Chapitre VI – Coup de théâtre

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« Cela s’est vérifié à plusieurs reprises dans l’Histoire : quand l’illusion de la démocratie se déchire, la dictature est en marche depuis longtemps. Et même alors, il y a des gens pour croire qu’elle n’existe pas. C’est ce qu’il s’est produit quand Serpencrale a commencé à montrer aux gens ce qu’étaient leurs bulles-mondes. »

(François-Savinien de Courtizel, Histoire des dictatures, de l’Antiquité à nos jours)

Kyklos Young rongeait son frein. Depuis la catastrophe, il attendait en vain un coup de fil de sa patronne. Il tournait en rond, chez lui. Ses pensées aussi, d’ailleurs.

— Pourquoi on ne m’appelle pas ? éclata-t-il à voix haute.

Sa femme, Mara, leva les yeux de son hololivre.

— Cinq cent dix, lâcha-t-elle d’un ton monocorde.

— Hein ?

— Ça fait cinq cent dix fois que tu poses cette question en huit jours.

— Oui, mais bon, c’est rageant ! Quand j’envoyais rapport sur rapport pour signaler la fissure et demander des solutions, la chef les lisait pas ; quand les choses ont commencé à s’aggraver malgré les réparations de fortune, elle m’a limite reproché de pas l’avoir prévenue alors que je n’ai fait que ça ; et après, elle me sort qu’on en reparlera mais finalement elle est pas foutue de me recontacter !

— Ça aussi, tu l’as déjà dit et redit.

— Et alors ? Avoue qu’il y a de quoi ressasser, là. Personne ne me prend au sérieux…

— C’est parce que tu te répètes trop.

— Ben voyons ! T’en as de bonnes, toi. J’suis obligé de me répéter, personne ne m’écoute.

— Pauvre chou…

— C’est ça, moque-toi… et après tu sortiras le grand jeu, tu prétendras que je suis méchant, que je ne t’aime plus et gnagnagna… Tu es bien comme les autres, tiens. Tu ne me prends pas au sérieux non plus.

— Mais oui, mais oui ! marmonna distraitement Mara en retournant à son ouvrage.

Et voilà la preuve que tu t’en fiches pas mal de mes soucis, pensa Young à part lui.

Tout à coup, la vue de sa femme osseuse absorbée par sa lecture virtuelle comme si rien n’avait changé lui fit horreur. Comment pouvait-on agir normalement, vivre sereinement, quand ton monde volait en éclats ? Comment pouvait-on continuer à s’enfermer dans sa bulle confortable alors que la situation était grave ? qu’il n’était plus possible de sortir sans risquer de mourir ?

Et pourquoi personne ne le contactait pour savoir comment le Bocal avait pu se briser ? Ça n’intéressait donc personne de savoir qu’il y avait eu une attaque contre le Dôme protecteur de la cité ?

— Pourquoi donc personne ne m’appelle ?

— Cinq cent onze.

— Ta gueule.

— Bravo la politesse !

Il l’ignora.

Le Guet avait sans doute mené une enquête. Le projectile qui avait fait s’effondrer la structure fragilisée ne leur avait sûrement pas échappé ? C’était impossible. Et on aurait dû questionner les potentiels témoins, les gens qui travaillaient là… Perséphone, passe encore qu’on ne l’interroge pas, elle était en prison, aux dernières nouvelles. Mais lui…

Et pourquoi n’en parlait-on pas aux infos ? Pour ne pas effrayer les gens, peut-être ? Non, ça ne tenait pas debout, vu comme les journalistes insistaient sur le danger qu’il y avait à s’aventurer dehors, sur l’importance de recourir aux services de livraison androïdes et de ne maintenir le contact avec sa famille, ses amis que par télépathie ou par holoconférence.

Et puis, le Conseil n’avait fait aucune communication. Il n’y avait eu que le message de l’Oculus et les recommandations de sécurité transmises par la presse.

Le gros homme se rendit à la fenêtre. C’était l’heure de la patrouille de sécurité : les robots d’analyse de l’air avaient été rapatriés dans la cité et, tous les jours, à onze heures, ils parcouraient les rues. Les résultats de leurs prélèvements étaient retransmis aux informations de midi. Jusque-là, c’était très alarmant. Personne n’osait se pointer dehors, même avec un masque et une combinaison. C’était l’Oculus en personne qui rendait compte des résultats. Ensuite, les règles de sécurité étaient rappelées, invariablement sous le même forme. Young aurait pu réciter par cœur le message de mise en garde.

Et l’inaction le rendait fou.

Se détournant de la croisée, il se rendit à la cuisine et commanda un café à la machine à boisson. Le lave-vaisselle choisit ce moment pour l’informer que le cycle de lavage était terminé. La poisse.

— Mara ! appela-t-il sans bouger.

— Quoi ? Lança-t-elle.

— La vaisselle est finie !

— Et alors ?

— Comment ça, « et alors » ? Il faut la ranger, évidemment !

— Tu n’as qu’à le faire, au lieu de tourner en rond ! répliqua-t-elle sur un ton excédé.

Kyklos poussa un soupir avant de marmonner entre ses dents.

— Ha ! Comme par hasard.

— Pardon ?

— Rien, rien ! reprit-il un ton plus haut.

Il ne lui restait plus qu’à s’y mettre, hélas. Tandis qu’il rangeait en faisant le plus de bruit possible, histoire de marquer son agacement, il entendit Mara allumer le poste holographique. La voix posée et froide de l’Oculus se répercuta dans chaque pièce de l’appartement, grâce aux hauts-parleurs stratégiquement placés. Les résultats de l’analyse de l’air, déjà ? Il n’était pas encore midi, pourtant…

Mais non. C’était tout autre chose.

Young se figea.

Chers concitoyens, il y a huit jours, le Dôme qui protège notre magnifique cité volait en éclat. Aujourd’hui, grâce à l’efficacité des enquêteurs du Guet, nous savons quelle en est la raison.

Posant précipitamment l’assiette qu’il tenait, Young se rendit dans le salon. Là, l’holographe affichait une image tridimensionnelle du chef du Guet. Celui-ci affichait une expression grave, comme un écho de celle, tragique, de Mara, qui avait joint les mains en une posture anxieuse. Ses yeux perçants, avec leur led au fond des pupilles, paraissaient fixer les deux holospectateurs pétrifiés.

Au sommet du Pilier, ils ont découvert un projectile qui, au vu de sa position et de la forme des fragments de diamant, a forcément été jeté de l’intérieur.
Le technicien bondit, choqué.

— Quoi !? Mais non !

— Chut !

— Mais, Mara…

— Tais-toi, chéri !

Pour perpétrer une telle action à l’insu des employés travaillant au sein du Pilier, et en particulier en trompant la surveillance du technicien qui s’occupait de l’entretien du Dôme, il aura fallu jeter l’objet depuis l’extérieur du Pilier. Or, cela nécessiterait une force surhumaine. Une force d’androïde, ou une force d’HEM.

— Bon sang !

— Chut !

Par conséquent, chers Imaginariens et Imaginariennes, nous devons prendre des mesures concernant ces deux groupes de population. Aussi le Conseil a-t-il décidé de les isoler des humains non modifiés le temps de déterminer qui, précisément, est coupable d’une telle action. En outre, quiconque disposerait de renseignements susceptibles de faire avancer l’enquête doit absolument entrer en contact avec le Guet dans les plus brefs délais. Merci de votre écoute et de votre collaboration, Mesdames et Messieurs.

C’était plus que n’en pouvait supporter Young. Il coupa l’holographe, dégoûté, tremblant de stupeur et d’indignation.

— C’est incroyable, commenta Mara en secouant la tête. On ne peut plus faire confiance aux HEM. Leurs capacités leur sont montées à la tête.

— Pourquoi les HEM, d’après toi ?

— Ça ne peut pas être un androïde, ils sont programmés pour ne pas nuire.

— Explique-moi pourquoi il y a une prison pour androïdes, alors, riposta son époux.

— Eh bien…

Elle s’interrompit, hésitante.

— Écoute, chérie, ça ne tient pas debout, enchaîna le technicien. D’une, j’étais sur place quand c’est arrivé et j’ai bien vu le projectile arriver de l’extérieur du Bo… du Dôme. De deux, c’est absurde de prétendre être arrivé à une telle conclusion : les guetteurs ne sont pas idiots. Ça ne leur ressemble pas de se tromper.

— Qu’est-ce que tu insinues ? murmura Mara.

Ses yeux étaient agrandis par la frayeur. Cette même frayeur qui taraudait les entrailles de son mari.

— Tu veux vraiment que j’exprime mes conclusions à voix haute ?

— Non… non, ce ne serait pas prudent. Qu’allons-nous faire, Kyklos ? J’ai peur…

— Je ne sais pas, ma puce. Moi aussi, j’ai peur. Mais nous ne pouvons pas laisser faire ça. Il faut agir, prévenir les gens…

— À quoi bon ? La plupart nous riront au nez. Ils crieront à la paranoïa. Non, pour l’instant, nous ne pouvons rien faire. Il faut d’abord que d’autres se rendent compte du problème. Nous seuls savons la vérité. Nous, et…

— Ne le dis pas ! On ne sait jamais. Pourquoi on ne m’appelle pas ? Je crois le savoir, à présent, Mara. Et je ne vais sûrement pas contacter le…

On sonna à la porte.

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