Chapitre IX – Comme des sœurs

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« Comme deux sœurs qui s'aimaient

Comme deux sœurs séparées

Qui se haïssent et s'admirent

Qui se jalousent et s'attirent »

(Anonyme)

— Hélia ?

En entendant la voix de Six, la blonde étudiante se détourna de son bureau. La surface de celui-ci était couverte de feuilles noircies par une petite écriture serrée, assez fine. Bien qu'elle s'en défendît, elle ressentait la même affinité pour l'écriture que sa sœur aînée. Aussi était-elle incapable de suivre son holocours sans prendre des notes abondantes. Les autres étudiants, plus modernes, se contentaient d'enregistrer l'holoconférence sur l'appareil de projection et d'en visualiser les passages dont ils avaient besoin quand leur mémoire leur faisait défaut.

Six parcourut du regard les fiches éparses de sa protégée et cligna des yeux pour les analyser. Ce qu'il vit le satisfit pleinement : la jeune femme avait pris très au sérieux ses arguments et travaillait avec acharnement.

— Hé bien, Six, qu'y-a-t-il ? questionna Hélia avec un soupçon d'impatience dans la voix. Je n'ai pas que ça à faire, moi, j'ai du travail !

— Pardon, dit l'androïde.

Non qu'il fût réellement navré ; mais son programme de politesse impliquait qu'il présente ses excuses quand il dérangeait quelqu'un. Il ajouta :

— Un certain enquêteur du nom d'Andercius Derco attend dans le salon de feu votre père. Il souhaite vous poser quelques questions.

— Ah, non, alors ! Ma chère sœur a déjà essayé de m'embêter avec cette histoire, les observateurs ne vont quand même pas s'y mettre !

— C'est leur métier, Hélia. À votre place, j'accepterais de le voir.

L'intéressée poussa un profond soupir et enclencha le système d'enregistrement de l'holographe. Pour une fois, elle allait devoir compter dessus. Elle n'avait pas envie d'entendre parler de son père ; mais si l'androïde insistait, c'est qu'elle avait quelque chose à tirer de cet entretien.

À regret, elle se leva et se dirigea vers les appartements d'Emrys, suivie du regard par Six. Dès qu'elle eût disparu, celui-ci lança un appel télépathique :

Perséphone, votre sœur est écartée. La voie vers la bibliothèque est libre, mais prenez garde à ne pas faire de bruit. J'ai analysé l'enquêteur Derco : au vu de son profil, vous devriez avoir trente-deux minutes devant vous, avec une marge d'erreur de 3,3 %.

Merci, Six, je te revaudrai ça !

Il ne répondit pas. Il fallait maintenant qu'il surveille l'entretien entre Andercius et Hélia, afin de prévenir Perséphone si cet échange était écourté.

***

Le mobilier du salon, atemporel, dans les tons clairs, était mis en valeur par la chaude couleur chocolat des murs. En attendant l'orpheline, Andercius avait fait le tour de la pièce, s'attardant sur les objets qui le meublaient ; tout était soigneusement rangé et d'une propreté exemplaire. Le défunt était donc quelqu'un d'organisé, de méticuleux, qui ne laissait rien au hasard. L'enquêteur en avait pris note dans un recoin de sa mémoire, au cas où cela pourrait lui servir à l'avenir. Une porte toute simple, au fond à gauche, près de la fenêtre, attira son attention. Il l'ouvrit, curieux : elle donnait sur une bibliothèque bien garnie à laquelle une autre porte permettait d'accéder sans passer par ce salon.

Des bruits de pas légers détournèrent son attention. Il referma le battant et alla s'asseoir dans un des fauteuils en suédine beige, soucieux de ne pas paraître invasif.

Une jeune fille pâle aux cheveux blonds épars fit son entrée. L'homme se leva.

— Mademoiselle Hélia Orbitane, je présume ? Andercius Derco. Navré de venir vous déranger, mais l'enquête...

Saisissant la main qu'il lui tendait, l'étudiante coupa court à son début d'excuse.

— Faites ce que vous avez à faire, Monsieur, mais faites vite. J'ai un holocours à suivre, vous savez.

— Bien sûr, bien sûr... Vous êtes étudiante en droit, c'est bien cela ?

— Pourquoi me le demandez-vous ? Vous avez lu mon dossier, non ?

Un instant, Andercius se sentit désemparé ; mais il se reprit. Il n'allait quand même pas se laisser impressionner par une gamine trop couvée !

Il reprit donc son questionnaire mais il ne tira rien de la demoiselle, pas plus qu'il n'avait pu arracher la moindre bribe d'information à la grande sœur rebelle. Non, son père n'avait pas d'ennemis, à sa connaissance. Non, elle non plus. Oui, Thaddée et lui se connaissaient de longue date. Et sinon, il n'avait pas de questions plus intéressante à poser ?

— Hé bien si, il m'en reste deux. D'abord, qui sont les autres amis de votre père ?

— Hé bien, il y a la famille Flynn, d'abord ; je les ai souvent vus à la maison. Des gens charmants, avec leurs jumelles bien élevées. Ensuite, il y a l'historien, Janus de Courtizel. Enfin... Non, c'est tout, en fait. Le dernier s'est brouillé avec Papa depuis des lustres, ils ne se sont jamais revus et de toute façon, il habite à l'autre bout du monde.

— Son nom ?

— Je ne m'en souviens pas, désolée... J'étais trop jeune quand ils se sont disputés.

Andercius fronça les sourcils mais n'insista pas. C'était un évènement trop ancien pour qu'il pût avoir un quelconque rapport avec l'affaire. Inutile d'embêter la gosse avec ça. La suite allait suffisamment la saouler comme ça...

— Une dernière chose. Votre sœur et votre père étaient en froid, n'est-ce pas ?

***

Dans le silence velouté de la bibliothèque, un petit rat à la chevelure noire méchée de rouge fouinait parmi les livres de feu Emrys Orbitane. Les voix étouffées d'Hélia et de l'enquêteur casse-pieds lui parvenaient de façon confuse malgré les battements assourdissants de son cœur. Ce murmure régulier rassurait Perséphone autant qu'il l'inquiétait : tant qu'elle l'entendrait, elle ne risquait rien ; cependant, si elle ne se montrait pas suffisamment discrète, eux aussi percevraient sa présence...

Elle évoluait à pas de loup entre les rayonnages foisonnants, ses chaussures montantes à lacets à la main pour plus de discrétion. Ses yeux perçants comme ceux d'un aigle parcouraient chaque titre avec la rapidité de qui cherche un objet précis.

L'intruse ignora les volumes d'histoire et de géographie signés par Janus de Courtizel. Elle dédaigna les essais philosophiques, malgré une petite hésitation quand ses prunelles inquisitrices accrochèrent la République de Platon. Quand elle était petite, Emrys lui racontait souvent l'allégorie de la caverne ; mais c'était avant... avant l'accident. Elle se détourna. Les souvenirs douloureux manquaient de l'assaillir et ce n'était pas le moment de pleurnicher sur son sort.

Continuant à fureter, la jeune femme passa devant les rayonnages de fiction sans même les regarder, esquissa un sourire triste face aux précis de technologie et d'électronique aux dos impeccables – pourquoi son père les avait-ils achetés, lui qui ne supportait pas les modifications du corps humain ? Ah oui, c'est vrai : il est important de bien connaître son ennemi, blabla... Résultat, s'il les avait ouverts une fois, c'était bien la fin du monde...

Enfin, elle trouva ce qu'elle cherchait : un ensemble de carnets à la couverture en simili-cuir quelque peu abîmée, classés par année, empilés dans un carton poussiéreux au bout d'une étagère presque vide. Il s'agissait du journal que tenait son père. Ces manuscrits cornés rendaient compte de tous les évènements notables de son existence. Si quelque chose pouvait mettre Perséphone sur la piste du tueur, c'était bien ces documents. Elle posa précautionneusement ses chaussures par-dessus le carton et s'en empara en grimaçant. C'était lourd !

Comme la jeune fouineuse s'apprêtait à repartir en catimini, son nom, prononcé par la voix claire d'Hélia, retint son attention. Elle dressa l'oreille et s'approcha de la porte de communication du salon, silencieuse comme un chat.

— Donc, disait la voix bourrue de l'enquêteur, Perséphone avait des motifs d'en vouloir à votre père.

Cette idiote d'Hélia... Il avait fallu qu'elle déballe leur histoire de famille devant cet imbécile obtus qui la prendrait aussitôt pour une psychopathe potentielle en quête de vengeance pour cause de manque affectif...

— Oui et non... Pas au point de le tuer ; malgré le rejet qu'elle a subi de Papa, elle l'aimait. Et elle adorait Thaddée, alors jamais elle ne lui aurait fait de mal non plus.

— C'est ça, rattrape-toi, abrutie, laissa échapper Perséphone, aigrie.

— Attendez, vous avez entendu ?

Et zut, elle avait parlé trop fort. C'était elle, l'abrutie. Elle recula précipitamment en entendant le pas lourd d'Andercius se rapprocher. Ce faisant, elle se cogna dans une étagère. Un livre en position instable lui tomba sur la tête avant de s'écraser au sol avec un bruit sourd. À moitié sonnée, la jeune femme ne prit pas le temps de se ressaisir et courut vers l'autre porte, qu'elle ouvrit précipitamment avant de s'enfuir sans demander son reste tandis que ce balourd de Derco la sommait de s'arrêter.

Cours toujours...

Six se rangea sur son passage pour lui permettre de sortir en trombe. Les poumons en feu, elle se jeta dans le premier VAELS qu'elle aperçut et décolla.

Comme elle reprenait son souffle, son butin posé à côté d'elle, la voix de sa sœur résonna dans sa tête déjà martelée par le battement précipité du sang dans ses tempes.

Perséphone, je sais que c'était toi ! Qu'est-ce que tu fabriquais dans la bibliothèque, bon sang ?

Hors de question qu'elle lui réponde. Au lieu de se comporter comme une sœur, elle l'avait fait passer pour une meurtrière en puissance ; au lieu de se comporter comme une fille aimante, elle refusait de faire le nécessaire pour le repos de l'âme de son père. Ignorant les imprécations silencieuses d'Hélia, elle se mit à chanter à tue-tête en pensant le plus fort possible aux paroles pour brouiller la communication.

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