Chapitre VII – Le souhait de Perséphone

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« Ô vains espoirs, telle est la pire des épreuves : porter le poids de ses propres souhaits. »

(épitaphe romaine anonyme)


Arriverons-nous quelque part un jour ?

Perséphone avait l’impression de tourner en rond depuis que le Dôme brisé d’Imaginaria avait disparu à l’horizon. La plaine s’étendait à perte de vue, toujours aussi monotone, aussi monochrome.

On se croirait dans une VR mal faite. Pas de variété dans le paysage…

Elle et ses compagnes s’enlisaient dans le marais bourbeux d’actions aussi peu variées que le paysage alentour : se lever, manger une barre énergétique trop sucrée, porter Hélia, avancer, s’arrêter, boire un peu d’eau mais pas trop pour l’économiser, confier Hélia à Dana, avancer, s’arrêter, manger, reprendre Hélia, avancer, s’arrêter, boire, confier Hélia à Dana, avancer, s’arrêter, manger, dormir… et recommencer le cycle le lendemain.

En prime, l’état de sa cadette ne s’améliorait pas. Dana pansait ses blessures tous les jours, matin et soir, mais la jeune femme demeurait abattue. Dans ses mauvais jours, il fallait lui donner la becquée et la moitié de l’eau qu’on lui faisait ingurgiter ressortait en dégoulinant sur son menton bleui par les ecchymoses, mêlée de reste de nourriture. Répugnant. Dans ses bons jours, elle parvenait à se tenir assise et grignotait sa ration en silence, les yeux fixés dans le vide. C’était mieux que rien, mais ce n’était pas assez au goût de Perséphone.

Le soir, lorsqu’elle posait le regard sur le pauvre visage défiguré par les coups, son impatience s’évanouissait, laissant place à une douleur mâtinée de honte et de colère. Comment avait-on pu faire ça à sa petite sœur, si jolie, si radieuse ? Comment avait-elle pu laisser un illustre inconnu la séduire ? Et si elle avait été plus proche d’elle, se serait-elle laissée fasciner par ce faux Angus ? Et si elle s’était réconciliée avec elle ? Et si elle était arrivée plus tôt ? Et si ? Et si… ?

Suffit, Perséphone. Tu es ridicule, se morigénait-t-elle.

Mais elle avait beau faire, ses doutes revenaient invariablement la torturer le soir, quand elle se tournait et se retournait sur le sol dur sans trouver le sommeil.

L’arrivée de Six quelques jours auparavant avait constitué une diversion bienvenue dans la routine des trois femmes. Il leur était apparu au cours d’un après-midi, pendant une de leurs sempiternelles pauses pour Hélia. C’est Dana qui l’avait repéré. Elle avait pointé le doigt en silence, sourcils froncé, vers la silhouette indistincte qui s’approchait de très loin. Sur ses gardes, Perséphone s’était levée en maudissant ses courbatures, prête à se battre pour sa tante et sa sœur. Sa tante semblait inquiète, et elle la comprenait. Toutes deux pensaient à Coppélia, la meurtrière androïde folle. Quand le visage de Six était devenu reconnaissable, l’aînée d’Hélia avait poussé un profond soupir de soulagement.

L’androïde leur avait raconté comment l’enquêteur Derco avait intercédé en sa faveur, permettant sa libération. Mieux encore : il apportait des rations et des réserves d’eau supplémentaires. En tant que machine, il ne sentait pas le poids de son lourd paquetage, si bien qu’il n’avait pas lésiné sur les quantités de matériel.

Seulement, en ce qui concernait Perséphone, en tout cas, l’enthousiasme était vite retombé : bien que guidées par Six, elles avaient retrouvé le rythme lent d’une avancée sans fin.

Levant machinalement la tête, Perséphone se rendit compte que leur garde du corps l’observait avec intensité.

— Quoi ? demanda-t-elle abruptement.

Sans se formaliser de sa brusquerie, Six cligna des yeux.

Oh, non… Je déteste quand il fait ça. Analyse des émotions, blabla...Pas besoin de ça pour savoir que je suis en rogne et que j’en ai ras-le-bol.

— Que puis-je faire pour vous changer les idées, Perséphone ?

— Hein ?

Surprise. Elle qui s’attendait aux statistiques habituelles…

— Je ne sais pas trop… C’est juste que je n’en peux plus de cette foutue plaine. Et que j’en ai marre d’avoir un légume pour sœur. Sérieux, elle ne peux pas se réveiller ? Il n’y a rien que l’on puisse faire pour elle ?

— Là où je vous conduis, elle pourra être soignée, répondit l’androïde en portant ses regards vers l’horizon.

— Oh. Et… c’est encore loin ?

— D’après mon GPS intégré, nous n’en avons plus que pour deux jours, trois heures, trente-six minutes et sept sec…

— D’accord, d’accord ! Pas besoin de me donner les chiffres au centième de seconde près !

Elle poussa un soupir.

— Encore deux grosses journées à subir l’ennui… J’en souhaiterais presque qu’il se passe quelque chose, qu’on rencontre quelqu’un, qu’on nous poursuive même, n’importe quoi plutôt que ça, murmura-t-elle, maussade, en englobant les environs d’un ample geste du bras.

— Persa, ne dis pas de sottises, intervint sèchement Dana, qui avait suivi la conversation en silence. Mieux vaut s’ennuyer qu’être confrontées au danger.

— Tantine…

— Suffit. Hélia oscille entre la vie et la mort. Tu tiens vraiment à ce que la balance penche du mauvais côté pour elle ? Et si jamais son cas ne t’émouvait pas, vu la bonne entente entre vous, songe que tu n’es pas parfaitement remise non plus. Je me trompe ?

Perséphone grimaça. Sa tante marquait un point ou deux, là.

— Je ne crois pas être sans cœur, tantine ! se défendit-elle néanmoins. Moi aussi, je m’inquiète pour ma sœur !

— Alors, tais-toi et avance, au lieu de perdre ton temps à dire des bêtises.

Les joues brûlantes de honte et d’humiliation, la jeune femme accéléra le pas pour prendre la tête de leur petit groupe. Elle s’acharna à distancer Six et Dana, en rage. Comment sa tante pouvait-elle l’infantiliser de la sorte ? Elle avait vingt-cinq ans, bon sang ! Bientôt vingt-six, même !

Et en même temps… une petite voix, tout au fond de son âme, lui soufflait que c’était effectivement puéril de sa part de rêver à un peu d’action. Elle la fit taire. La laisser s’exprimer blessait trop son orgueil déjà mis à mal.

Devant elle, le sol se mit imperceptiblement à monter. Parfait. Ça la changerait un peu.

Tout à coup, elle crut entendre le ronronnement discret d’un moteur lointain. Elle s’arrêta net. Qu’était-ce ? Elle tendit l’oreille. Pas d’erreur, il y avait quelque chose au loin. Mais impossible de voir quoi. Le paysage était devenu un peu vallonné pendant qu’elle ruminait. Oh, à peine ! Mais c’était suffisant pour lui dissimuler ce qui se cachait derrière la caricature de butte qu’elle avait commencé à gravir.

Si tant est qu’on puisse parler d’ascension ici…

Dana et Six la rejoignirent bientôt.

— Eh bien, pourquoi cette halte ?

— Tu n’entends pas, tantine ?

L’intéressée et l’androïde penchèrent la tête en même temps. Enfin, Six prit la parole :

— Un moteur. Non, trois moteurs. Des robots d’analyse de type AO-5848. Nous sommes pourtant assez loin de la cité où nous nous rendons. C’est louche. Je recommande la méfiance.

— D’accord. Pouvons-nous les contourner ? Demanda Dana, pragmatique.

Nouveau silence.

— Je crains que non, Conseillère Orbitane. Ce que je perçois de leurs échanges me permet d’affirmer qu’ils nous ont repéré. C’est de ma faute : ils ont capté mon analyse de leur identité.

— Je vois. Perséphone, tu voulais de la bagarre ? En voilà, je crois. J’espère que tu es assez remise pour défendre nos vies. Et que les cours de défense que je t’ai fait prendre autrefois sont toujours frais dans ta mémoire.

— Mais qui nous dit qu’ils sont agressifs ? Ce sont des robots d’analyse, pas des séides de Coppélia !

— Allons donc. Depuis quand es-tu aussi naïve, Persa ? On croirait entendre ta sœur !

Perséphone rougit.

— Quoi !? Je ne suis pas…

Elle s’interrompit. Sa tante avait sans doute raison. Des robots d’analyse n’avaient rien à faire si loin de toute civilisation. De plus, Coppélia était capable de pirater les autres êtres mécaniques. Elle-même en avait fait l’humiliante expérience, après tout. Et donc…

— Nous devons attaquer avant qu’ils ne s’en rendent compte, murmura-t-elle. Ils ne s’y attendront pas.

— Rien n’est moins sûr, ma petite nièce.

— On verra bien…

— Six, confiez-moi Hélia et allez au-devant des robots avec Perséphone. Ah, et revenez-moi entiers si vous ne voulez pas que je réduise vos restes en charpie avant de mourir à mon tour.

— Ne dramatise pas tout, tantine !

— Tais-toi et fonce !

Perséphone et Six s’élancèrent. Donnant toute latitude à ses jambes bioniques, la jeune femme avait l’impression de voler. Le vent de sa course sifflait à ses oreilles. En quelques secondes, elle atteignit le sommet de la butte herbeuse. En contrebas, les trois robots s’approchaient dangereusement vite. Sans marquer de pause, elle dévala la pente vers eux en dégainant l’arme que Six lui avait remise quand il les avait rattrapées. Pliée à sa ceinture, elle ressemblait à une matraque. Mais qu’elle la dégaine, qu’elle appuie du pouce sur un bouton judicieusement placé et elle se dépliait jusqu’à atteindre sa taille à elle. Mieux encore, une fois activé de la sorte, ce bâton dégageait une aura électromagnétique capable de perturber le fonctionnement des HEM, des androïdes et autres machines électroniques sophistiquées.

Comme ces AO-5848 hostiles, par exemple.

Semblables à des araignées de métal, les robots d’analyse ne possédaient pas d’armes à proprement parler. Mais leurs bras articulés munis d’outils devenaient redoutables en combat rapproché.

Sans regarder du côté de Six, Perséphone se jeta vers la première machine venue. Elle esquiva de justesse le tranchant d’une pelle puis bloqua une pince redoutable avec son bâton.

Un tintement, suivi d’un grésillement satisfaisant : et une « patte » en moins.

Le coup suivant l’atteignit au bras, malgré son saut en arrière. Avec un cri de douleur et de rage, la jeune femme se jeta en avant et frappa en plein sur l’œil de son adversaire. Sa caméra brisée, celui-ci ne put anticiper le coup suivant.

Nouvel impact, nouveau grésillement. Le bras-pelle était lui aussi hors d’usage.

Une voix de synthèse si mauvaise qu’elle semblait issue d’un GPS du XXIème jaillit du micro de la chose.

— Caméra inactive. Pelle inactive. Pince inactive. Enclenchement du processus d’auto-réparation.

— Ah non ! Ça ne va pas se passer comme ça ! éclata Perséphone.

Elle regretta aussitôt son intervention. Le robot, guidé par sa voix, l’attaqua de nouveau.

En voulant l’esquiver, la jeune femme trébucha et tomba en arrière. La machine se retrouva au-dessus d’elle et, par réflexe, la malheureuse leva violemment son bâton.

Dernier impact, dernier grésillement. Agité de tremblements, le robot chancela sur ses six bras restants tandis que Perséphone, victorieuse, reculait en rampant.

Juste à temps : son adversaire terrassé s’effondra là où elle se trouvait une seconde auparavant.

Essoufflée, les bras endoloris et le cœur battant à tout rompre, Perséphone se releva avec précaution et chercha Six du regard. L’androïde de la famille achevait de réduire à sa merci le troisième AO. L’autre avait déjà été réduit à l’état de ferraille bonne pour la casse.

Ils l’avaient échappé belle. Avait-elle vraiment souhaité qu’il se passe n’importe quoi pourvu que la monotonie de leur fuiter soit rompue ? Elle commençait à le regretter. Sa tante n’avait pas tort, c’était stupide...

Soudain, La jeune femme grimaça et retint un gémissement. Elle n’était pas tout à fait remise de la volée qu’elle avait subie face à Angus – enfin… Coppélia.

À présent que l’adrénaline était retombée, la douleur se réveillait et reprenait possession de tout son corps malmené. La morne plaine vaguement vallonnée se mit à danser la sarabande autour d’elle. Un grand froid l’envahit, accompagné d’une insupportable nausée, et elle s’effondra au sol, privée de forces.

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