais il s’acharne. Pas question d’abandonner cette maigre trouvaille.

La ruelle s’illumine soudain. Thierry sursaute, son bras libre déjà en signe de reddition. Des éclairs s’écrasent sur les murs, une sphère verdâtre se dessine dans les airs, s’étire, gagne en transparence, avant de se stabiliser.

Paniqué, Thierry tire violemment sur l’étoffe. Elle se déchire et le fait tomber sur le sol encrassé. Du voile en lévitation, tombe aussi quelque chose. Ou plutôt quelqu’un. Un homme, tout de noir vêtu, qui se réceptionne lourdement dans un monceau de sacs en décomposition. Le voile se referme avant de se rouvrir, moins d’une dizaine de secondes plus tard, à côté de Thierry.

Le sans-abri glapit, essaie de se lever, alors qu’un nouvel individu franchit la membrane verdâtre. Il titube avant de détaler loin de ce traquenard, vers la sécurité relative de l’avenue marchande. Le nouvel arrivant s'époussette, puis plaque une main devant son nez.

- Bon sang ! Qu’est-ce que c’est que cette puanteur ?! lâche-t-il avant de se tourner vers son acolyte. Désolé pour ça, Leone. Petite erreur de topographie. Initialement, il devait y avoir une colline ici et certainement pas une ville.

- L’erreur est humaine, grogne Leone, se relevant. Du coup, où sommes-nous exactement ?

- Qu’est-ce que j’en sais ? Dans une ville du futur visiblement, où la propreté n’est plus une priorité.

- Un homme nous a vu arriver.

- Je l’ai vu, c’était qu’un clodo. Même s’il caftait personne ne le croirait, y compris si une apparition comme la nôtre est monnaie courante par ici.

- Je peux le rattraper.

- Ce ne sera pas nécessaire. Ne commencez pas à stresser, nom d’un chien. Tirons-nous de cette décharge, l’odeur m’insupporte.

- Nous sommes dans une ruelle, pas une…

- Je le sais parfaitement. Arrêtez d’être aussi terre-à-terre !

Sanchez patauge vers une rue adjacente et Leone lui emboîte le pas. Il n’y a pas foule dans les environs, chose somme toute normale dans la mesure où la machine les envoie dans un lieu reculé. Les trois-quarts du temps, quel qu’il soit, il s’agit d’un terrain vague, de toilettes abandonnées ou une ruelle passablement immonde, comme ici.

Leurs bottes claquent sur le pavé, tout juste éclairer par des néons poisseux. Nerveux, Leone observe autour de lui, ce qui a tôt fait d’agacer le professeur.

- Pour l’amour de la science, Leone ! Arrêtez de gigoter comme ça, restez calme. Vous étiez comme ça lorsque vous crapahutiez sur les toits ?

- Prudence est mère de sûreté Eriko. Cet endroit m’a tout l’air d’un coupe-gorge et je perçois du mouvement autour de nous.

- Eh bien, intériorisez, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?! Maintenant silence, il me semble entendre du brouhaha là-bas.

Leone obtempère, mais continue de jeter des regards à droite, à gauche. Personne cependant ne se risque à les aborder ou leur faire les poches, un incident fâcheux, très fréquent dans les environs. À la place, ils quittent l'obscurité insalubre de la banlieue sud pour la chaleur mordorée de l’immense avenue du marché.

Le contraste avec le dédale de ruelles sordides est saisissant, comme si l’horizon s’élargissait au détour d’un coin de rue, se parait de couleurs chatoyantes, bercées par les pulsations régulières de néons implantés le long de hauts immeubles anguleux. Devant les deux visiteurs du passé, s’étend jusqu’au bout du boulevard, une ribambelle d’étales en tout genre, envahis de flâneurs nocturnes et de vendeurs braillards. Une masse grouillante, hétéroclite, indifférente au nycthémère, déambulant sous une immense structure en fonte, elle aussi chargée d’échoppes.

L’agitation des lieux plaît de suite à Sanchez, qui en sautille presque d’excitation, au contraire de son compagnon, peu doué dans l’émotivité. Sans écouter les recommandations sécuritaires de ce dernier, le professeur part se mêler à la foule de badauds. Leone reste un moment figé avant de se glisser à sa suite sur l’avenue. Le bruit et les éclats de voix vibrent dans son crâne. Après des semaines de silence, entrecoupé à peine des pointes sarcastiques du professeur et les fulgurances fumeuses de son assistant, l’ambiance du coin est un sacré changement.

Une avalanche d’odeurs, de voix disparates, sur fond de musiques éparses et de bousculades, qui fait presque tituber Leone. Avec le temps et la solitude, il a oublié combien l’ivresse des foires peut parfois être déstabilisante. Cela ne semble pas affecter Sanchez, qui déjà tient le crachoir d’un vendeur de… bestioles grouillantes destinées à la casserole ou aux brochettes tournantes au-dessus de son comptoir.

- Admirable, admirable… dit le professeur après avoir fait cracher une présentation détaillée de son stock à l’infortuné commerçant. Et sinon, en quelle année êtes-vous très précisément, brave homme ?

L’homme hausse les sourcils, Leone un seul. Il est rare, il faut dire, de voir le savant faire preuve d’une telle politesse, surtout auprès d’un simple marchand. Ce soudain regain d’activités dans ses expéditions, lui a visiblement mis du baume au cœur.

- C’est une plaisanterie ? répond finalement l’homme, s’essuyant les mains sur son tablier graisseux.

- De toute évidence non et si vous pouvez me préciser aussi la date du jour complète, cela m’arrangerait.

- Bah, samedi 8 avril de l’année 42. Voilà. Vous achetez quelque chose ou…

- Année 42 ?

- Évidemment, pourquoi ?

- 42 après quoi ?

- Ben après… dites, z’êtes sûr que ça va, mon gars ?

- Il va très bien, intervient Leone en entrainant Sanchez par le bras. Il sort de convalescence, il est juste encore un peu secoué, ne faites pas attention. Bonne soirée.

L’homme hoche la tête en grognant et les regarde s’éloigner jusqu’à ce qu’un grand échalas vienne lui pointer deux de ses spécimens. Une fois hors de vue, Sanchez se dégage brutalement de l’étreinte de Leone.

- À quoi jouez-vous l’emplumé ? Cet homme avait des informations précieuses pour mes recherches…

- Non. Ce n’était qu’un marchand parmi tant d’autres, clairement agacé par vos questions. Vous étiez en train d’attirer l’attention sur nous inutilement en agissant ainsi. Je n’arrive pas à croire qu’il faut que je vous explique une chose pareille.

- Demander la date, c’est faire chier quelqu’un selon vous ?

- Avec la manière dont vous le faites, oui. Il y a des bibliothèques et des journaux pour grappiller des informations sur le monde qui nous entoure. C’est la première chose que j’ai faite lors de mon premier saut.

- Sauf que nous n’avons ni l’une, ni les autres sous la main, mais une tripotée d’épiciers suant et gueulant à gorge déployée. Excusez-moi d’avoir fait au plus simple. Et à l’avenir, n’essayez même plus de me présenter comme un vieil homme malade en soin palliatif ou je vous envoie voler sur la lune, c’est clair ?

Leone soupire en écartant les mains. Clair comme du cristal, voilà ce qu’il en pense. Mieux vaut ne pas contrarier un Sanchez. Celui-ci grommelle et reprend son pèlerinage entre les stands. Leone le suit, observant les passants, essayant de repérer ce qui pourrait de près ou de loin ressembler à un journal.

À vu de nez, les gens ne sont pas très différents de l’époque d’Eriko, surtout côté habillement. Le blue-jean a troqué le charme du coton à trois francs pour la lourdeur du synthétique uniforme, et les couleurs criardes, à leurs fades nuances ternes. Dans l’ensemble, il reste en terrain connu, exception faite du carburant tout-puissant : l’argent. De cela, Leone n’en comprend pas le fonctionnement. Pas de billets ou de piécettes, uniquement le passage d’un numériseur sur certaines parties du corps. Étrange, mais il a déjà vu pire.

Ils évoluent ainsi pendant cinq bonnes minutes, quand finalement, le professeur jette son dévolu sur une échoppe entouré de verroteries, aux étagères garnies de vieux bouquins. Les billets n’existent plus, mais ce bon vieux livre papier, oui. Ou bien, ce n’est qu’une pièce d’antiquité parmi tant d’autres…

Leone va un peu plus loin, attiré par un stand plus à son honneur. Des implants robotiques et autres membres cybernétiques trônent en quantité invraisemblable derrière le comptoir entouré d’écrans vectoriels. Le vendeur, un trentenaire réfugié derrière des lunettes de soleil, même au beau milieu de la nuit, lève la tête à son approche.

- Un truc qui vous intéresse ? demande-t-il d’une voix éraillée.

- Je regarde surtout, ne m’en veuillez pas.

- Hum… répond-il en faisant la moue.

- Il y a beaucoup de personnes qui possèdent… un tel attirail ?

- Vous parlez des prothèses ? Bof… plus trop, enfin, ça dépend de la constitution des gens, surtout les Extens. Maintenant ce qui cartonne ce sont surtout les nano-implants, mais faut encore pouvoir s’les payer.

- Comme toujours.

- Z’êtes pas du coin si je ne m’abuse ?

- Cela se voit tant que ça ?

- Pas plus que les autres lèches-carreaux, mais dès que z’avez ouvert la bouche, j’ai d’suite su que vous étiez pas dans votre élément. Trop poli. Vous v’nez d’où, si c’est pas trop indiscret ?

- D’un… petit village à une vingtaine de kilomètres d’ici, à l’ouest, invente sans réfléchir Leone, qui n’aime pas du tout la tournure que prend la conversation.

- Vous venez de Panesse ?

- Précisément.

- Z’avez bien de la chance, soupire le vendeur, en s’appuyant le menton, les coudes sur la table. Je tuerais pour pouvoir quitter c’tte saleté. Ça fait tellement longtemps que je suis ici, que j’en ai presqu’oublié à quoi ressemble une forêt. Une vraie, hein ? Pas c’te saloperie autour. Vous v’nez pour les affaires, j’suppose ?

- En quelque sorte.

- J’vois pas trop c’qui pourrait vous amener d’autres. Cela dit les Extants sont rares ces temps-ci, donc j’suppose qu’on n’ait pas à l’abri de surprises. Enfin, je parle, je parle et j’dois vous faire chier à présent. Vous êtes intéressé par une petite augmentation ?

- Non merci. Je suis très bien ainsi. Je vais y aller, si vous voulez bien m’excuser, dit Leone d’un signe de la main.

Le vendeur hoche la tête, presque déçu d’être abandonné à son ennui quotidien, tandis que Leone retourne auprès de Sanchez, toujours le nez dans les bibelots. L’échoppe étant étroite et plutôt bas de plafond, il décide d’attendre à l’extérieur, un pied battant nerveusement l’asphalte. Il a beau tenté de faire abstraction de la foule, Leone n’aime pas être ainsi entouré par autant de monde. Ça le met à cran. Les menaces peuvent venir de n’importe où dans un tel endroit. Comme pour l’attester, une jeune femme vient d’un coup percuter son bras droit, le faisant presque tituber.

- Bon sang ! s’exclame-t-elle en s’ébrouant.

Leone baisse les yeux. Elle est arrivée de nulle part, à toute blinde, sans prévenir. Ses cheveux sont défaits, ses vêtements, en partie tailladés et son souffle légèrement saccadé. Clairement, elle ne traverse pas la meilleure soirée de sa vie. Il est sur le point de lui tendre la main, quand un jeune homme à la vingtaine tout au plus, se place à ses côtés et l’interpelle.

- Hé, vous pouvez pas faire attention !?

Sans doute son amoureuxIl ne manque pas d’air.

- Et vous, vous ne pouvez pas regarder où vous allez ? répond sèchement Leone

- Qu’est-ce vous avez dit ?

Le jeune homme s’avance d’un pas, le regard incendiaire, les poings serrés.

Il est sérieux ?

- C’est bon Aisaan ! On a pas le temps pour ça, s’interpose la jeune femme, avant de se tourner vers Leone. Désolé monsieur, c’est ma faute. Je ne regardais pas où j’allais.

- Il n’y a pas de mal, répond-il, plus détendu. Pas comme votre ami.

- Ah ça… Il a son petit caractère. Désolé du dérangement.

Elle lui sourit. La sentant l’observer de la tête aux pieds, il fait de même, pendant que son copain, ce Aisaan, fulmine, prêt à lui mettre une patate. Qu’il essaye seulement et le vendeur de prothèses aura son premier client de la soirée…

- Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ? vient le secouer Sanchez.

Leone sursaute. S’il était du genre sentimental, il en aurait presque honte. Lui qui est d’ordinaire si calme et maître de lui-même, verse ce soir dans la voie du poing et de la nervosité. Il se tourne vers le professeur, de retour avec un livre jauni sous le bras, et secoue la tête. Les deux amoureux le contournent sur un dernier signe d’excuse de la jeune femme.

- Dommage pour vous, reprend Sanchez, frétillant. Cet endroit est parfait pour faire avancer la science. C’est tellement… proche et en même temps différent de nos époques respectives, que nous devons en faire le tour avant d’aller plus loin !

- C’est cela… dit distraitement Leone.

- Pas de “c’est cela” avec moi, ma petite chouette. Il faut que nous trouvions un endroit plus orienté technologie, si vous voyez ce que je veux dire. Je n’ose imaginer toutes les trouvailles dont ce monde doit regorger.

- Il y a un stand qui vend de la robotique là-bas…

- Merveilleux ! Pourquoi ne pas me l’avoir dit tout de suite ? Peu importe, je m’emporte. J’ai aperçu un stand de binouzes qui m’avaient pas l’air dégueues. Elles ressemblaient un peu à celles de Chang, vous savez de quoi je veux parler, bien sûr.

- Non… Je n’ai pas eu le luxe de me rendre à son… Attendez une minute, que faites-vous avec ce livre ? Comment l’avez-vous payé ? Vous l’avez volé ?

- Vous êtes long à la détente ce soir, l’emplumé. Je ne sais pas si c’est la foule ou quoi, mais reprenez-vous, je pourrais avoir besoin de votre corps ici.

- Il est hors de question que je joue les cobayes pour vos beaux yeux.

- Je suis flatté du compliment, mais non, ce n’est pas ça que j’aurais besoin de vous. Ce serait plutôt dans un but comparatif, voyez ?

- Je crois. Et pour le livre ?

- Le vendeur me l’a donné. Il est rare, m’a-t-il dit, de trouver des esprits lettrés en ces temps troublés, cheu-cheu-cheu. Du coup, il est à moi maintenant.

- Et qu’est-ce ? Une bible ?

- Pourquoi une bible ? Vous pensez qu’à choisir dans les étagères, j’aurais chopé un truc pareil ? Non, de toute évidence, nous sommes d’accord. Sur ce, montrez-moi cette boutique high-tech.

Leone se contente de pointer un doigt métallique vers l’étale. Peut-être qu’il pourrait arracher la manche qui couvre son bras. Les gens ne devraient pas être trop surpris et ça lui offrirait plus de liberté de mouvements…

Un scintillement au sol attire son regard. Entre les gerçures de la rue, un objet oblong brille sous les lumières des néons. Il s’agenouille pour mieux voir. Une fiole ? Il s’en saisit pour l’observer plus attentivement. C’est plus une capsule, longue comme sa main, hermétiquement close, voire scellée, refermant une étrange substance de couleur indéfinie. Entre l’améthyste, le cobalt et la malachite, irradiant à un rythme régulier. Particulier.

Il relève la tête brusquement. Forcément, ce machin doit appartenir à la jeune femme… au couple qui vient juste de partir. Il l’aurait vu avant sinon. Leone scrute la foule, fait un tour complet sur lui-même, mais ne les aperçoit pas. Ils sont probablement loin maintenant. Au pire, ils reviendront ici dès qu’ils s’en seront rendus compte. Peut-être devrait-il le confier au vieux libraire avec quelques indications…

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