Chapitre IV – Hélia

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« Il n'est pas rare que les grandes familles humaines – en particulier les familles électroniquement modifiées – emploient des androïdes pour s'occuper de leurs enfants et de l'entretien de la maison. Les androïdes en question ne sont qu'une pâle copie de ceux qui ont vu le jour à l'ère des bulles-mondes. Pour des raisons de sécurité, par exemple, la plupart ne peuvent pas changer d'apparence. Les rares modèles à pouvoir encore le faire ne sont fabriqués qu'à la demande et sont limités à trois apparences prédéterminées par les clients. »

(Janus de Courtizel, Histoire d'Imaginaria – Un monde sous verre)

« Chère Hélia,

Je suppose que tu connais la triste nouvelle, toi aussi, mais j'ai besoin de l'exprimer sur le papier pour m'en rendre vraiment compte : Papa a été assassiné. »

Hélia interrompit sa lecture. Oui, elle le savait déjà ; mais lire la chose écrite de la main de sa sœur retournait le couteau dans la plaie. Son cœur se gonfla, ses yeux gris-bleu se brouillèrent de larmes sous les mèches désordonnées de ses cheveux blonds. Maudite Perséphone, pourquoi diable avait-elle ressenti le besoin d'enfoncer le clou ?

Sans compter qu'Hélia lui avait déjà dit d'arrêter d'envoyer des lettres. Il était tellement plus simple de se parler par télépathie ! Pourquoi s'accrochait-elle à un moyen de communication archaïque ? Perséphone devait sûrement être la dernière cinglée à écrire des lettres sur toute cette planète... Et pourquoi le SLI (Service de Livraisons Imaginarien) continuait-il à transmettre les missives de sa sœur ? Il était censé livrer des colis, bon sang !

Enfin, pourquoi parler de Papa ? Pourquoi ?

La jeune femme était assise à son bureau, un meuble purement fonctionnel aux lignes sobres, dans la petite pièce de travail attenant à sa chambre. Une étagère au sol organisée avec soin et des appliques murales épurées complétaient l'ameublement austère qu'elle s'était choisi.

Elle s'essuya les yeux, se moucha et reprit sa lecture.

« A l'heure où tu lis cette lettre, tu dois être furieuse que je te l'aie envoyée. Tu dois te répéter encore une fois qu'il y a plus moderne, comme moyen de communication. Oui, mais rappelle-toi que la télépathie n'est pas forcément sûre : j'en ai eu la confirmation tout à l'heure, quand je suis allée sur la scène de crime. L'enquêteur pensait tellement fort que tout le monde devait « l'entendre », si je puis dire, à des kilomètres à la ronde. »

Mouais. Ça, c'était elle qui le disait. Perséphone avait toujours eu le goût de l'exagération.

« J'imagine aussi que tu te sens blessée par ce rappel d'une tragédie pareille. Après tout, tu étais plus proche que moi de Papa... Beaucoup plus proche. A l'entendre, il n'avait qu'une fille, toi. »

Et voilà, c'était reparti ! Ce n'était pas vraiment le moment de ressortir ses griefs envers leur père ; et puis, Perséphone était tellement marginale, tellement rebelle à l'autorité parentale qu'il ne fallait pas s'étonner s'il l'avait reniée...

« Ne t'inquiète pas, je n'aurai pas l'indécence de rappeler mes ressentiments envers lui. Quoi que j'en dise, quelles qu'aient été mes plaintes, je l'aimais, moi aussi. Il m'aura beaucoup appris à son insu. S'il t'a permis de découvrir l'amour paternel, il m'aura fait découvrir qu'il ne faut compter que sur soi, dans la vie. S'il t'a apporté son soutien de tous les instants, il m'a offert le don de me débrouiller seule. Je pourrai continuer comme ça pendant des pages et des pages, mais là n'est pas le propos. »

Nouvelle crise de larmes pour Hélia. Son père lui avait consacré toute sa tendresse et avait toujours été là pour elle, c'était exact. Il l'appelait son rayon de soleil. À ce moment précis, elle se sentait plutôt comme un gros nuage de pluie... Tout son bonheur s'était évanoui. Elle ne pourrait plus jamais être heureuse ; était-il possible de vivre sans lui ?

« Je me doute que tu es dans l'affliction la plus totale mais pense que Papa n'aimerait pas te voir sombrer dans la dépression à cause de sa mort. Au contraire, il voudrait que tu retrouves ton sourire et ta détermination ; il voudrait que tu achèves courageusement tes études de droit ; enfin, il voudrait que tu profites de tes connaissances toutes neuves pour trouver le meurtrier et le faire condamner. »

Hélia serra les poings. Qu'est-ce qu'elle en savait, Perséphone ? Elle avait beau être assez douée pour deviner ses réactions à elle, elle était trop étrangère à Papa pour pouvoir affirmer ce qu'il aurait voulu pour elle. Comment poursuivre ses études dans l'immédiat, de toute façon ? Son chagrin était trop profond pour qu'elle pût se concentre sur autre chose. C'était ridicule !

Sans même achever la lecture de la lettre, l'étudiante la froissa rageusement et la jeta dans un coin de sa chambre.

C'est le moment que choisit Six pour entrer.

Six, c'était l'androïde à tout faire que feu son père, Emrys Orbitane, avait chargé de s'occuper de la maison après la mort accidentelle de son épouse, peu après sa naissance. Hélia n'arrivait pas à dire « sa mère » : elle l'avait à peine connue, aussi ne s'en souvenait-elle guère.

Bref, pour en revenir à Six, Hélia trouvait plutôt curieux qu'un homme aussi réfractaire aux technologies l'eût engagé. Pour sa part, elle se sentait toujours un peu mal à l'aise face à l'expression impassible de l'androïde et à sa ressemblance frappante avec un être humain.

Quand il entra, elle lui jeta un « Dehors ! » bien senti. Peine perdue. Six demeura là et lui dit, imperturbable :

« Hélia, il est l'heure de votre cours. L'holoconférence (1) est sur le point de commencer.

— Je ne suis pas d'humeur, Six, répliqua l'intéressée en lui tournant le dos. Papa est mort, au cas où tu l'aurais oublié.

— Je ne l'ai pas oublié, Hélia. Mais il ne voudrait certainement pas que sa mort vous empêche d'étudier. »

Elle se retourna brusquement, les yeux étincelants.

« Tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi ? éclata la jeune femme, les poings sur les hanches. Ma parole, vous vous êtes donné le mot, Perséphone et toi !

— Perséphone n'est pas rentrée depuis hier soir. Je ne saurais m'être concerté avec elle, répondit avec impassibilité  l'humanoïde électronique.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire... Elle aussi m'a dit que Papa voudrait... »

Elle n'acheva pas. Elle sentait de nouveau les larmes monter.

Sans état d'âme, Six reprit :

— Perséphone a eu raison, Hélia. Par ailleurs, vous êtes en retard pour votre cours. L'holoconférence a débuté il y a une minute.

— Vous, les androïdes, vous ne connaissez vraiment rien aux sentiments, pas vrai ? soupira la jeune fille en secouant la tête. Quand bien même j'activerais l'holographe, je suis incapable de me concentrer aujourd'hui. Laisse-moi me remettre de mon chagrin, Six. Je serai plus efficace une fois que j'aurai fait mon deuil. »

Si j'arrive à faire mon deuil, du moins. Elle conserva cette pensée par devers elle. Mieux valait ne pas fournir matière à discussion à un androïde. Ceux-ci ne changeaient jamais d'avis, de toute façon.

Six la fixa sans ciller et elle lui rendit son regard sans faillir. Enfin, le premier cligna des yeux. Oh non, il m'a analysée...

C'était systématique : quand l'être synthétique clignait des yeux, ça signifiait qu'il scannait la personne en face de lui ou qu'il la photographiait. Comme il n'avait aucune raison de capturer son image, c'était la première possibilité qui se vérifiait. D'ailleurs, quand il ouvrit la bouche, l'hypothèse d'Hélia se vérifia :

« Analyse des émotions effectuée. Seuil critique de chagrin atteint. Colère : présente à 99,8 %. Sérénité à 0 %. Bonheur...

— Oh, bon, ça va ! Je croyais t'avoir déjà dit de ne pas faire ça.

— Désolé. C'est dans mon programme. Emrys m'a programmé pour analyser vos émotions et celles de Perséphone en cas d'incident de ce genre.

— Comment ça, celles de Perséphone aussi ? coupa Hélia, perplexe, en fronçant les sourcils. Et comment ça, en cas d'incident de ce genre ? Pourquoi voudrait-il... ? »

Elle s'interrompit soudain, horrifiée : face à elle, Six était en train de changer d'apparence. Ses traits se déformaient, son corps rétrécissait et se voûtait, sa peau se flétrissait... Bientôt, elle eut devant elle la copie conforme d'Emrys Orbitane.

« Si cela peut vous consoler, déclara l'androïde avec la voix de son père, je peux prendre cette apparence pour vous. »

Silence. En un instant, Hélia avait totalement perdu le fil de sa pensée. Enfin, face au regard insistant de son père, elle murmura :

« Non, reprends ton apparence normale, Six. Je ne veux pas vivre dans l'illusion. C'est le genre de choses qui aura joué des tours à nos ancêtres, il y a cent ans de ça... Et puis, je ne peux pas me permettre de vivre dans le passé non plus ; il faut que j'aille de l'avant, tu comprends...

— Alors, allez-vous assister à votre cours ? Vous avez dix minutes de retard, » fit remarquer l'androïde.

L'étudiante le regarda avec des yeux ronds, bouche bée, puis éclata de rire, toute peine et toute colère oubliées.

« Tu ne perds jamais le nord, toi ! Bon, d'accord, je vais activer l'holographe et je vais le suivre, ce fichu cours ! Mais toi, reprends ta forme, d'accord ?

— A vos ordres, comme toujours, » conclut Six.

Moui... Enfin, quand ça t'arrange, pensa Hélia. Comme elle se dirigeait vers son bureau pour rejoindre le cours par holoconférence, elle ne put s'empêcher de s'interroger sur Six : tous les androïdes étaient-ils capables de modifier leur apparence comme ça ? Il faudrait qu'elle se renseigne.

Dans son dos, Six affichait un sourire satisfait. Lentement, il reprit sa forme d'origine, celle d'un homme de haute taille, sans âge ni trait remarquable.

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(1) A Imaginaria, les cours se font par holoconférence : à l'heure dite, les étudiants et leur enseignant allument leur holographe, appareil sophistiqué permettant de projeter des hologrammes. Ainsi, les premiers voient le second et peuvent assister à son cours. Le second voient les premiers et peut répondre à leurs questions, interagir avec eux, vérifier leurs notes et leurs travaux pratiques comme s'ils étaient physiquement réunis dans la même pièce. En revanche, les étudiants ne se voient pas entre eux.

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