Chapitre III – Andercius

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« Les journaux sont pleins de cauchemars

On se tue du matin jusqu'au soir

La police est sur les dents

Celles des autres évidemment »

(Boris Vian, chanson « Chantez »)

« Je n'avais encore jamais vu ça... » grommela Andercius Derco(1), bougon.

Jusque-là, sa carrière d'enquêteur ne lui avait pas semblé bien compliquée. Il faut dire que les crimes étaient rares, pour ne pas dire inexistants, depuis la fin des bulles-mondes. Il y avait bien eu ce gamin qui avait tué son chat par accident en voulant le faire voler – car oui, les animaux étaient aussi protégés par la loi que les humains et que les androïdes ; mais à part ça...

Il regarda le cadavre mutilé de la victime en frissonnant. Ses collaborateurs étaient en train de l'envelopper soigneusement dans une housse anti-putréfaction en attendant les employés de la morgue.

Pourquoi fallait-il que cette sale affaire lui revienne ?

« Parce que tu es le plus expérimenté de nos enquêteurs, Ander', » lui avait expliqué l'Oculus, le chef des guetteurs(2).

Bon gré mal gré, il lui avait fallu accepter de s'en charger. Seulement, il avait le vague sentiment que les choses allaient être très, très compliquées. Déjà, les marques hideuses sur le corps laissaient entendre que l'on avait affaire à un psychopathe particulièrement dérangé. Qui plus est, le « I » sur le front l'inquiétait : s'agissait-il d'un « i » majuscule ou du chiffre « 1 » ?

Dans le second cas, d'autres meurtres suivraient. Et si cela arrivait, à qui est-ce qu'on ferait des reproches, hein ? A bibi ! Pas au tueur fou, bien sûr... Il imaginait déjà les rumeurs sur son incompétence, les caricatures qui paraîtraient dans la presse et autres joyeusetés, pendant que lui s'efforcerait d'identifier, puis de coffrer le dangereux meurtrier...

Et ce, sans empreintes digitales, sans traces, sans autres indices qu'un « I » sanglant et un « Vengeance » non moins sanguinolent laissé sur un malheureux macchabée.

En un sens, l'absence d'empreintes digitales était peut-être un indice : soit le tueur était un androïde dont les circuits avaient visiblement surchauffé, soit... soit c'était un humain électroniquement modifié dont les neurones étaient tout aussi grillés. En tout cas, un humain normal n'était plus capable d'un tel carnage depuis la fin des bulles-mondes, c'était certain. Enfin... peut-être ?

Il en était là de ses ruminations quand on le tira brutalement de ses pensées :

« Ander', y'a la fille de la victime qui est là. »

Andercius se tourna vivement vers le guetteur qui venait de l'interpeller. Il reconnut l'un de ceux qu'il avait envoyés prévenir la famille du vieil homme. A ses côtés, un peu en retrait, une jeune femme, à peine la vingtaine, petite et  mince, cheveux noirs coupés courts, avec une mèche rouge vif, dardait sur lui des yeux d'acier à l'expression indéfinissable.

« Imbécile, je t'avais dit de l'avertir, pas de l'amener ici ! T'as rien dans l'ciboulot, ma parole ! Tu veux la traumatiser, c'te gosse ?

— Enquêteur, intervint Perséphone, d'une, ce guetteur a fait exactement ce que vous lui avez demandé. De deux, je ne lui ai pas laissé le choix : quand je l'ai rattrapé pour lui demander de me guider, il a d'abord refusé, mais je suis têtue. Très têtue. Et de trois, je ne suis pas une gosse. Je suis majeure, vous savez. »

Son ton était poli, calme, mais ferme. Pas de doute, c'était bien celui d'un bout de femme qui n'avait pas l'habitude qu'on la contredise. Oui, mais lui aussi, il savait tenir tête. Qu'est-ce qu'elle croyait, cette gamine trop gâtée ? Qu'il allait se laisser impressionner ? Il rétorqua :

« Bah, pour moi, c'est pas la majorité qui détermine si on est gosse ou adulte. En plus, que vous soyez têtue ou pas, il doit obéir à mes ordres, pas à ceux d'une civile. Encore moins quand cette civile est à peine sortie des jupes de sa mère. »

Les yeux de la jeune femme jetèrent un éclair mais presque instantanément, ils recouvrèrent leur impassibilité.  Visiblement, elle avait du caractère. En même temps, les membres de la famille Orbitane étaient réputés pour ça, et ce depuis le légendaire Eldar, celui qui avait participé au renversement des bulles-mondes.

Quoiqu'il en soit, la jeune femme choisit d'ignorer la provocation quand elle reprit :

— Peut-être, mais l'article 5-L.290 du code sur les homicides (3) m'autorise à voir mon père en pareil cas.

Sale morveuse. Comment pouvait-elle connaître la loi sur le bout des doigts ?

Vous pensez trop fort, enquêteur, fit remarquer la voix de Perséphone dans son esprit.

Andercius retint un juron. Au moins, elle avait eu la délicatesse de le lui dire par télépathie au lieu de le ridiculiser devant ses hommes.

— Bon, c'est d'accord, soupira-t-il. Mais j'te préviens, gamine, c'est pas beau à voir... »

Perséphone approcha et les guetteurs chargés de « l'emballage » du macchabée entrouvrirent la housse protectrice, dévoilant son visage livide. Sans un mot, sans même une grimace, la jeune Orbitane se pencha sur le « I » gravé à même le front de la victime. Son regard si perçant se fit lointain, puis se refixa sur feu son père.

Elle tendit la main vers la housse pour l'ouvrir un peu plus. Cette fois, tout son être se crispa en découvrant le reste du carnage. Néanmoins, elle ne détourna pas les yeux, enregistrant tout ce qu'elle voyait avec beaucoup d'attention.

Enfin, avec douceur, elle referma la housse avant de se détourner résolument.

« Adieu, Papa, murmura-t-elle, trop préoccupée pour se rendre compte qu'elle pensait tout haut. Tu me manqueras, même si... »

Elle n'acheva pas. Andercius ne manqua pas d'être intrigué. Même si quoi ?

« Une fois encore, enquêteur, vous pensez trop fort. »

Et flûte... Comme si on ne le lui disait pas assez dans son cercle d'amis et dans sa famille. A voix haute, avec moins de tact.

Pourtant, il avait déjà fait plusieurs ajustements de sa puce télépathique... Il devrait peut-être aller voir un autre télépathochirurgien (4) ; l'actuel, visiblement, était sacrément incompétent.

Malgré tout, il n'allait pas se laisser distraire. Comme Perséphone s'apprêtait à repartir sans un mot, il l'interpella sur un ton très professionnel. Le ton qu'il employait avec les gens les mieux au fait de la loi. Il passa même du tutoiement au vouvoiement, sans se soucier de la surprise manifeste des guetteurs : il était rare qu'il vouvoie qui que ce fût.

« Un instant, mademoiselle Orbitane. L'article que vous avez cité tout à l'heure stipule aussi que vous devez me faire part de toute observation qui pourrait vous venir à l'esprit après examen du cadavre.

— C'est exact, acquiesça-t-elle.

— Alors ?

— Je n'ai rien à déclarer, enquêteur. Pour autant que je sache, mon père n'avait pas d'ennemis. »

Comment ça, « pour autant qu'elle sache » ? Elle était quand même bien placée pour être parfaitement au courant, à priori... Il faudrait aussi enquêter là-dessus.

« En êtes-vous bien certaine ? insista-t-il.

— J'aimerais pouvoir l'être, répondit-elle franchement. Mais ces derniers temps, nous nous sommes peu vus.

— Et pourquoi ça ?

— Ça, ça ne vous regarde pas, enquêteur. C'est sans lien direct avec votre affaire.

— C'est vous qui le dites, riposta Andercius.

— Oui.

— Et pourquoi vous ferais-je confiance ?

— Parce que vous n'avez aucune raison de vous méfier de moi.

— C'est ce qu'on verra...

— Si vous faites bien votre travail, vous verrez vite, effectivement, répliqua-t-elle en haussant un sourcil. Mais pas ce que vous croyez pouvoir insinuer. Puis-je repartir, à présent ?

— Allez-y, gamine, soupira-t-il. Mais interdiction de quitter la ville.

Elle haussa les épaules.

— Comme si c'était possible. Avez-vous oublié qu'en cas de meurtre, la ville doit être fermée à toute communication avec l'extérieur ? »

Et, sur un dernier regard perçant assorti d'un sourire provocant, elle s'en alla.

Bordel. Cette gosse est insupportable. Pourquoi j'ai pensé un instant qu'elle méritait mon respect, au juste ?

« Euh, Ander', chef ? hasarda un des guetteurs.

— Quoi ? aboya-t-il, furibond, en pivotant vers lui.

— Désolé de vous le dire, mais... Vous pensez trop fort, là. »

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(1) « Andercius », en celte, signifierait soit « sans regard », soit « au grand œil » . « Derco » veut dire « œil » dans la même langue.

(2) Le service de l'Ordre est organisé de façon très précise. L'Oculus est, en quelque sorte, leur commissaire. Chaque État d'Imaginaria possède un Oculus. Tous dépendent du Conseiller de l'Ordre. Les subordonnés de l'Oculus sont les enquêteurs, chargés de résoudre les affaires criminelles aussi bien que les délits mineurs, selon leur expérience et leur compétence. Les guetteurs correspondent à nos agents de police les moins gradés.

(3) Inutile de chercher la référence de cette loi : elle n'existe pas actuellement, le Code pénal et les autres lois ayant été entièrement refondues et modifiées à plusieurs reprises entre-temps.

(4) Les télépathochirurgiens sont spécialisés dans la pose et le réglage des puces de télépathie. Il s'agit des seules puces implantables au niveau du cerveau et cette opération nécessite beaucoup de dextérité. Seuls les chirurgiens les plus habiles peuvent prétendre à se spécialiser dans ce domaine.

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