Chapitre II – Fissure

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« Jamais je n'aurais pensé être confrontée à une double fissure, aujourd'hui. Celle dans la coupole d'Imaginaria et celle dans ma vie. »

(Perséphone Orbitane, Lettre à Hélia.)

Les bureaux de la Société des Innovations Environnementales, ou SIE, étaient situés au centre exact de la coupole qui recouvrait la ville. Là, une tour massive, telle un pilier colossal, s'élançait fièrement jusqu'au plus haut point du Bocal. Une construction aussi haute ne pouvait demeurer stable sans de profondes fondations ou de solides renforts.

L'architecte farfelu qui avait dessiné les plans avait opté pour les deux. Les renforts étaient semblables à d'épais cordages d'acier. Pour les rendre moins laids, on les avait ornés de fausses lianes du même alliage. Il y fleurissait de froides corolles qui, lorsque le soleil se montrait, étincelaient d'un éclat singulier parmi les feuilles factices. Pour plus de mauvais goût – d'après Perséphone – ou pour plus de réalisme – selon l'opinion publique – on avait donné de la couleur à l'acier : les feuilles étaient vertes et les fleurs, bleues.

Le pilier lui-même était orné de bas-reliefs floraux.

Plus haut qu'un gratte-ciel, il était visible de très loin ; de bien plus loin que la périphérie de la cité, si l'on en croyait les images enregistrées par les robots d'analyse (1) qui évoluaient à l'extérieur et les rares personnes habilitées à voyager à la surface plutôt que via les routes souterraines. Et Perséphone voulait bien le croire, elle qui manquait de se faire un torticolis chaque fois qu'elle levait les yeux vers le sommet lointain du Pilier.

Justement, voilà qu'elle atteignait la porte de cette nouvelle tour de Babel. Les locaux de la SIE se trouvaient à l'intérieur, sur les trois premiers étages.

Quand elle déboula dans le hall, elle vit Young se précipiter à sa rencontre, rouge et essoufflé sous ses cheveux gras.

— Enfin, te voilà ! Tu en as mis du temps ! aboya-t-il, ses yeux de cocker lançant des éclairs, les bajoues tremblantes.

— Pas plus que d'habitude, répondit-elle, imperturbable, en haussant les épaules. Je te rappelle que j'habite pas à côté, vieux.

— Arrête de m'appeler comme ça ! Je te l'ai déjà dit mille fois !

— Alors, c'est pas une fois de plus qui va changer les choses. Et sinon, où est-ce que le Bocal craque, cette fois ? Et pourquoi ?

— Viens, je vais te montrer...

Comme Kyklos Young commençait à tanguer vers l'ascenseur ovoïde en verre, suivi par Perséphone, une voix autoritaire retentit derrière eux, les arrêtant net.

— Mademoiselle Orbitane ! Attendez, nous avons à vous parler !

La jeune femme se retourna, surprise. Qui donc cela pouvait-il être ?

Elle se retrouva nez à nez avec un des agents du Guet Imaginarien. Il était en civil, mais certains signes ne trompaient pas : l'éclat métallique de son regard, par exemple, révélait que ses yeux avaient été modifiés pour être plus performants ; or, seuls les guetteurs et les pilotes avaient le droit d'améliorer leurs prunelles.

Comme elle ne voyait pas en quoi un pilote pouvait avoir à lui parler, c'était forcément un guetteur.

D'ailleurs, un clignotement peu discret était visible sous la peau de ses oreilles : dans ce métier, on avait aussi l'obligation d'affiner son ouïe via l'implantation d'un ingénieux micro-système. Celui-ci était muni d'une petite diode clignotante pour des raisons légales. En effet, il était interdit d'écouter les conversations privées des gens à leur insu, même quand on était un guetteur ; il fallait donc un signe visible de ces puces auditives afin d'inciter les civils à plus de réserve en leur présence.

Bref. Que pouvait-il donc lui vouloir, au juste ?

L'agent lui demanda :

— Puis-je vous parler loin des oreilles indiscrètes, mademoiselle Orbitane ?

Ha. C'était lui qui disait ça ? Sérieusement ? Néanmoins, l'intéressée conserva ses sarcasmes par devers elle et acquiesça. Son collègue avait entendu. Il s'éloigna poliment.

***

Kyklos se sentait contrarié. Non contente d'être en retard, il avait fallu que Perséphone fasse son intéressante en s'attirant on ne savait trop quels ennuis avec le Guet. C'était malin, ça ! Et pendant ce temps, la fissure dans le Bocal attendait... Or, on ne pouvait jamais trop laisser traîner la restauration de la coupole : c'était un coup à rompre l'équilibre délicat entre les atmosphères extérieure et intérieure.

Nul ne savait si dehors, l'air était encore vicié par les émanations toxiques datant de la troisième Guerre Mondiale ; ce conflit commençait à dater, mais au cours de l'ère des bulles-mondes, la pollution avaient été renforcée par des siècles d'insouciance. Alors, pour éviter de l'aggraver et pour s'en protéger, on avait isolé les agglomérations dans des structures de diamant inspirées des serres, celui-ci étant devenu bon marché et facile à synthétiser. On avait mis au point un système de renouvellement de l'air permettant de ne polluer ni à l'extérieur, ni à l'intérieur : les fameuses maisons-arbres. Enfin, des robots réalisaient régulièrement des analyses de l’atmosphère à l’extérieur des agglomérations. Ils les faisaient remonter aux autorités environnementales à intervalles réguliers ; par contre, les citoyens lambda n’avaient pas accès à ces informations.

La plupart des villes recouraient en réalité à plusieurs dômes reliés par des couloirs eux aussi constitués de diamant ou par des galeries bien éclairées et bien aménagées. En effet, on supposait que plus ces structures étaient grandes, plus elles étaient fragiles, en dépit de la qualité du matériau utilisé. La capitale d’Imaginaria avait dérogé à cette règle pour se démarquer des autres cités ; après tout, il n’y avait rien de plus solide que le diamant, alors, les précautions prises ailleurs étaient inutiles.

En théorie, du moins.

Parce qu'en pratique, il s’avérait que le Bocal n'était pas si solide.

La fissure de ce matin en était la preuve.

Young leva un poignet grassouillet pour consulter sa montre et soupira. L'aparté de sa collègue avec le guetteur s'éternisait. La jeune femme semblait se décomposer au fur et à mesure que l'autre parlait. Il le vit lui tapoter le dos d'un geste réconfortant. Elle, elle... pleurait ?

Il fronça les sourcils. Que se passait-il donc ? Elle avait beau être agaçante, avec son insouciance immature, il ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter pour elle. Il espérait que ce n'était rien de trop grave...

Ceci dit, ses espoirs devaient être vains : pourquoi se seraient-ils déplacés pour lui parler, sinon, au lieu de la contacter télépathiquement ?

Au bout d'un moment, le guetteur serra la main de Perséphone et s'éloigna en compagnie de ses comparses. Lentement, elle revint vers lui, les épaules voûtées et la tête basse.

— Ça va ? lui demanda-t-il.

— Non.

— Que se passe-t-il ?

Pour une fois, il ne la rabroua pas sur son manque de civilité. Les choses avaient l'air graves.

— C'est... c'est mon père.

— Ah... Si tu veux, rentre chez toi. Je me débrouillerai sans toi, pour le Bocal.

— Une fissure, ça ne peut pas attendre. Mon père, à ce stade...

— Ça suffit, l'interrompit-il fermement. Tu ne peux pas travailler sur la fissure avec des yeux brouillés par les larmes et l'esprit embrumé par je ne sais quel malheur. Rentre chez toi. Je préviens le patron.

Elle ne protesta pas, chose rare chez cette tête de mule. Ce devait vraiment être très, très grave.

Plus tard, alors qu'il était dans l'ascenseur, en train de filer vers le dôme et sa fissure, elle le contacta mentalement.

Tu es peut-être souvent barbant, mais... Merci d'avoir insisté tout à l'heure. Pour que je parte. Je n'aurais pas été efficace, tu sais... Mon père a été assassiné.

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(1) Afin d'évaluer les progrès dans la purification des sols et de l'atmosphère hors des cités, des robots sont régulièrement envoyés à l'extérieur. A l'instar de ceux actuellement employé par la NASA dans l'exploration spatiale, ils envoient régulièrement des relevés et des photographies aux services concernés.

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