Chapitre V – Souvenirs

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« Les souvenirs sont des îles qui flottent dans l'océan de l'oubli. Il y a dans cet océan des courants, des remous, de profondeurs insondables. »

(Katharian Hagena, Le goût des pépins de pomme)


Tout était silencieux, ou presque. Hélia et Angus étaient partis. Quelque part dans les catacombes, le directeur de la prison sifflotait en effectuant un peu de ménage. Perséphone entendait les fausses notes déformées par les échos se mêler au frottement humide de la serpillière. De temps en temps, un choc dans le seau et un plouf retentissant ponctuaient la mélodie dénaturée du dernier tube de l'hiver.

Impossible de se rendormir dans ces conditions. En même temps, si l'autre cadavre ambulant s'agitait, c'est qu'il faisait jour, non ?

La captive perdait la notion du temps. Le faible éclairage à l'énergie solaire ne permettait pas vraiment de mesurer le passage des heures. De toute façon, il y avait si peu à voir ici qu'elles refusaient de passer dans le coin. Autrement dit, la jeune femme s'ennuyait ferme. D'ailleurs, elle devait reconnaître cela à sa sœur : sa visite avait agréablement rompu sa routine de prisonnière. Rien que pour ça, elle aurait dû l'accueillir avec plus de gentillesse. Si seulement leur passé ne les avait pas éloignées l'une de l'autre...

Tout à coup, les souvenirs affluèrent, rompirent la digue qu'elle avait dressée entre elle et eux.

***

C'était pendant l'été 2848. Elle avait huit ans. Sa sœur, Hélia, en avait quatre. Toutes deux s'adoraient ; et ce jour-là, elles jouaient à être électroniquement modifiées.

— Mais non, Hélia ! Tu ne peux pas faire des gestes saccadés ! C'est les robots qui ont des gestes saccadés.

Eh oui... Quand elle était petite, elle s'exprimait plutôt bien... Elle sourit avec nostalgie en y repensant. Mais après l'accident, elle avait changé.

— Je veux pas être un humain modifié ! Papa les aime pas ! Je veux être un robot !

— Mais ce n'est pas le jeu qu'on a décidé de faire ! Rappelle-toi : toi, tu es un humain électroniquement modifié, et moi, moi, eh bien, je suis...

— Non ! Je suis pas d'accord ! avait protesté sa cadette en tapant du pied. Je veux être un robot !

Perséphone avait souri. Attendrie par ce petit bout de chou aux joues potelées, à la moue irrésistible et aux boucles dorées, elle avait cédé. Le jeu avait changé.

Ce moment avait été merveilleux. Du moins jusqu'à ce que...

Leur mère était avec elle et, tandis que ses filles jouaient, elle lisait. Dans leur famille, on avait toujours accordé beaucoup d'importance aux livres, même si ceux-ci tendaient à disparaître. À un moment donné, Perséphone s'était interrompue dans le jeu, profitant du fait que sa sœur faisait semblant d'être en panne. Elle avait contemplé sa mère, cette femme formidable à qui elle rêvait de ressembler quand elle aussi, elle serait grande. Elle s'en souvenait comme si c'était hier : grande, mince et déliée, ses longs cheveux noirs cascadaient le long de ses joues veloutées ; ses yeux, ourlés par de longs cils soyeux, s'étaient levés de son livre, un vrai livre, qui sentait bon l'encre et le papier, pour croiser le regard de son aînée, petite fille à l'air décidé et aux genoux cagneux sous sa robe courte. Elles avaient échangé un sourire. Tout à coup, l'expression de l'adulte avait changé. La bouche ouverte sur un cri, les yeux écarquillés, elle s'était figée un instant avant de se précipiter sur Perséphone en un geste protecteur.

Puis, plus rien. Le noir total.

Des voix. Des voix inconnues, des voix familières. Et ce bourdonnement insupportable dans les oreilles, qu'elle aurait voulu faire taire.

Vous croyez qu'elle va s'en sortir ?

Papa. Bizarrement, elle fut incapable de le dire à voix haute. Pourquoi ses cordes vocales ne répondaient-elles pas ? Paniquée, elle avait tenté de bouger. En vain.

Je ne veux pas vous donner de faux espoirs, Monsieur Orbitane. Il est trop tôt pour le savoir.

Qui était-ce ? Elle aurait bien aimé le savoir, mais ses paupières refusèrent de lui obéir. Elle avait voulu forcer ses muscles à bouger, mais toutes ses tentatives n'avaient abouti qu'à faire naître une douleur violente dans son corps meurtri. La souffrance avait été telle qu'elle avait été éjectée de son corps. Alors, enfin, elle avait vu. Et ce qu'elle avait vu l'avait horrifiée.

Elle s'était aperçue, elle, petit corps frêle désarticulé dans un lit d'hôpital. Était-elle morte ? Non. Sinon, elle n'aurait pas pu penser.

Son père était penché sur elle. Il semblait avoir vieilli de dix ans. À ses côtés se trouvait un homme qui, vu son uniforme, était un médecin. Une main sur l'épaule d'Emrys, il continuait à lui parler mais de là où elle était, Perséphone ne pouvait plus l'entendre. Des infirmiers s'affairaient autour d'eux.

Un deuxième lit était entouré d'un rideau blanc. La fillette s'était sentie horrifiée : ce rideau n'était tiré qu'autour des morts ou des mourants.

Puis, elle avait sombré dans l'inconscience.

Bien plus tard, elle avait compris que l'autre occupante de la chambre était sa mère... sa mère, oui, qui avait eu moins de chance d'elle et qui n'avait pas survécu.

À quoi ? À quel accident au juste ? Sur le moment, Perséphone ne s'était souvenue de rien.

Quand elle avait enfin pu bouger, le retour à son corps avait été extrêmement douloureux. Elle s'était sentie prisonnière de ses membres affaiblis. Elle ne se rappelait pas grand-chose de son séjour à l'hôpital, juste cette scène surréaliste où, l'espace d'un instant, elle s'était vue de l'extérieur avant d'être rappelée par le néant bienfaisant.

***

Perséphone. Comme son homologue de la mythologie, elle était passée par le royaume des morts avant de revenir à la vie. C'est de là qu'elle tenait sa haine pour ce prénom, elle en était certaine à présent.

Et depuis son retour dans le monde des vivants, plus rien n'avait été comme avant. Finie l'insouciance du paradis terrestre, fini l'amour de son père pour elle. Il l'avait rejetée, s'était montré froid envers elle. Elle, elle ne comprenait pas pourquoi il lui en voulait d'avoir subi quelque chose de terrible et d'avoir été électroniquement modifiée. Car enfin, il fallait l'accord des parents pour une opération de cette ampleur...

La jeune femme soupira et se tourna sur le dos. Pourquoi ses souvenirs l'assaillaient-ils maintenant ? Fichue prison qui ne lui laissait que ça comme distraction...

Bruit d'éclaboussure, juron. Ha ! L'autre squelette avait renversé son seau. Belle punition pour sa sottise ! Ça lui apprendrait à...

Pfff... Je n'arrive même pas à être cynique. Je suis enfermée depuis trop longtemps.

Elle allait finir par changer. Comme après sa convalescence.

***

— Non, Perséphone. Pour la énième fois, c'est hors de question !

— Mais Papa, je vais bien ! Je t'assure, je peux sortir !

— Tu t'es regardée, avec tes jambes mécaniques ? C'est hors de question !

— Il n'y a que toi que ça dérange, Papa. Tout le monde est modifié, à notre époque. Les humains purs, ça n'existe plus, à part dans cette famille arriérée ! avait craché avec humeur la fillette alitée.

Le silence qui avait suivi était plus sonore qu'une gifle. Et la sentence paternelle, plus douloureuse.

— Tu n'es pas ma fille. Ma Perséphone est morte. Je ne veux plus te voir, voleuse d'identité, machine sans âme au visage trompeur.

Tout ça pour des jambes mécaniques et une réaction de colère qui avait dépassé sa pensée.

Elle avait pleuré. Elle avait souffert. Elle avait souhaité mourir. Mais elle avait fini par se relever.

Six, l'androïde, était alors entré dans sa vie. Emrys l'avait-il embauché pour ne plus avoir à s'occuper d'elle ou pour une toute autre raison ? Longtemps, Perséphone avait cru que c'était un moyen de se débarrasser d'elle. À présent, elle n'en était plus si sûre.

Six... Il lui manquait. Et c'est en pensant à lui, à tout ce qu'il lui avait apporté, ce père de métal et d'électronique, qu'elle parvint à se rendormir.

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