Interlude

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Elle dansait admirablement, la fausse Coppélia. Sur la scène, qui semblait si petite vue d'en haut, Swanilda déguisée ressemblait à une minuscule fée. Espiègle, elle jouait les poupées, et Franz, son fiancé, se laissait subjuguer. Les deux étoiles qui les interprétaient échappaient ensemble à la pesanteur et aux lois de la physique... Lui par sa force, par la puissance et l'élégance de ses sauts majestueux, déploiement de grâce féline. Elle par sa souplesse sans pareille, par la vivacité joyeuse et la légèreté d'oiseau de ses mouvements fluides.

Du côté des spectateurs, tout en haut, dans le "poulailler" obscur du Vieil-Opéra, une fillette aux cheveux blonds fixait les danseurs avec intensité. Ses grands yeux fascinés scintillaient d'admiration naïve et de joie enfantine, même si le reste de son visage demeurait curieusement figé sous ses souples boucles dorées parfaitement ordonnées. Ses petites mains gantées de blanc se pressaient l'une contre l'autre sur ses genoux sagement serrés. Au milieu des adultes vêtus de sombres et élégantes tenues de soirée, elle paraissait luire dans sa robe blanche, comme une rose immaculée semble absorber toute la lumière parmi ses sœurs pourprées, si ternes en comparaison.

Elle adorait ce ballet, Coppélia. Elle l'avait vu si souvent qu'elle ne comptait plus le nombre de versions différentes qu'elle avait pu admirer. Cette chorégraphie-là était assez traditionnelle. Il fallait reconnaître que c'était une des meilleures. Quel bonheur que des passionnés eussent organisé ce festival "Histoire des arts du XIXème siècle" ! L'association dont ils étaient membres, Le Cercle des Amateurs d'Arts Anciens, avait réalisé un travail colossal pour y parvenir. Le Musée Miroir, pour l'occasion, avait été entièrement redécoré et accueillait des œuvres parfois oubliées – ou leur reproduction holographique quand elles étaient trop abîmées, malgré le soin avec lequel elles étaient conservées. Tous les soirs pendant une semaine, le Théâtre des Deux-Masques allait accueillir des concerts mémorables, où les musiciens emploieraient des instruments d'époque au lieu de ceux, plus modernes, à l'énergie solaire. Des musiciens de rues avaient commencé à circuler, reprenant également des morceaux populaires du XIXème siècle. Mais parfois, ces piètres artistes confondaient les époques, donnant lieu à des couacs mémorables : entre du Berlioz au didgeridoo et du rhythm and blues joué à la harpe, il y avait de quoi rire aux dépens de ces amateurs. Pire : ils étaient persuadés de la qualité historique de leurs piètres prestations... Sans oublier leurs "costumes d'époque" on ne peut plus anachroniques !

Enfin, il y avait les ballets... Le répertoire romantique au complet devait y passer, pour le plus grand bonheur de la petite fille blonde aux yeux trop grands. Et Coppélia, choisi pour ouvrir les festivités, était son préféré. Elle s'identifiait facilement à l'héroïne éponyme, chose dont elle était incapable avec toute autre personnage de fiction.

Quand les derniers accords s'évanouirent dans les airs, que le rideau s'abaissa sur les danseurs, l'enfant se leva avec enthousiasme. Le claquement de ses petites mains retentit le premier, solitaire dans le bref silence recueilli des spectateurs. Très vite, son ovation se noya dans le crépitement généralisé des applaudissements nourris qui avaient suivi son exemple. Le rideau se releva, les artistes reparurent. Révérence, sourires. Bravos, rappels de plus en plus enthousiastes dans la lumière du lustre de la salle et des projecteurs très XXème siècle de la scène. Encore une petite erreur anachronique.

Les rôles principaux n'avaient pas encore salué que, déjà, une petite silhouette fantomatique se faufilait dans le couloir, la démarche un peu raide. Elle fut accompagnée par les échos des ovations jusque dans le hall richement orné de l'Opéra.

Elle s'y arrêta un instant, rêveuse, contemplant les statues et les fresques d'un autre temps. Qu'aurait-elle pu devenir, elle, si son enfance n'avait pas été brisée ? Si elle en avait été capable, elle aurait sans doute pleuré. Ses poings se serrèrent brièvement. Un éclair de haine traversa ses prunelles trop grandes. Elle aurait pu... Mais elle n'avait pas le temps de regretter ce qui ne se produirait jamais. En revanche, elle pouvait se venger... Et elle avait commencé à le faire.

Elle récupéra son manteau au vestiaire, salua poliment l'androïde qui y travaillait et sortit.

Quand les portes de l'imposant bâtiment se refermèrent sur elle, ses yeux avaient perdu leur douceur enfantine. Froids, perçants, ils auraient pu rivaliser avec ceux de l'Oculus en personne. 

Une pluie fine se mit à tomber, générée sous le globe par un cycle de l'eau complètement artificiel. Il ne fallait pas se mettre en retard. La fillette rabattit la capuche de son manteau noir sur sa frimousse figée et se fondit dans les ombres d'un pas assuré. 

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