3. Ooh Be Gah

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- Honnêtement ? Je ne peux m’empêcher de penser à quoi ressemblerait un futur dans lequel s’exprime votre assistant.

- Merveilleux, je suppose… Prenez ça.

- C’est quoi ?

- A votre avis ? Du flouz. Il y en a assez pour trois bonnes pintes. Je vous conseille d’en goûter une. Ça vaut le détour.

- Allez dans le futur juste pour se murger, vous parlez d’un scientifique.

- Je vous emmerde. Avancez, fermez les yeux et retenez votre respiration. Maintenant allez-y !

- Degdeg !

Il y a un pop, puis David n’est plus là.

Le reporter sans frontière inhale un coup et ouvre les yeux. Il est dans une ruelle moite, sur un sac poubelle. Il n’y a rien à part des briques et de la poix sur les murs fissurés. Devant lui, au bout, une route tranquille où circulent des autos couleurs criardes et traversent des passants, le nez au vent.

David s’avance, quitte la ruelle, pour regarder autour de lui. C’est ça le futur ? Ce n'est pas très différent du présent ou même du passé. De l’asphalte tâché, des fils électriques pendouillant mollement, au-dessus de passants mal sapés, les yeux braqués sur leurs smartphones, grands comme des pelles à tarte. Niveau exotisme, il a vu mieux, ne serait-ce qu’à Belleville.

D’ailleurs, il est où, là ? C’est vrai, le professeur Maboul ne lui avait pas précisé si sa foutue machine ne le déplaçait pas un iota sur la carte du monde. David regarde le panneau le plus proche, envahi par une publicité à s’arracher la rétine. Il en perd presque son latin, car dessus, il est tout perdu.

Des signes abscons, sorte de parodie de l’alphabet en vogue à son époque, clignotent, glissent et brancouillent sur toute la surface. Il comprend rien, mais se rend compte que ce langage est partout. Le fameux langage de Chang. Le voilà dans toute sa splendeur.

Un passant pressé ou rêveur, le bouscule sans vraiment le voir. Il lâche un flot de mots sans queue, ni tête, quoique bien formulé. David ne comprend pas. A la vue du cadran sur son poignet, il ne lui reste déjà plus que huit minutes, alors il remonte la rue, dissimulant à peine son incompréhension à la face du monde.

Le futur ressemble beaucoup aux années 80. Celles fantasmées par la Synthwave et les séries Netflix. Sauf qu’elles prennent ici une forme diablement concrète. Les gens portent des gilets plastiques, fluos, passablement trop slim, au-dessus de vieux joggings en coton synthétique. Un oxymore qu’il n’aurait jamais pensé possible, pourtant ancré dans la banalité ici.

Et puis, il y a cette foutue langue. Partout, tout le temps et ridicule ! En entrant dans un bar, il indique au capitaine la pompe à binouze. Le gonze lui dit d’un coup :

- Mik, mak, o maka ?

Au hasard, il répète mak et se voit servir, une « bière » fumante, pétillante, tout en nuances bleu roi. Non loin, lors qu’il porte le breuvage à ses lèvres, un type à la trentaine bien tapée s’exclame :

- Wabadebadoo ! Wetash, yucky !

David cille et trempe sa langue dans la boisson. C’est bon, étonnamment bon, sucré mais pas trop avec une note d’amertume pas dégueue. Il a tôt fait de l’ingurgiter entièrement, pressé par le temps. Il lui reste quatre minutes, largement assez donc pour s’en enfiler une seconde. Ce coup-ci, il indique la première pompe et dit Mik.

Pas de fanfreluches ici, une simple blonde pression. Nouvelle rasade. C’est immonde, amer et sans relief. De la Kro par excellence, d’ailleurs David reconnaît le logo sur le mur. Ce truc a survécu au massacre de la langue française ? Quelle injustice…

- Ravasheen ! s’exclame une voix enjôleuse.

Il tourne la tête. Une jeune femme, bien peu vêtue s’assoit sur le tabouret voisin. Rectification, elle porte juste une tenue fushia qui gagne en opacité avec la distance. Tout n’est peut-être pas à jeter finalement ici…

- Balinda macoy, dit-elle justement en se tournant vers lui. Hooba noobie ? Elicanto ! Za woka genava…

- Euh… euh… sinx… balbutie David dans un anglais atroce.

Voyant ça comme une invitation, la jeune femme se rapproche. Coup d’œil plus bas. Il lui reste à peine une minute. Il doit ficher le camp d’ici.

Tomate, le reporter se lève, glisse l’intégralité des biffetons sur le table et lâche un :

- Dongdong

Il lui semble avoir entendu Chang lâcher ça lors du départ. Pourvu que ça veuille bien dire au-revoir. Visiblement oui, car la jeune femme paraît déçue et se rassoit en soupirant.

- Awasa poa… Hey nurbler de dinde ? lance-t-elle au barman.

- Wetash… Yo, Harva sol labaga along with hava so lawnumg ! lui répond l’autre en s’esclaffant, les mains se tapant le bide.

- Ealy ? Juum, juum ! Abbi anar labaga vel chum-cha !

David préfère prendre la porte plutôt que de rester dix secondes de plus à écouter ce charabia. Dehors, il fait meilleur, plus sec, mais il n’a plus le temps d’en profiter. En marchant, il ne peut s’empêcher de penser qu’il se plairait bien ici. Enfin, si le français était toujours d’actualité…

A quelques pas de sa ruelle de secours, il s’immobilise. Une centaine de mètres plus loin, aux abords d’un giratoire fleuri où est étalée une foule babillante, un immeuble sort de terre. Littéralement, il sort de terre. Ses murs de béton crèvent le sol, foncent vers les nuages et se trouent de fenêtres miroitantes à intervalle baroque.

Le reporter reste coi. Pas longtemps, car déjà, ses réflexes prennent le pas sur l’intelligence. Il dégaine son smartphone et mitraille pour des prunes, le bâtiment tout juste né. Ses doigts balaient l’écran impassible et lisse. La technologie du passé a mal supporté le voyage.

Il pousse un juron. Un nouveau passant le regarde bizarrement et lui tend un mouchoir, les yeux plissés. David l’accepte. Ça fera un souvenir. Après tout, si Sanchez a embarqué Chang, il peut bien chiper un mouchoir.

Plus loin sur l’avenue, résonne une clameur. David relève la tête pour voir la petite foule, jusqu’alors étalée sur le gazon du rond-point, se précipiter, valise à la main vers les portes de l’immeuble flambant neuves. Sa mâchoire tombe. La montre sonne. Au fond de la ruelle, le portail fend l’air en arcs électriques verdâtres.

Il n’a plus le temps et fonce droit dans le sien, sous les yeux incrédules du propriétaire du mouchoir. David entend un indistinct « Ahhh Molombia ! » puis retourne vers le passé.

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