Chapitre XI – De justesse

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« Sénèque écrivait : “Il n'est plus temps, quand le danger est présent, de nous fortifier contre lui.” C’est pour cette raison que j’ai essayé de tout faire pour préserver mes filles. Six veillera sur elles, j’en suis sûr. Qui plus est, ma Perséphone est forte. Elle saura se défendre. »

(Emrys Orbitane, Journal)


Perséphone demeura un instant paralysée par les émotions qui se bousculaient en elle : entre sa stupeur, son inquiétude sur l’état de sa sœur, sa colère de la voir ainsi agressée, la honte de s’être laissée berner par cette… chose, elle ne savait plus à quel saint se vouer. Et puis, c’était quoi, cette façon peu naturelle de parler ? C’était qui, cette fille ? Comment pouvait-elle prétendre que le président de sinistre mémoire était son père alors que ce type était en vie à l’époque de ses arrières-grands parents ? Si la fille de Mendaci Illu était encore en vie, elle aurait l’âge d’être sa grand-mère. Alors que cette gamine avait… quoi, huit ans ? Ah. Mais oui, c’est vrai, c’était un androïde ! Elle avait pu le voir quand Angus était devenu Coppélia. Pourquoi donc avait-elle douté, à l’instant, de… ?

Idiote, tu es en train de perdre la boule. Respire. Concentre-toi.

Malheureusement, la fillette ne lui en laissa pas le temps. Son visage s’anima de nouveau et elle reprit la parole :

— Perséphone Orbitane, j’ai déjà essayé de te tuer. J’ai réussi à éliminer ta génitrice à cette occasion. C’était le 11 juin 2848. Toi, tu as survécu. Tu aurais dû mourir, mais on t’a électroniquement modifiée. C’est une hérésie. Les HEM ne devraient pas exister. J’ai donc deux raisons de t’éliminer.

Toujours incapable de parler, Perséphone eut l’impression de recevoir un coup en plein cœur. Quoi, ce n’était pas un accident ? C’était la deuxième fois que l’androïde faisait référence à son passé. Elle songea un instant aux carnets de son père, ces carnets qu’elle n’avait pas eu le temps de lire avant de se faire arrêter. Peut-être que dedans…

Elle se secoua. Ce n’était pas le moment de réfléchir à tout ça. Elle était en danger, bon sang ! Qu’est-ce qui lui prenait ?

Un éclat singulier dans le regard de la tueuse la mit sur la voie. Elle essayait de court-circuiter ses pensées pour l’empêcher de réagir, de se défendre. La garce !

Pour ne rien arranger, Coppélia attaqua à une vitesse surnaturelle. Perséphone voulut esquiver. Ses jambes ne lui répondirent pas. Et flûte, l’autre virus sur pattes piratait ses circuits ! Le coup de tête la cueillit à l’estomac, la jetant à terre et lui coupant le souffle. Alors la douleur arriva, insupportable, irradiant dans toutes les parties organiques de son corps. Un cri lui échappa. Comme en réponse, des coups sourds, réguliers, commencèrent à retentir quelque part dans l’appartement.

Perséphone n’eut pas le temps de se demander d’où ils venaient : le pied de Coppélia s’abattit au-dessus de sa tête. Elle réussit à l’esquiver de justesse en roulant sur le côté malgré ses jambes inertes. Ses jambes… C’était comme si elle les perdait à nouveau. Des sensations anciennes se réveillèrent. Ce manque qu’elle avait ressenti quand elle s’efforçait de les faire répondre, des années auparavant, dans un lit d’hôpital. Cette douleur qui…

Un choc violent fit craquer son nez et lui rendit ses esprits. Cette peste avait encore manipulé ses pensées ! Bon sang, que ça faisait mal ! En parlant de sang, il y en avait partout… Elle le sentait couler dans sa bouche entrouverte sur un geignement de douleur. Son goût métallique, écœurant, fixa un instant sa pensée. Elle se secoua. Comment faire pour que l’autre arrête de tirer les ficelles ? Elle se sentait comme une marionnette…

À moitié sonnée, elle sentit que la meurtrière l’agrippait par le col de sa veste. Elle distingua vaguement son visage imperturbable, malgré sa vision rendue floue par la douleur.

Elle est sur le point de me tuer, pensa-t-elle.

De toute façon, tout plutôt que de se sentir plus longtemps impuissante. La jeune femme ferma les yeux, attendant le choc.

Il ne se passa rien.

Qu’attendait Coppélia pour frapper ? Elle était à sa merci… Mais non, le moment de répit s’éternisait.

Tout à coup, elle fut relâchée et retomba violemment au sol. Elle entendit l’androïde parler :

— Vous !

— Oui, moi. Tu as beau m’avoir enfermé par ruse, une porte ne pouvait pas me résister longtemps.

Six ? Perséphone souleva prudemment les paupières. Oui, c’était bien Six. Et comme il monopolisait l’attention de sa tortionnaire, ses idées commencèrent à s’éclaircir. Elle tenta de bouger une jambe, pour voir.

Oh, bonheur ! Elle ne me paralyse plus !

Lentement, étouffant la plainte qui faillit lui échapper, elle entreprit de se remettre debout. Six et Coppélia parlaient, mais, toute à ses efforts pour ne pas faire de bruit, elle n’attacha aucune importance à ce qu’ils se disaient. Des histoires du passé. Ils semblaient se connaître depuis longtemps. Depuis… depuis l’ère des bulles-mondes.

Perséphone réussit à se mettre à genoux, puis à se relever doucement en s’appuyant sur ses bras qui, eux, avaient heureusement été épargnés. Dans son corps libéré de l’emprise de Coppélia, la douleur commença tout doucement à se résorber.

Non, elle est toujours là. C’est juste un effet de l’adrénaline. Bah, ça ira.

Elle s’approcha le plus discrètement possible de sa sœur inconsciente. Son visage abîmé faisait peine à voir. Sa gorge se serra. Enfin, elle respirait, c’était déjà ça…

Un coup d’œil jeté en direction des deux androïdes lui permit de vérifier que la folle furieuse était toujours occupée. Elle s’efforça de soulever Hélia, mais la douleur la rattrapa. Haletante, elle dut la reposer.

Hélas, au même moment, la tête de Coppélia se tourna vers ses victimes. Comprenant ce que l’aînée tentait de faire, elle voulut s’avancer. Six s’interposa aussitôt en l’attrapant par le bras. La fillette lutta, en vain. Alors, elle se mit à grandir à toute vitesse pour égaler son adversaire en taille et en poids. En réaction, les muscles métalliques de Six se mirent à s’épaissir. Il tira fermement, mais sans violence, sur le bras de Coppélia. Elle riposta en augmentant à son tour sa masse musculaire. Sa main libre, soudain énorme, se ferma avant de fendre l’air vers la figure de Six. Ce dernier réussit à anticiper et bloqua le coup, emprisonnant le poing au passage.

Bouche bée, Perséphone n’arrivait pas à détacher ses yeux du spectacle. La rapidité des lutteurs, l’aisance de leurs mouvements et de leurs métamorphoses incessantes la fascinaient.

Tout à coup, la voix de Six retentit dans son esprit.

Perséphone, emmène ta sœur. Fuyez. Quittez la capitale. Je vous rejoindrai plus tard.

La jeune femme se secoua. En grimaçant de douleur, elle s’essuya le nez dans sa manche, la maculant de sang, avant de soulever péniblement Hélia. Heureusement, celle-ci n’était pas très lourde : peu portée sur l’entraînement physique, au contraire de son aînée, elle était aussi une petite mangeuse.

Mais Coppélia avait repéré la manœuvre. Elle se mit à rétrécir pour échapper à l’emprise de Six. Celui-ci suivit le mouvement et parvint à l’empêcher de se jeter sur les deux blessées.

Reconnaissante, Perséphone se força à ignorer la lutte qui se poursuivait et commença à avancer lentement, trop lentement à son goût. Courbée sous son fardeau inerte, elle passa péniblement le seuil. Dans le hall, elle entendit un bruit terrible venir de l’appartement d’Hélia. Elle n’eut pas le temps de s’en inquiéter : au même instant, les portes de l’immeuble s’ouvrirent brusquement.

— T...tantine ? Enquêteur… Der… Derco ?

Que faisaient-ils là, au juste ? Les joues rouges, essoufflés, ils semblaient avoir couru. Dana lança :

— Six nous a prévenus par télépathie. Ça va ? Pas trop amochées ?

De son côté, Andercius se précipita pour décharger Perséphone de son fardeau. Elle lui adressa un regard reconnaissant et répondit à sa tante, le souffle court :

— Nooon, tout va très bien ! Une psychopathe débarque du passé de nos ancêtres pour nous tuer, mais ça baigne ! Dans le sang, par contre.

Ses interlocuteurs lui jetèrent un regard indéfinissable. Évidemment. Plaisanter là-dessus, c’était ridicule et totalement déplacé de sa part !

— Tu es sûre de pouvoir marcher ? l’interrogea sa tante.

La jeune femme acquiesça en s’essuyant à nouveau le nez. Elle avait mal, se sentait affaiblie, mais ses jambes électroniques la porteraient sans peine.

— Alors allons-y, enchaîna Andercius, l’air soucieux. Un VAELS nous attend. Nous devons faire vite.

— Et… pas de guetteurs ?

— Non. Dépêchons !

— Pourquoi… ?

— Plus tard ! Pas le temps !

Sans insister davantage, Perséphone s’appuya sur le bras de Dana et emboîta le pas à l’enquêteur, chargé de son précieux fardeau.

Bientôt, tous quatre décollaient. Juste à temps : en se penchant, Perséphone put apercevoir une frimousse enfantine au regard froid levée vers leur véhicule. Six la rattrapa et la ceintura, détournant son attention, tandis que l’Oculus en personne rejoignait les androïdes avec une demi-douzaine de Guetteurs. Il sortit des menottes magnétiques, un modèle spécial conçu pour perturber l’électronique des HEM et des androïdes. Épuisée, mais soulagée, la nièce de Dana détourna le regard et se cala au fond de son siège tandis que le VAELS, accélérant subitement, se rendait en un éclair à la périphérie de la ville.

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