Chapitre VIII – L'enquêteur dans l'obscurité

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« Mieux vaut allumer une seule et minuscule chandelle que de maudire l'obscurité. »

(Proverbe chinois)

Le mort était recroquevillé sur lui-même. Ses avant-bras flétris étaient couverts d'hématomes ; ou plutôt, la peau de ses avant-bras était entièrement violacée tant il avait pris de coups. L'une de ses jambes atrophiées était tordue selon un angle douloureux à voir. Quant à son visage... C’était une bouillie sans nom, digne de la purée de tomates peu appétissante que la mère d'Andercius Derco s'entêtait à lui préparer pour accompagner ses pâtes quand elle lui rendait visite. Écœurant.

Plus encore que l'odeur répugnante émanant de la flaque jaunâtre dans laquelle baignaient les membres inférieurs squelettiques du vieil homme.

L'enquêteur, un mouchoir plaqué sur son nez, luttait contre la nausée. Il se pencha sur le macchabée et souleva du bout des doigts la jambe de pantalon déchirée qui masquait le fémur brisé.

Tout le long du mollet flasque, on pouvait lire, imprimé au fer rouge dans le peu de chair qui habillait l'os, une inscription similaire à celle du premier meurtre : « Vengeance. I.2 »

L'enquêteur laissa retomber le lambeau de tissu sur le membre massacré et se redressa, pensif. Le « I » de l'autre fois était donc une initiale, une signature. Quant au numéro 2, il laissait penser que cette victime n'était certainement pas la dernière.

Ça lui faisait une belle jambe, remarque. Contrairement à celle de Thaddée, qui, elle, était plutôt moche. À peine cette pensée irrespectueuse lui eût-elle traversé l'esprit qu'il se rabroua en son for intérieur. C'était de très mauvais goût. Il fallait vraiment qu'il se calme... Quoi qu'il en fût, il n'avait toujours pas la moindre idée de qui était l'assassin. Il évoluait à tâtons, dans l'obscurité la plus complète.

Pourquoi faut-il que ce soit tombé sur moi ? se plaignit intérieurement Andercius pour la énième fois.

Tandis qu'un de ses hommes s'occupait avec soin du cadavre, l'enquêteur grognon reporta son attention sur le fauteuil roulant de feu Thaddée Pavel. Cet outil d'un autre âge aurait pu l'intéresser rien que par son statut d'antiquité. Derco avait une passion pour les objets témoins du passé. Pour l'heure, cependant, ce qui attirait son regard, c'était l'accoudoir droit.

Du moins l'absence d'accoudoir droit.

Celui-ci semblait avoir été arraché avec sauvagerie : le métal lui-même avait été brisé et tordu avec une force peu commune. Le meurtrier – ou la meurtrière, sans mauvais jeu de mots – était donc un HEM, à ce qu'il paraissait. Problème : ces derniers faisaient tous partie de familles influentes...

— Ander' ?

— Oui ? répliqua ce dernier, se tournant vers l'observateur qui l'interpellait.

Il ne manqua pas de remarquer que derrière l'agent, deux de ses comparses encadraient une femme entre deux âges aux racines grisonnantes, au visage énergique, quoique marqué par la fatigue et l'inquiétude.

— Nous revenons du logis de l'infirmière, Ander'. Elle était chez elle et elle nous a accueillis comme si de rien n'était. Seulement...

Il hésita et baissa les yeux sur sa main gantée. Andercius l'imita et son cœur rata un battement : l'observateur tenait l'accoudoir manquant du fauteuil roulant. Le rembourrage en avait été retiré. Seul subsistait le métal froid, tordu, maculé de taches brunies dont la nature ne faisait aucun doute quand on avait en tête la figure démolie du pauvre vieux assassiné. Un frisson parcourut Derco. Ainsi, l'arme du crime avait été retrouvée chez l'infirmière qui s'occupait de Pavel... C'était trop facile.

— Avez-vous scanné les empreintes sur ce... débris ? s'enquit l'enquêteur.

— Oui, Ander'.

— Et ? Développe, imbécile !

— Et rien. Il n'y a aucune empreinte, pas même celles du vi... de feu Monsieur Pavel.

Étrange... C'était louche, ça aussi. Très louche. L'infirmière de Thaddée avait des empreintes digitales, elle : ses mains n'avaient pas été modifiées. Comment le tueur avait-il pu se laisser aller à une telle bourde ? Peut-être qu'il n'avait pas eu le temps de parfaire ses fausses preuves... Andercius verrait cela plus tard. Pour l'heure, il devait interroger celle que les apparences accusaient. Il se tourna donc vers elle et prit une profonde inspiration.

— Madame Samson... Delila Samson, c'est ça ? Approchez donc, j'ai quelques questions à vous poser.

La femme obéit, les traits de son visage marqués par l'appréhension. Tout en elle, depuis ses yeux angoissés jusqu'à sa posture tendue, semblait hurler : « Je suis innocente ! » ; mais tout, sur les lieux du crime, tendait à la désigner comme coupable.

— Madame, hier après-midi, vous avez été aperçue avec M. Pavel, à l'occasion de l'enterrement de son ami...

Delila ouvrit de grands yeux surpris.

— Mais non, Monsieur l'enquêteur ! Hier, j'étais chez moi ! On m'avait envoyé un message télépathique m'invitant à rester chez moi... Les filles de M. Pavel m'ont assuré qu'elles se chargeaient de lui.

— Pourtant, les témoignages sont formels : vous avez été vue là-bas par tous les gens présents aux obsèques que nous avons pu interroger.

— C'est impossible, je vous dis ! Je n'y étais pas ! protesta la malheureuse.

— Passons pour l'instant, décida Andercius. Que faisait cet accoudoir de fauteuil roulant chez vous ?

— Je... Je n'en sais rien, je vous le jure ! bafouilla l'infirmière de Thaddée, tremblante. Écoutez, Monsieur l'enquêteur, je sais que les apparences sont contre moi mais je n'ai rien à voir là-dedans. Rien !

— Avez-vous un alibi quelconque à me présenter ? interrogea Andercius, le visage impénétrable.

Son interlocutrice baissa la tête.

— Non, murmura-t-elle, la voix brisée.

L'enquêteur ne pouvait s'empêcher de ressentir de la compassion envers elle. Les preuves l'accusaient avec trop d'évidence pour qu'elle fût vraiment coupable. Plus il la détaillait, plus sa posture, sa voix vibrante de sincérité et son regard désemparé le persuadaient que son instinct ne le trompait pas. Mais en l'absence de certitudes, que dirait son supérieur s'il la laissait partir, hein ? « Tu te fous de moi, Ander' ! Tu sais où tu peux te le carrer, ton instinct ? J'ai besoin de preuves, moi ! Je veux du concret ! Du solide ! Alors, cette bonne femme, tu me la mets aux arrêts, et que ça saute ! Tant qu'on n'a pas plus d'éléments ou qu'on n'a pas d'autres meurtres, elle est présumée coupable ! »

— Ça me débecte, mais j'ai pas l'choix, grommela-t-il pour lui-même.

Il s'adressa à ses hommes en évitant de croiser le regard de Dalila :

— Emmenez-la. Les preuves l'accusent, quoi qu'elle dise. Tant qu'on n'en sait pas plus, on ne peut pas négliger cette piste.

Les protestations de l'infirmière lui firent mal au cœur. Il se sentait sale. Quel boulot pourri. Si seulement l'observateur en chef était moins borné, il aurait pu laisser repartir la pauvre femme... Enfin, avec un peu de chance, le véritable assassin se croirait hors de tout soupçon et commettrait une imprudence. Du moins l'espérait-il.

Une chose était certaine, une fois le salaud responsable de tout ça mis aux arrêts, il donnerait sa démission et ouvrirait sa boutique d'antiquités. Les vieux objets, au moins, ne vous empêchaient pas d'agir en accord avec votre conscience.

En attendant, il se devait de faire son job, aussi difficile cela fût-il d'évoluer dans les ténèbres. Par bonheur, une petite lumière pouvait le guider vers la révélation ; oh, pas grand-chose, une flamme minuscule, tremblotante, un simple point rouge qui menaçait de s'éteindre au premier courant d'air ; mais tout de même, c'était un début. Non seulement les deux meurtres étaient liés par les inscriptions sanglantes laissées sur place, mais les deux victimes se connaissaient. Par conséquent, il lui faudrait chercher des réponses parmi les connaissances de ces deux-là.

À commencer par les filles d'Orbitane : il n'en avait vu qu'une, l'aînée, qui n'avait pas été très causante ; il ferait bien de convoquer la seconde à son bureau.

Après cela, il compulserait les dossiers des victimes afin de repérer leurs connaissances communes. Qui sait, peut-être pourrait-il éviter un autre crime ?

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