L'onure

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Elle n’osait plus bouger, aux aguets.

Une minute passa sans que rien ne se produise, puis une deuxième et une troisième. Elle venait de décider de reprendre sa marche le plus silencieusement possible quand un feulement effroyable la cloua sur place, anéantissant l’embryon de pas qu’elle avait esquissé. Elle resta immobile, attendant que son cœur se calme et accepte de redescendre à sa place entre ses côtes. Ce cri bestial l’avait tellement saisie qu’elle n’avait pas pu déterminer d’où il venait et, surtout, s’il était proche. Elle pria Aumure pour que, où qu’elle soit, la créature qui l’avait produit n’ait pas flairé sa présence ou, au moins, qu’elle n’ait pas décidé d’en faire son repas.

Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Un simple animal ? À moins que… Elle ne put s’empêcher de réentendre sa propre voix lancer d’un ton moqueur « et pourquoi pas par un monstre pendant que tu y es ? » lorsqu’Ebry avait suggéré qu’elle pourrait se faire attaquer par une bête dans la forêt. Ce qui lui avait alors parut si improbable prenait soudain une dimension désagréablement réaliste.

Qu’allait-elle faire ? Valait-il mieux rester là où elle était sans un bruit en attendant que le danger s’éloigne – s’il s’éloignait ? Ou bien tenter de rallier la ville le plus vite possible en sachant qu’il lui faudrait encore au moins trois minutes (moins si elle courait, mais cela ferait beaucoup de bruit) pour y parvenir ?

En y réfléchissant bien, elle ne se sentait pas le courage de rester sur place à trembler de peur en attendant que quelque chose se produise ou non. L’impuissance et l’inaction l’angoissaient encore plus que de prendre le risque de se remettre en chemin. Elle recommença donc à avancer à pas de loup, tentant de ne pas écraser trop bruyamment le tapis de feuille morte qui s’étendait sous ses pieds. Mais c’était peine perdue. Chaque craquement qu’elle provoquait la faisait se retourner, sur le qui-vive. Le silence, si omniprésent après ce terrible cri, l’écrasait. Les arbres aux branches dénudées et tortueuses qui l’entouraient lui paraissaient menaçants, comme si un monstre pouvait surgir de derrière eux à tout instant.

Après une interminable minute à marcher tout doucement, aux aguets du moindre bruit inquiétant, un second feulement retentit. Et cette fois-ci, elle fut certaine qu’il était proche. Trop proche.

Elle accéléra le pas. De toute façon, la bête devait savoir qu’elle était là et si elle ne l’avait pas encore attaquée, c’était soit que la jeune fille ne l’intéressait pas, soit que ça n’allait pas tarder… Dans les deux cas, il lui parut plus prudent de se dépêcher.

Le calme était retombé. Coara abandonna tout effort pour rester un tant soit peu discrète, et le martèlement de ses pas se mit à résonner dans la nuit noire. La bête la suivait-elle ? Le monde nocturne normalement si bavard restait muet, ce qui signifiait que le danger n’était pas encore écarté. Elle ne devait pourtant plus être bien loin de la ville…

Crac. Un frisson lui parcourut l’échine.

Ce bruit ne venait pas d’elle. Il venait de derrière elle, à quelques mètres à peine. Un grondement retentit dans les buissons, grondement guttural d’un puissant prédateur qui s’apprêtait à bondir sur une proie de premier choix : elle.

Avant même que sa tête ait pu formuler une pensée cohérente, elle s’était mise à cavaler. Elle fonçait comme elle n’avait jamais foncé, les branches lui fouettaient le visage mais peu lui importait, elle n’y accordait pas plus d’attention qu’à ses poumons en feu ou à la lutte entre son cœur et son repas pour savoir lequel serait le premier à remonter dans sa gorge. Tout ce qui comptait, c’était de mettre la plus grande distance possible entre elle et quoique ce fut qui avait produit ce grondement. Si malgré le fait qu’elle était partie au galop, la bête ne lui avait pas encore sauté dessus, c’était qu’elle n’aurait aucun souci à la rattraper. Son seul espoir était d’atteindre les remparts avant que…

Un bruit assourdi de course lui apprit que le monstre s’était élancé. Il se rapprochait à une vitesse fulgurante, et quand Coara tourna malgré elle la tête pour voir où il était, elle ne put qu’apercevoir une ombre imposante bondir droit sur elle.

Elle ne put rien faire, pas même se préparer au choc. Elle perçut un grognement étouffé, puis une masse gigantesque la plaqua au sol, vidant ses poumons d’un trait et lui aplatissant les côtes. À demi assommée, elle s’attendait à se faire déchiqueter dans la seconde, mais rien ne vint. L’animal qui l’écrasait était inerte, comme soudainement endormi.

Non, pas endormi, mort. Il était mort sans que Coara ne sache pourquoi, mais la cause de son décès n’était pas sa première préoccupation car il l’écrasait de tout son poids, et si cette situation perdurait, elle allait mourir étouffée. Elle essaya de se dégager mais en vain, il était bien trop lourd pour elle et elle était à bout de forces. Le sang martelait ses tempes, le bourdonnement sourd dans ses oreilles allait crescendo. Le monde se mit à tanguer, sa vue se troubla et elle n’entendit quasiment pas les bruits de pas précipités accompagnés de cris qui se rapprochaient.

Elle sentit par contre très bien qu’on enlevait le corps sans vie de sa cage thoracique. Ses poumons protestèrent violemment quand une première bouffée d’air s’y engouffra, les forçant à retrouver leur forme normale après être restés aussi comprimés. Elle se mit à hoqueter, incapable de réordonner correctement ses inspirations et expirations. Il lui fallait de l’air, mais ses poumons ne suivaient pas. Elle étouffait.

Un homme la remit alors debout. Passant ses bras sous les aisselles de la jeune fille, il souleva légèrement ses épaules vers l’arrière, forçant ainsi sa cage thoracique à s’ouvrir. Petit à petit, elle parvint à reprendre son souffle. Sa vision retrouva une certaine netteté et elle fut bientôt en mesure de tenir debout toute seule.

Elle regarda alors autour d’elle. La première chose qui retint son attention fut le fauve, dont la gorge était transpercée de part en part par une immense flèche. Long de deux mètres au moins, tout en muscles, elle l’identifia comme étant un onure. Elle avait déjà entendu parler de ce grand félin d’Alayésa, mais jamais elle ne se serait attendue à en croiser un ici, dans la forêt frontalière. Sa queue d’un brun foncé comme le reste de son pelage était presque aussi longue que son corps, redoutable balancier lui procurant un équilibre largement suffisant pour se déplacer dans les arbres. Ses longues oreilles se terminaient en pointes et étaient coiffées d’une touffe de poils roux qui les faisaient presque ressembler à des cornes. Tout comme les singes, ses pattes antérieures possédaient un pouce préhenseur permettant de s’agripper aux branches. Mais les singes n’avaient pas de griffes aussi grandes, eux. Elle frissonna en pensant qu’elle aurait pu finir dans le ventre de ce monstre.

— Tout va bien ? lui demanda avec inquiétude l’homme qui l’avait aidée à recouvrer son souffle.

Grand et barbu, il lui fit aussitôt penser à un ours. Il devait avoir une trentaine d’années.

— Oui, ça va, murmura-t-elle dans un alayésien qu’elle espéra dépourvu d’accent.

Elle avait toujours mis un point d’honneur à apprendre correctement cette langue, même si celle-ci était suffisamment proche de la sienne pour permettre une compréhension basique mutuelle. C’était un des rares cours de la Haute Académie pour lequel elle s’était vraiment investie…

— Merci, ajouta-t-elle à l’attention de ses sauveurs.

Ils étaient deux, chacun vêtu d’une tenue noire parsemée de petits motifs irréguliers dans diverses teintes de gris. Celle-ci était constituée d’une tunique chaude aux manches pourvues de renforts de cuir au niveau des avant-bras et d’un pantalon souple qui disparaissait dans de longues bottes de cuir noir. La cape à capuche qui couvrait leurs épaules et descendait jusqu’à leurs mollets était également faite de ce même tissu sombre et moucheté. L’un des deux hommes avait un arc et des flèches tandis que l’autre était muni d’un sabre, si Coara en croyait le manche noir qui dépassait de son dos.

— Mais que faisiez-vous donc toute seule dans la forêt au beau milieu de la nuit ? reprit l’homme-ours avec une pointe de colère dans la voix désormais. C’est totalement inconscient ! Une chance pour vous que nous nous trouvions dans les parages !

— Je…, bredouilla Coara, un peu confuse.

— Ne la bouscule pas trop, lança l’autre homme d’un ton apaisant, la pauvre a dû avoir la peur de sa vie. Nous ferions mieux de l’emmener à l’intérieur de la ville, elle est peut-être blessée.

Il devait avoir une dizaine d’années de plus que son compagnon. Coara remarqua une longue cicatrice qui courait depuis sa tempe et filait entre ses cheveux brun coupés courts, telle une rivière traversant la plaine. Il dégageait une force et une tranquillité qui l’impressionnèrent. Pour une raison qui lui échappait, il avait également quelque chose qui lui était familier.

— Mmh, grogna l’homme-ours pour toute réaction.

Mais il se radoucit néanmoins.

— Tu peux marcher ? demanda l’homme à la cicatrice tandis que son compagnon allait récupérer la flèche qui avait transpercé la gorge du monstre.

— Oui, je…

Elle s’interrompit, le souffle soudain coupé par une douleur aigüe au niveau de son flanc droit.

— Tu as peut-être des côtes froissées, réagit l’homme à la cicatrice en l’observant avec attention. Nous ferions sans doute mieux de te porter.

Sans attendre de réponse, il retira son sabre en bandoulière de ses épaules et le balança à son coéquipier qui lui tournait le dos, accroupis près du fauve. Coara ouvrit la bouche en un cri d’avertissement muet mais ce dernier leva le bras et attrapa le sabre au vol sans même lui jeter un coup d’œil. Les yeux écarquillés, elle se demanda comment par Aumure il avait bien pu faire.

Elle n’eut cependant pas le temps de méditer sur la question ; l’homme à la cicatrice était venu s’accroupir devant elle, lui présentant son dos.

— Allez, monte.

— Désolée, chuchota-t-elle en s’exécutant tant bien que mal, tandis qu’une bouffée de chaleur lui montait aux joues.

— Tu t’excuses de t’être faite écraser par un monstre ? répliqua-t-il, amusé.

— Et de vous forcer à me porter.

Il éclata de rire.

— Il n’y a pas de quoi t’inquiéter ; tu es légère comme une plume à côté de nos sacs de voyage.

L’homme-ours avait fini de récupérer sa flèche et ils se mirent en route sans un mot. De toute évidence, tous deux étaient bien plus rôdés que la jeune fille à ne faire aucun bruit. Pas une feuille morte ne craquait sous leurs pas, malgré leur allure soutenue et la charge supplémentaire qu’elle représentait. Au bout d’un moment, l’homme à la cicatrice tourna la tête vers elle.

— Comment t’appelles-tu ?

— Coara… Et vous ?

Il resta étrangement silencieux quelques instant avant de répondre.

— Tu peux m’appeler Lygrec. Et mon coéquipier un peu taciturne se nomme Iryn.

Ce dernier fit une grimace comique, à la fois contrite et désapprobatrice.

— Eh bien, lança Lygrec, nous voici arrivés.

En effet, la grande porte du mur d’enceinte de la ville surgit soudain devant eux au détour d’un arbre, se dressant vers le ciel dans toute sa splendeur. Coara ne put retenir le grand sourire qui s’étala sur son visage.

Elle avait réussi. Elle était enfin arrivée à Alycir.

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