Chapitre VI – Les cahiers d'Emrys

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« J'ai toujours su qu'un jour, ma vie et celle de ma famille seraient en danger. Je sais aussi que si jusque-là, nous avons été épargnés, cela ne durera pas. J'ai donc décidé de tenir un journal minutieux : dans le cas où je viendais à mourir par sa main, mes futurs enfants, si j'en ai, pourront quand même être avertis et apprendre ce que je n'aurai pas eu le temps de leur expliquer. »

(Emrys Orbitane, Journal, avant-propos)

De retour chez lui, Andercius Derco se dirigea droit vers un carton qu'il avait récupéré chez Perséphone après son arrestation. Le logement de la jeune femme avait été placé sous scellés mais le collègue qui surveillait les lieux avait une dette envers lui et l'avait laissé entrer. Il lui avait juste fait jurer qu'il ne serait pas inquiété si l'Oculus avait vent de cet incident.

C'était la boîte qui contenait les journaux d'Emrys Orbitane.

L'ancien enquêteur avait failli en parler au chef des Guetteurs mais son curieux témoin lui avait mis la puce à l'oreille. Il s'était donc ravisé. Malgré tout, il voulait comprendre. Il voulait tirer cette affaire au clair, maintenant qu'on la lui avait retirée. Son orgueil, blessé, avait besoin de se rassurer sur ses compétences et refusait catégoriquement les conclusions de l'Oculus au sujet de Perséphone.

Et pour cela, rien de tel que les carnets d'Emrys. Du moins l'espérait-il. Sa main hésita au-dessus des épais cahiers classés par année. Enfin, elle se posa sur le plus ancien.

Il existe plusieurs types de lecteurs : ceux qui lisent à petites doses, à des moments bien précis de la journée, pour se délasser, se vider la tête ; ceux qui, déconcentrés par le moindre bruit, sont obligés de revenir en arrière, de relire trois ou quatre fois la même phrase avant de l'intégrer ; ceux qui prennent des notes sur leur lecture, en marge du texte ou dans un carnet à part, que ce dernier soit numérique ou papier ; ceux, enfin, qui ne lâchent plus leur livre, qui n'entendent plus rien, qui ne voient plus rien et qui ne prêtent plus attention au passage du temps.

Andercius faisait généralement partie de la deuxième catégorie. Mais avec les carnets d'Emrys, il se comporta comme les derniers. La pâle lumière hivernale qui s'engouffrait par la baie vitrée s'assombrit progressivement et l'éclairage à détection automatique de son appartement s'alluma sans qu'il ne quittât son fauteuil anthracite. Sa main ne bougeait que pour tourner les pages dans le silence à peine troublé par le léger bruit de froissement que produisaient alors celles-ci. Ses yeux semblaient ne plus pouvoir s'en détacher, comme happés par le charme des mots, des phrases qui s'alignaient élégamment sur le papier vieilli. Parfois, ils s'écarquillaient, se fronçaient, puis reprenaient leur va-et-vient au-dessus du carnet.

La nuit était tombée depuis longtemps, cela faisait des heures que la lune jetait ses rayons opalins à travers son salon quand le retraité passionné termina le premier cahier. Il enchaîna sans attendre avec le deuxième cahier. Au matin, il y était encore. Il sauta le petit-déjeuner, puis le déjeuner et enfin le dîner, passant d'un volume au suivant presque sans discontinuer. Le Dôme aurait pu s'effondrer qu'il ne se serait pas déplacé avant d'avoir terminé.

Quand il eut enfin achevé sa lecture et qu'il émergea en clignant des paupières, Andercius fut tout étonné de se sentir assoiffé et affamé. Il se leva, s'étira, fit craquer sa nuque et se dirigea machinalement vers le coin cuisine pour réclamer un café à sa machine à boissons. Tandis que ce dernier coulait, ses yeux rougis se posèrent sur le calendrier numérique mural. Il affichait le 11 février 2865.

— Nom d'une bulle-monde, sursauta-t-il, ça fait deux jours que le lis ! Pas étonnant que j'aie la dalle et que j'me sente tout groggy !

Parfaitement réveillé à présent, il avala son café d'un trait avant de mettre dans son cuiseur automatique les premiers aliments qui lui tombèrent sous la main — des légumes d'hiver, petits, assez fades mais nourrissants. Cinq minutes plus tard, c'était prêt. Il avait juste eu le temps de mettre le couvert.

Enfin restauré. Maintenant, revenons-en à nos moutons.

Les carnets d'Emrys lui avaient beaucoup appris sur cet homme et sa famille. Outre des détails du quotidien sans importance, il racontait sa rencontre avec sa femme, Brigitte, s'attardait sur sa beauté, sur son intelligence et sa sagesse. Il évoquait aussi la naissance de Perséphone, puis de celle d'Hélia. La façon dont il parlait de ses filles montrait qu'alors, il adorait son aînée, peut-être plus encore que sa cadette. C'était Perséphone par-ci, Perséphone par-là...

« Je n'aurais jamais cru qu'une enfant puisse être aussi intelligente, écrivait-il. Ses progrès sont fulgurants ! J'ai l'impression que c'était seulement hier qu'elle marchait à quatre pattes en baragouinant et aujourd'hui, elle s'exprime mieux que les autres de son âge. Hélia ne s'est pas développée aussi vite. Elle est plus belle, c'est sûr, mais il y a chez sa sœur quelque chose d'irrésistible, un feu qui pourrait bien devenir dévastateur en grandissant. »

Là-dessus, il ne s'était pas trompé... La fougue de Perséphone et son caractère bien trempé ne pouvaient laisser personne indifférent. Andercius sourit en repensant à cette description de l'aînée des Orbitane. Il l'aimait bien, malgré son mépris envers lui. Oh, Hélia était plus aimable, pour sûr, mais...

Tout en rangeant son assiette et ses couverts sales dans le lave-vaisselle récupérateur d'eau, Andercius se surprit à laisser de nouveau vagabonder sa pensée. Cette fois-ci, il songea à l'accident. Dans le cahier de l'année 2848, il avait appris quelque chose qui l'avait laissé songeur. Il fallait qu'il relise ce passage. Aussi s'installa-t-il de nouveau, carnet en main, pour s'attarder sur l'extrait qui l'intéressait...

***

11 juin 2848.

Perséphone, exceptionnellement, je m'adresse directement à toi, toi qui, en ce moment, te trouves à l'hôpital, entre la vie et la mort. Si tu me lis un jour, peut-être pardonneras-tu enfin à ton vieux père de t'avoir évitée depuis ce jour funeste. Car c'est ce que je compte faire, même si ce sera difficile de rester à l'écart. Oui, plus j'y pense, et plus je suis persuadé que c'est nécessaire. J'espère qu'ainsi, elle... mais mieux vaut que je te raconte ce qu'il s'est passé en ce funeste 11 juin 2848.

Je n'étais pas là, hélas ! Je travaillais... Hélia m'a tout raconté quand je l'ai retrouvée suite à l'appel du Guet. Même si elle n'avait pas tout compris de ce qu'elle a vu, étant donné son âge, elle m'en a dit assez pour que je puisse reconstituer les faits.

Elle et toi, vous étiez en train de jouer quand votre mère s'est précipitée vers toi en criant pour t'éloigner de la fenêtre nord. Elle avait aperçu une menace : vraisemblablement, quelqu'un te visait avec une arme à feu. Tu ne sais peut-être pas ce que c'est, puisque ces engins de mort ne sont plus produits : ils ont été interdits après le Carnage de la Troisième Guerre, sauf pour la Police Secrète. Et encore, même cette dernière n'y a plus droit depuis la fin de l'ère des bulles-mondes. Nous pensions que ces horreurs avaient toutes été détruites. Après, il se peut que tu en aies vu un hologramme en cours d'Histoire, entre le moment où j'écris ces lignes et celui où tu les liras.

Bref, nous nous attendions à être menacés, suite à ce qu'ont accompli nos ancêtres. Cela aussi, je te le raconterai un jour. Mais pas tout de suite. Moins tu en sauras là-dessus, plus tu as de chance de ne pas être à nouveau prise pour cible. Par contre, nous ne pensions pas qu'elle aurait le culot de s'attaquer à des enfants.

Donc, votre mère t'a attrapée et s'est précipitée hors de vue de l'assassin embusqué quelque part dans l'immeuble Nord. Ce faisant, elle s'est rapprochée du balcon ouest. Tout à coup, un complice qui avait réussi à monter jusque-là – je ne sais comment – s'est jeté sur elle, l'a attirée à lui et l'a poussée dans le vide. Elle t'avait encore dans ses bras... Et si elle n'avait pas eu le réflexe de s'enrouler autour de toi, tu serais morte aussi.

Hélia allait subir le même sort mais a hurlé suffisamment fort pour que des voisins fassent irruption chez nous, pendant qu'un rassemblement se produisait autour de ma Brigitte et de toi. Le meurtrier s'est jeté du balcon à son tour. Il est tombé la tête la première, si bien que son visage était méconnaissable à l'arrivée des guetteurs. Ah, et il avait les doigts brûlés à l'acide. On n'a pas pu l'identifier par ses empreintes digitales non plus. Nous n'avons jamais su qui c'était, mais il s'agissait d'un humain électroniquement modifié. Depuis, je ne peux pas supporter cette engeance... Tes grands-parents avaient raison de s'en méfier.

Il faut que je comprenne comment elle l'a contrôlé, même si j'ai déjà une petite idée sur la question.

Les secours m'ont rapidement alerté. Je suis venu au plus vite récupérer Hélia avant de me rendre à l'hôpital.

J'oubliais : votre agresseur avait laissé une inscription sur le mur du balcon en attendant le moment d'agir : « Vengeance. I. ».

***

Andercius interrompit sa relecture. Tout ceci éclairait la série de meurtres actuelle d'un jour nouveau. D'une, Emrys n'était pas la première victime, contrairement à ce que tout le monde avait cru. La première victime était Brigitte Orbitane, dix-sept ans plus tôt. Pourquoi n'y avait-il eu personne d'autre entre-temps ? C'était étrange... Quelle était la logique de l'assassin ? De deux, ce dernier était une femme. Du moins, c'était ce que laissait entendre le père de Perséphone. De trois, elle avait des complices. Elle n'était pas seule.

L'ex-enquêteur se sentait moins idiot, tout à coup. Comment aurait-il pu deviner tout ça, hein ? Il lui manquait trop d'éléments pour comprendre ce qu'il se passait... À part que tous les meurtres étaient liés, s'entend.

Et Perséphone ne pouvait pas être la meurtrière, parce que... parce qu'elle avait elle-même été victime d'une tentative d'assassinat. Si ça, ça ne convainquait pas l'Oculus...

Ouais... mais est-ce que j'ai envie de lui montrer ce journal ? Pas sûr... Son comportement est inhabituel et son témoin,vraiment louche. Si ça tombe, il est manipulé.

Car un peu plus loin dans le journal, Emrys exposait ses soupçons et les confirmait : la tueuse était capable de pirater les puces électroniques des HEM. Or, il n'y avait pas plus modifié que l'Oculus. Non, il ne pouvait pas se fier à lui. Mieux valait faire évader Perséphone, et vite. Elle était peut-être en danger.

Andercius enfila sa veste, s'empara des cahiers d'Emrys et sortit rejoindre Hélia.

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