Micmac sur le toit

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Les choses se sont tassées une semaine après les événements. La guerre éditoriale s’est terminée aussi vite qu’elle a commencé. Dans l’oublie et la recherche d’un nouveau scandale. Le Paris du XXIIe siècle n’en manque pas. Sitôt l’affaire Belleville terminée, une ombreuse escroquerie dans une fabrique de pains d’épices faisait les gorges chaudes de la capitale. Dans l’intervalle, le Haut Président et son humble gouverneur avaient pu trouver un terrain d’entente entre les partis. Le magnat Mulesec préservait sa réputation, diminué d’un scandale eugéniste et les victimes se voyaient dédommager à hauteur du mortel préjudice, auquel s’adjoignait un petit bonus, non-négligeable en ces temps troublés. Tout est bien qui finit bien, sauf pour Jean-Louis, plaqué par sa dulcinée trois jours après sa libération et les remerciements d’une certaine Saudrène Lotus, nouvelle étoile des cabarets branchés. Mais cela n’était plus l’affaire d’Eriko Sanchez.

Le professeur n’avait pas perdu une miette de ces faits divers. La semaine qu’il venait de vivre avait été des plus instructives, en plus de l’avoir rajeuni de vingt ans au moins côté glissière. Ici tout va vite, très vite. Un homme de lettres sinon d’esprit peut du jour en lendemain être porté aux nues, puis exilé à Sainte-Hélène, avant de finir sacré Immortel quelques heures plus tard. Le numérique avait peut-être disparu, mais son effervescence lui avait survécu. Au final, ce Paris n’est pas si différent de celui du siècle passé. Richesse et pauvreté explosent de concert dans la fureur de l’acier, les conflits mondiaux et les coups d’un soir. La seule vraie différence provient de son avenir.

Il devait avoir perdu toute flamboyance pour que ses ressortissants viennent s’installer dans le passé. Des voyageurs temporels. Sanchez en avait croisé plusieurs. Ils avaient le regard fuyant, les fripes usées et le parler nébuleux. Cet avenir changeant sera sombre, monotone, déchiré par des guerres de suprématie et la colère de la Terre. Bref, un merdier que Sanchez n’a aucune intention de traverser.

À l’aube de son huitième jour de villégiature, debout sur la toiture bombée d’un vieil édifice haussmannien, le professeur finalise ses recherches. Son catalyseur absorbe une dernière fois les particules fines de l’atmosphère terrestre. Sans surprise, les résultats sont abominables, mais un poil meilleurs qu’au XXIe siècle. La couche d’ozone à peine rebouchée, se retrouve parée pour un nouveau coup de foreuse. L’Homme n’apprendra donc jamais ?

Penché sur son minuscule écran portatif, Sanchez l’entend atterrir avant même de la voir. Des jours qu’il attendait son retour ou une apparition surprise dans les ruelles poisseuses du vieux Lutèce. Elle a pris son temps.

- Bonjour l’emplumé, dit Sanchez sans même lever la tête. Je n’ai pas de chaise à vous proposer, mais vous pouvez toujours siffler un peu de café. Si tant est que votre corps vous l’autorise.

La Chouette de Novembre ne répond pas, ni ne bouge. Impassible, elle attend que son interlocuteur se retourne. Chose ne risquant pas d’arriver avant un moment, Sanchez portant plus d’intérêt à ses relevés qu’à la présence du justicier masqué. Au loin, un aérostat pétarade vers les nuages, ici une mouche passe. Finalement, la Chouette lâche un mot. Un seul.

- Sanchez.

Le nommé s’interrompt net, se retourne. Il lève un sourcil, ouvre la bouche, mais le justicier le devance.

- C’est donc bien votre nom. Pourtant, vous n’êtes pas d’ici. J’ai cherché à en savoir plus après notre rencontre, mais je n’ai rien trouvé. Nulle part. Vous êtes un fantôme, un homme sans passé, ni présent ou pas de ce monde. Qui êtes-vous vraiment ?

Sanchez ne répond pas immédiatement, déstabilisé, chose rare, par le grain de voix mal assorti au personnage. Trop aigu, trop fluet. À l’entendre, le professeur lui donnerait tout au plus seize ans et certainement pas cette carrure d’athlète.

Dans la chaude lumière de l’aube, la Chouette perd en mystère ce que son corps gagne en particularité. Son bras droit, définitivement mécanique et non simple prothèse, semble mener sa propre vie ainsi pourvu d’énigmatiques engrenages, entrecroisés dans un maillage complexe de titane. Le reste du corps, baraqué, solide, est dissimulé sous la même tenue d’infanterie élimée et criblée d’impacts en tout genre. Pas de cape, pas de fanfreluches pédantes, seulement une tenue pratique. Sanchez n’a de yeux que pour le bras. Il l’a vu une fois en action et se retient d’aller l’examiner sous toutes les coutures. Il a une image à tenir, que diable !

- Eriko Sanchez, répondit-il finalement, les yeux perdus dans les rouages ocres. Professeur en mécanique et astro-informatique quantique, ainsi qu’ancien membre éminent de l’Académie des Sciences et vous êtes ?

- On m’appelle la Chouette d…

- de Novembre, j’avais compris et je doute que ce surnom vous vienne des imbéciles auxquels vous portez secours. Je parle de votre vrai nom. Qui êtes-vous ? J’attends.

- Vous ne m’avez pas entièrement répondu…

- Et je n’irai pas plus loin en présence d’un homme qui croit intelligent ou ténébreux de se masquer le haut de la tronche. Vous louchez ou quoi ? Ôtez ces horribles bésicles ! En pleine lumière c’est ridicule. À part gonfler votre ego, elles ne servent à rien, sinon me retenir de pisser de rire.

- Votre opinion m’importe peu, répond la Chouette, un frémissement dans la gorge.

- J’en suis ravi. Maintenant, si vous n’avez rien de plus à ajouter, déguerpissez. J’ai autre chose à faire et à penser qu’au verni ombrageux d’un justicier soupe au lait !

Sanchez pique du nez vers l’écran qu’il n’avait pas lâché et auquel la Chouette n’avait montré aucune surprise ou intérêt, sinon maintenant, de l’envoyer voler sur le parvis parisien. Devant la foucade du hargneux scientifique, elle se résigne.

- Bien, je suppose que vous avez gagné, reprend-elle en soupirant.

Lentement, les yeux braqués sur ceux impassibles de Sanchez, elle ôte d’abord les imposantes lunettes cuivrées lui barrant le visage puis dénoue un long madras sombre dissimulant sa chevelure auburn ébouriffée.

Sanchez ne s’attendait pas trop, voire du tout à un tel faciès. Cheveux mi-longs dissimulant une paire d’oreilles ornée de plaques métalliques. Yeux émeraude, traits fins, presque graciles, légèrement dénaturés au niveau de la lèvre supérieure d’une cicatrice striant la joue droite. Un visage trop doux sur un corps trop dur. Surprenant, à l’image du justicier. Le professeur lui donne au plus 25 ans, mais quelque chose cloche. Il n’arrive pas à savoir quoi.

- Vous ne ressemblez pas à l’image que je me faisais de vous, lâche-t-il sans pincettes.

- Vous de même. Vous me paraissiez plus jeune, moins prétentieux aussi.

- Et je devrais en avoir quelque chose à cirer ? Vous me montrez votre bras ?

- Evidemment… soupire la Chouette. Comme tous les scientifiques, je ne suis pour vous qu’un objet de curiosité de plus dans votre cabinet.

- Je ne vais pas vous mentir. C’est un peu la raison pour laquelle j’attendais votre fameuse prise de contact. Ce n’est pas une simple prothèse n’est-ce pas ? Et le reste de votre corps ? Métallique aussi ? demande Sanchez en s’approchant, pratiquement mains tendues.

- Éloignez vos sales pattes, vieux… pervers ! Vous avez eu ce que vous demandiez, répondez à mes questions maintenant. Qui êtes-vous vraiment ? D’où venez-vous, ou plutôt, de quelle époque ?

- Et c’est reparti… J’imagine que comme le Verne, vous ne voudrez rien me dire tant que je n’aurai pas vidé mon sac ?

La Chouette, enfin l’homme rebaptisé ainsi, secoue la tête. Sanchez soupire à nouveau. Bruyamment, la décence dans la gouttière. Il s’assoit sur l’une des deux chaises pliantes, qu’il a lui même installé sur le toit et invite le justicier à faire de même. Une fois tous deux le fondement bien établi, Sanchez étale ses mémoires. Imperméable aux conséquences, il vante son génie, sa machine avant-gardiste, ses expéditions, Chang et le déroulé des événements récents. L’homme le laisse parler, hochant discrètement la tête à certains éléments de langage, sans jamais l’interrompre. Sa biographie terminée, Sanchez observe la Chouette silencieuse.

Au silence du scientifique, elle répond :

- Une machine à futurs potentiels… Il en existe donc une…

- Pardon ?

Sanchez en est presque stupéfait. Une première sans doute dans son existence, mise à part l’invention de ladite machine et sa rencontre avec Chang. La Chouette, elle, savoure l’instant, avant de reprendre.

- Ce temps n’est pas le mien. Je viens… de loin, d’un avenir maintes fois changé, mais toujours destructeur. Plus meurtri encore que celui des voyageurs de passage, déchiré par le cri des armes et le prix du sang versé. J’ai combattu à cette époque. J’ai défendu ma nation pendant des années, jusqu’à y laisser la vie.

- Hum ? Mais v…

- Laissez-moi finir. J’étais mort, mais moi et mon escadron avions été ramenés. Non par la magie, mais la science. Mon corps a changé, mon esprit est resté, mon pays m’a abandonné. Là-bas j’étais, je suis ou je serai mort. Comme vous, ici, je n’existe pas. Je suis un fantôme, une ombre fascinant la plèbe et terrifiant les puissants. Et comme vous, l’homme qui m’a ressuscité s’appelait Sanchez. Un ingénieur, physicien, enclin à la philosophie, un peu excentrique, doux et patient. Je n’ai jamais connu son prénom, ni celui de sa fille. Tous deux sont morts, emportés par les griffes de l’Etat que j’avais défendu jusqu’au bout de ma vie.

L’homme s’interrompt, passe sa main humaine sur un coin humide de l’œil gauche. Après un silence, que Sanchez n’ose briser, il reprend :

- Vous lui ressemblez, vous savez. Même regard perçant, même rictus moqueur, même silhouette. J’ai l’impression de l’entendre rire en écoutant vos sarcasmes. Il désirait un monde meilleur, bercé par le rêve de construire une machine capable de tous les connecter et les visiter. Un rêve que son grand-père n’avait pu mener à bien, faute de moyens et d’années restantes. Mais vous avez réussi. Vous êtes la preuve que le temps n’est pas immuable, que l’univers, aussi fini soit-il, ne se limite pas à un seul plan d’existence.

Le justicier se lève et s’avance vers le bord du toit, observant les terrasses parisiennes, le visage balayé par la brise matinale.

- Votre descendant ou arrière-arrière-petit-fils potentiel, je ne sais trop, avait mis au point une machine à voyager dans le temps. Bien avant tout le monde, attisant la jalousie et l’avidité de bien des têtes pensantes. Je fus l’un de ses premiers cobayes. Je n’avais plus grand chose à perdre. Cette nouvelle vie, emprisonnée dans le titane, les regards obliques et un corps qui n’était plus mien, me faisait souffrir. Je ne pouvais dormir, hanté par la mort de mes compagnons. J’étais le seul à avoir survécu à cette expérience. Le seul à pouvoir survivre au saut temporel. Alors j’ai sauté, à travers l’espace et le temps, pour atterrir ici, dans votre futur où enfin, je me sentais libre. J’ai repris goût à la vie ici, lentement, dans l’anonymat des quartiers reniés où sont rangés les monstres. J’ai voyagé ainsi pendant une année, découvert les lettres et appris les subtilités de la science. Mes blessures finirent par cicatriser et j’avais enfin accepté ma condition. Puis l’Empereur a anéanti mes derniers repères. L’invention était trop belle, vous comprenez. Parfaite pour la domination et se hisser au rang de Dieu. Je suis parvenu à l’utiliser une dernière fois pour quitter cette époque, qu’aucun humain ne devrait traverser. Depuis, j’essaie de l’altérer, de la supprimer, mais il est difficile de faire dévier un fleuve.

Sanchez, jusqu’alors impassible, hoche la tête. C’est vrai, il est bien loin le temps où l’on s’imaginait changer le monde d’une simple peau de banane. Le mythe de l’effet Papillon fonctionne peut-être pour une semaine, mais pas sur plusieurs siècles. Du moins, sauf preuve du contraire, mais aucune fulgurance métaphysique n’a pu démontrer quoi que ce soit allant dans ce sens.

La Chouette continue son soliloque. Loin d’avoir demandé un tel déballage, le professeur commence à trouver le temps long, d’autant qu’une petite rafale de nord-est, vient lui démanger le cou.

- Tout cela est dramatique, terrible même, intéressant aussi, finit pas couper Sanchez. Cependant, je vous arrête tout de suite, n’espérez pas utiliser ma machine pour résoudre vos problèmes. Ce n’est pas ma guerre, ni mon époque. Je suis ravi d’apprendre que j’ai un descendant, moins qu’il clamse pour des histoires de gros sous, mais je ne sauverai pas sa peau. Déjà parce que je ne peux pas aller plus avant sur cette ligne potentielle, ensuite, parce que me connaissant, il n’aurait lui aussi pas levé un petit doigt pour me sauver.

- Vous vous trompez, répond sèchement la Chouette. Lourdement, même. Mais je ne suis pas là pour vous demander de l’aide. Ce monde est perdu. Il court à sa perte depuis l’atomisation de l’Amérique. Il n’y a plus grand chose à faire malheureusement. Croyez bien que j’ai essayé pourtant, mais le futur aussi instable soit-il, ne change pas sa nature avec un scandale industriel.

- Je valide. Sur ces bons mots, si vous le permettez, je vais me retirer…

- C’est pourquoi, je souhaite partir avec vous.

Sanchez se fige. En face, la Chouette se retourne et file se planter devant lui, le regard déterminé. Il est sérieux. Le scientifique lui, ne sait que dire. Certes, il ne cracherait pas sur un nouvel assistant, qui plus est homme de terrain, mais pour une fois, l’idée le mettait un peu mal à l’aise.

Devant l’apparente perplexité de Sanchez, la Chouette tente une explication :

- J’ai fait mon temps ici. Je suis fatigué de me démener pour un monde qui n’a que faire de moi. Lassé de sauver des vies pour me faire cracher au visage. Ce monde est mort, rongé par la corruption et les vestiges d’une époque regrettée. Votre passé sans doute. Un passé que j’aimerais connaître pour vivre et accomplir le rêve de mon deuxième père. Alors je vous le demande à nouveau : laissez moi vous accompagner. Je suis sûr que je pourrai vous être utile.

- Je ne sais pas trop, j’ai déjà un assistant…

- Laissez moi venir et vous pourrez examiner mon corps entier.

- Banco !

L’homme se retient de lever les yeux aux ciels. A ce niveau-là, les deux Sanchez se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Le vieux modèle replie les chaises, son catalyseur et prépare le portail.

- Au fait, pourquoi la Chouette de Novembre ? demande-t-il en triturant son brassard. C’est ridicule. À la limite, la Roussette du Crépuscule avait plus de gueule.

- Le Harfang était l’emblème de mon régiment. A la mémoire de mes compagnons, j’ai choisi d’en faire le symbole de ma vindicte.

- Et Novembre ?

- Ma deuxième vie a commencé en Novembre.

- Je vois. C’est un peu littéral tout ça.

L’homme veut répliquer, sans doute une remarque acide, mais sa voix est balayée par l’apparition du portail crépitant, très différent du seul qu’il a connu jusqu’à maintenant. Ou jusqu’avant, à moins que la formule exacte soit jusqu’après ?

- Au fait, demande Sanchez avant de franchir la faille. Vous avez un prénom ou un nom, ou je dois continuer de vous appeler la Chouette jusqu’à la fin des temps ?

- J’ai perdu mon identité il y a longtemps.

- Dommage, ce sera donc…

- Mais appelez moi Leone.

- Juste Leone ?

- C’est suffisant pour un individu issu d’un avenir qui n’existera plus jamais.

- Bien parler, je suppose. Eh bien Leone, bienvenue à bord !

Leone, dit la Chouette de Novembre, sourit et suit le scientifique vers un passé plus radieux, abandonnant pour l’éternité un monde qu’il n’a que trop haï.

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